Article publié dans l'édition Automne 2021 de Gestion

À la recherche d’une entreprise en transformation pour son doctorat, Catherine Archambault a découvert Kiabi Monde et son directeur général de l’époque, Nicolas Hennon, aujourd'hui executive director chez Creadev pour la filière consommation responsale et président d’acts and facts. Cette rencontre fructueuse a récemment mené à la publication de l’ouvrage Transformer votre entreprise en alliant stratégie et humanisme1.

Catherine Archambault, pourquoi êtes-vous allée jusqu’en France pour trouver une entreprise motivée à se lancer dans un grand processus de renouveau stratégique?

Catherine Archambault: Après avoir terminé ma maîtrise en management à HEC Montréal, en 2013, je suis allée travailler en entreprise. Pendant mes études, j’avais appris plein de choses que j’avais envie de mettre en pratique. Mais j’ai alors compris que même si je travaillais pour de grandes organisations très intéressantes, leurs processus de changement étaient très lents. J’avais été préparée à élaborer des stratégies d’entreprise, mais je ne voyais pas trop comment je pouvais avoir une véritable influence.

Je sortais de l’université et j’avais envie de changer le monde! J’ai donc décidé d’aller voir s’il y avait des organisations à l’étranger qui faisaient les choses différemment pour échafauder un projet de doctorat. J’en ai discuté avec les chercheurs de Mosaic, le Pôle créativité et innovation de HEC Montréal, qui m’ont mise en contact avec leur partenaire, l’Université catholique de Lille, en France. Je m’y suis installée, puis j’ai rencontré des membres de l’équipe de conception de projets d’innovation de Kiabi Monde, une entreprise de vêtements à petit prix présente dans plusieurs pays. Je leur ai parlé de mon doctorat et ç’a cliqué. L’entreprise m’a accueillie et j’y ai rencontré Nicolas. C’est comme ça qu’est venue l’idée de théoriser le renouveau stratégique de Kiabi.

Quel était l’objectif de cette transformation organisationnelle chez Kiabi Monde?

Nicolas Hennon: Nous voulions que chaque collaborateur puisse s’engager avec confiance, autonomie et audace dans son périmètre de responsabilités pour prendre des décisions créatrices de valeur financière, humaine et environnementale. Un collaborateur ne participe pas à une transformation parce qu’il trouve que son patron est beau et intelligent: il s’y investit parce qu’il y croit, parce qu’il en a envie et, idéalement, parce qu’il l’a coconstruite. Il s’engage aussi parce qu’il est dans un environnement où il se sent en confiance et parce qu’il sent que l’organisation lui fait confiance. Il faut laisser le temps à chacun d’entrer dans l’aventure à son propre rythme.

Kiabi Monde en quelques chiffres

Entreprise du secteur de la mode créée en 1978, Kiabi Monde propose des vêtements prêts à porter à petit prix pour toute la famille.

  • Kiabi Monde compte 12 000 employés.
  • Elle est active dans 18 pays.
  • Son chiffre d’affaires annuel s’élève à un peu plus de deux milliards d’euros (environ trois milliards $ CA).

Quels ont été les résultats tangibles de cette transformation au terme de laquelle Kiabi est devenue une entreprise libérée?

H.: Je n’aime pas le terme libérée: je dis plutôt qu’elle est devenue une entreprise libérante. Il suffit de regarder les résultats de Kiabi, tant qualitatifs que quantitatifs, pour évaluer les effets de sa transformation. Tous les indicateurs ont progressé de manière exponentielle, que ce soit le chiffre d’affaires, la satisfaction des clients ou celle des collaborateurs. Chez Kiabi, on demande aux collaborateurs non seulement de faire leur travail de base mais aussi de faire un petit quelque chose de plus, c’est-à-dire de proposer des idées et des démarches qui s’inscrivent dans la vision et dans la stratégie qu’ils ont contribué à élaborer pour l’organisation. Kiabi veut offrir du bonheur à porter. Je vous jure qu’un styliste ne travaille pas de la même manière si on lui demande de faire des t-shirts ou si on lui confie le mandat de faire des t-shirts qui procureront du bonheur à ceux qui les porteront.

Nicolas, vous êtes maintenant président de l’association Acts and Facts, qui rassemble des entreprises engagées. D’ailleurs, vous êtes convaincu que pour faire changer son entreprise, un leader doit d’abord changer lui-même. Vous citez même Gandhi dans votre ouvrage: «Sois le changement que tu veux voir dans le monde.» Expliquez-nous pourquoi c’est si important.

