Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Jean-Jacques Stréliski est l’ancien vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal ainsi qu’un des cofondateurs de Cossette Montréal. Il est professeur associé au Département de marketing et responsable pédagogique du DÉSS en communication marketing et marque de HEC Montréal.

Dans une vie de prof, tout peut arriver. « J’en ai vu d’autres », entend-on régulièrement de la bouche des plus expérimentés. Eh bien moi, une pandémie qui frappe aussi fort et qui, en 24 heures, entraîne la fermeture de tous les établissements scolaires et universitaires d’un pays, je n’en avais pas encore vécu. Et, de surcroît, à l’orée des fins de session et des périodes d’examens, jamais. Depuis le début de la crise, la réorganisation rapide et la mobilisation de tous les états-majors de notre école font, en apparence, plaisir à voir. À part quelques voix discordantes, la solidarité est de mise dans ce soudain retournement de situation. Tous les instruments de bord sont éteints, mais l’avion vole. On le fera se poser sans trop de dommages.

Le mot d’ordre : s’adapter. Il y a des ratés, bien entendu. Les premiers viennent de l’impossible maîtrise des plateformes technologiques par l’ensemble de la communauté. Il y a surchauffe. On teste en même temps qu’on travaille. Tegrity, Zoom, Via, Teams : on touche à tout. Très vite, chacun fait sa soupe avec ses ingrédients et ses propres savoir-faire. L’université en mode « démerde-toi, on te fait confiance », c’est beau à voir. Un côté « les mains dans le cambouis » qui ne me déplaît pas. Loin de là.

Une préoccupation émerge rapidement : le lien et l’interaction avec les étudiants. Les premières paniques viennent d’eux. On les aurait presque oubliés si un million de courriels ne nous avaient pas rappelé qu’ils étaient les premières victimes de ce confinement social. Rapidement, nous comprenons que si la crise est collective, le succès devra passer par une résolution individuelle. Et voilà que soudain les étudiants ne sont plus des numéros de matricule dans des fichiers Excel mais autant de Stéphanie, Yasmine, Laurence, Arnaud, Hugo ou Jean-Philippe, de Montréal ou de Québec, sans compter ceux de Joliette, de Casablanca, de Bordeaux ou de Toulouse. À chacun, nous répondons ceci : « Je ne suis plus seulement un prof, je suis un vrai prof. » Voilà que je m’occupe de chacun d’eux. Et la grande majorité de mes collègues adopte ces mêmes postures. C’est épuisant, oui, mais c’est valorisant et ça redonne à nos missions un sens originel qu’on a parfois tendance à oublier. Les présentations en ligne devant des clients éloignés et les examens sont – dans leur grande majorité – un succès. L’avion s’est posé. Quelques jours plus tard, toutes corrections effectuées, je reçois par courriel moult remerciements chaleureux. Mes numéros de matricule ont un cœur et une âme. Tout comme leur vieux prof.

Qu’apprendre d’enseigner ?

Avant de m’attaquer à cette chronique, je me suis mis en devoir de lire un nombre important d’articles, de visionner des reportages qui, tous, traitaient du même sujet que le mien. Et ce, à travers de multiples expériences d’ici ou d’ailleurs. Du vécu de la crise, des avis tranchés aux opinions timides, un premier constat met en lumière la nécessaire humanité de notre profession. C’est, du reste, une caractéristique qui émane autant des profs que des étudiants. Le prof est, demeure et doit rester un guide, un repère, un transmetteur. Outre la matière et la science qu’il enseigne, il est agent de transfert. Et même si ces mots ne sont guère inspirants, il n’en demeure pas moins qu’ils définissent l’essentiel de notre rôle. Toute la question réside alors dans la façon de donner vie à ce transfert pour chacun de nos étudiants.

L’épisode du confinement nous aura aussi permis de constater (auprès de mes propres petits-enfants) comment les tout-petits et les élèves de l’école primaire recherchaient eux aussi ce lien fondamental avec leur professeur. Ce que je retiens? Les plateformes et la technologie, si géniales soient-elles, ne sont que des supports. Il est de notre devoir de nous y adapter le plus rapidement possible puisqu’ils facilitent et animent la matière à enseigner. Mais jamais au grand jamais nous ne devrons perdre de vue le rôle central que chaque enseignant doit jouer, surtout dans des circonstances comme celles que la pandémie nous a imposées.

Qu’importe le flacon...

Nous retiendrons également que l’enseignement n’est plus l’apanage d’un seul canal universitaire : il relève aujourd’hui d’une multitude de canaux, de projets et de laboratoires destinés à dispenser de la formation de tout acabit. Les formations de type « opinion professionnelle » ou concentrées sur une seule spécialité sont à la mode. Agiles, pratiques, pointues, elles permettent généralement une mise à jour de nos propres connaissances. Elles se prêtent fort bien aux supports technologiques les plus spectaculaires. Formations-spectacles, elles requièrent nécessairement la participation d’animateurs talentueux, vedettes de l’heure dans leur domaine. La concurrence de ce côté est-elle menaçante pour l’enseignement plus traditionnel? Je ne le pense pas. Je la vois complémentaire et stimulante pour les grandes écoles. À preuve, la très rapide évolution de ces dernières, qui étoffent désormais leur portefeuille de formations au moyen d’hybridations universitaires fort efficientes et dûment « brandées ». Ce qui n’est pas donné à tout le monde.

Alors, cette rentrée ?

Tout le mystère est là ! Qu’adviendra-t-il désormais de nos actions formatrices en ces périodes de crise? Tant et aussi longtemps qu’un vaccin ne sera pas mis au point et largement administré, il nous faudra redoubler d’efforts pour animer et pour maintenir nos liens avec l’ensemble de la communauté étudiante et avec chacun de nos étudiants de façon plus particulière. Mieux, il faudra les motiver et les humaniser davantage. Comment? En se souvenant chaque jour que nous formons des êtres humains et non des automates.

Et puis, en y pensant bien, je me demande si les préceptes qui, demain, devront contribuer à revoir nos postures professorales ne s’appliqueraient pas plus largement à nous questionner sur les postures managériales des gestionnaires de l’après-crise.

En abolissant toute distance.  En retrouvant le sens de nos missions d’origine.