H.: Je fais partie des mouvements de transformation d’entreprises depuis 11 ans et je constate chaque fois que c’est vraiment la bascule intérieure d’un individu qui lui permet d’oser de nouveau. La stratégie qui repose sur le pilier de l’humanisme nécessite un vrai cheminement d’introspection. Il faut désapprendre beaucoup de choses pour en apprendre de nouvelles.

Donnez-nous un exemple de ce qu’il faut désapprendre.

H.: Je parle en tant que Français. Depuis que nous sommes tout petits, on nous apprend à cacher nos émotions. On nous dit d’être forts. On nous martèle en permanence qu’il ne faut pas montrer nos fragilités. C’est une connerie! Je n’ai jamais vu autant d’admiration dans le regard d’individus et de collaborateurs que le jour où j’ai osé faire état de mes fragilités. Ils se sont sentis en confiance. IIs se sont dit qu’ils pourraient aller loin avec moi puisque j’étais capable de montrer ma vulnérabilité. Je ne peux partager mes zones de pouvoir que si j’accepte de lâcher prise au préalable.

Catherine, comment vous êtes-vous rendu compte que Nicolas avait fait tout ce cheminement personnel?

A.: Je l’ai vu tout de suite en l’interviewant. Il m’a montré un document PowerPoint qu’il avait réalisé avec ses réflexions personnelles. C’était presque un journal intime, mais c’était très professionnel. On a beau lire tout ce qu’on veut sur la transformation, si on n’a jamais fait l’expérience d’un changement profond, on n’arrivera pas à le mettre en œuvre dans une organisation. C’est le dirigeant qui pilote cette transformation. Pour qu’elle soit accomplie avec succès, il faut qu’il y ait réfléchi et qu’il y croie.

Nicolas, vous avez dû attiser l’intérêt de tous vos collaborateurs pour ce renouveau stratégique. Qu’avez-vous appris au cours de ce processus?

H.: J’ai commencé par mettre en œuvre le renouveau stratégique alors que j’étais PDG de Kiabi en Italie, où nous comptons 700 employés. Ensuite, je l’ai fait pour Kiabi Monde et pour ses 12 000 employés. J’ai appris deux choses. Tout d’abord, l’importance de la patience. C’est un chemin très long. Cette mise en mouvement collective est la somme de mises en mouvement individuelles. Il faut accepter que cela prenne trois, quatre ou cinq ans, et ce n’est pas grave! On est en train de changer non pas une méthodologie, non pas des contenus de métiers, mais l’âme de l’entreprise. Et cela prend du temps. C’est important pour un dirigeant de bien sentir son entreprise. Un navigateur dans la course Vendée Globe n’a pas de capteurs à chaque centimètre de la coque de son bateau. Il est à bord et il sent les choses. S’il sent que quelque chose freine le bateau, il réduit la voile. On fait la même chose avec un projet de transformation d’entreprise.

Quelle est la deuxième chose que vous avez apprise pendant ce processus de transformation?

H.: L’humilité. Parce qu’il y a beaucoup d’échecs. Parce que ça ne se passe pas toujours comme on l’a imaginé. Il m’est arrivé d’inviter des collaborateurs à une conférence un midi. Alors qu’il y avait 300 places dans la salle, cinq personnes se sont présentées. Mais ce n’est pas grave! Ce sont déjà cinq personnes et elles en ont parlé à d’autres. La fois suivante, il y en a eu 100, puis 300. Il faut apprendre l’humilité.

Comment un projet de doctorat est-il devenu un livre grand public?

A.: L’idée a germé à la fin de mon doctorat parce que Nicolas et moi avions envie de transmettre ces résultats en créant un guide pratique pour aider les dirigeants à mettre une transformation en œuvre.

Vous êtes maintenant professeure à l'IÉSEG à Lille. Que voulez-vous que les gens retiennent de ce livre?

A.: Je souhaite montrer qu’il est possible de mener à bien une telle transformation non seulement dans de petites organisations mais aussi dans de très grandes. Je pense qu’il est important de partager cette expérience pour que d’autres puissent prendre ce chemin. De plus, je trouve que le monde universitaire ne parle pas suffisamment au monde des affaires et que c’est dommage, parce qu’il y a beaucoup de choses qu’on peut réaliser ensemble. Cette expérience en est un bel exemple.


Note

1. Archambault, C., et Hennon, N., Transformer votre entreprise en alliant stratégie et humanisme – Osez la méthode Yellow Brick Road!, Paris, Éditions Ellipses, 2021, 192 pages.