Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

* Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste

À l’ère de la transformation numérique, les défis à relever sont nombreux pour les entreprises. Dans ce contexte, l’impartition des technologies de l’information peut jouer un rôle stratégique et soutenir l’agilité organisationnelle. Aperçu des conditions gagnantes pour utiliser cette approche.

Pour une organisation, la décision hautement stratégique d’impartir la gestion des technologies de l’information (Ti) comporte certains avantages. En effet, en se reposant sur des partenaires externes afin de mener à bien les activités pour lesquelles elle ne détient pas les expertises nécessaires, elle pourra se concentrer sur ses compétences clés et mettre à profit les habiletés de son personnel ainsi que les ressources dont elle dispose.


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Plusieurs recherches ont montré que l’impartition des Ti peut contribuer à soutenir l’agilité organisationnelle parce qu’elle aide notamment les entreprises à s’adapter à une forte variation de la demande ou à assurer la continuité des services lors d’une crise. Elle les libère aussi du fardeau des investissements coûteux en technologies tout en facilitant l’évolution de leur architecture TI au fil des étapes de croissance devant mener à sa maturité.

Cette agilité constitue d’ailleurs un avantage concurrentiel pour les organisations qui évoluent dans des environnements très turbulents. Forte concurrence, exigences croissantes de la clientèle, réglementation qui se complexifie sans cesse alors que les progrès technologiques multiplient les changements : cet état de choses rend la souplesse et la réactivité plus nécessaires que jamais.

Or, si on était déjà bien outillé pour comprendre les effets de l’impartition des Ti, force est de constater qu’on en sait encore bien peu sur la façon dont ces effets se produisent. Quels sont les mécanismes à l’œuvre ? Comment les capacités d’impartition des Ti interagissent-elles avec les autres capacités TI au sein d’une entreprise pour finir par créer une véritable plateforme de l’agilité ? Afin de le savoir, nous avons examiné ces questions sous l’angle des capacités dynamiques. Voici ce que nous avons découvert1.

L’exemple d’Air Canada

Les capacités dynamiques d’impartition des Ti font référence à l’aptitude d’une entreprise à intégrer, à bâtir et à reconfigurer ses solutions Ti au moyen de l’impartition. Les capacités dynamiques se déclinent en trois grandes catégories d’actions : percevoir (sensing), saisir (seizing) et orchestrer (orchestrating). La première représente la capacité de détecter les occasions favorables ou les menaces sur le marché. La deuxième consiste en la capacité de concevoir de nouvelles façons de faire ou d’imaginer des solutions inédites pour profiter de ces occasions ou pour composer avec ces menaces. Enfin, la troisième a pour objet la mise en œuvre de ces solutions et de ces nouvelles façons de faire.

Ces capacités s’appuient à leur tour sur un faisceau de microfondations, lesquelles sont reliées à des activités récurrentes (processus) et à des habiletés (structures, compétences, règles et communication).

Afin de comprendre comment ces concepts prennent vie et s’articulent sur le terrain, nous avons réalisé une étude de cas chez Air Canada, une entreprise qui nous est apparue particulièrement intéressante en raison du dynamisme de son environnement, de son expérience en impartition et de la maturité de son architecture TI. En effet, l’environnement d’Air Canada est hautement concurrentiel, changeant et imprévisible : les variations subites du prix du carburant, les manœuvres des concurrents, les menaces terroristes, les épidémies et les catastrophes naturelles créent des ondes de choc parfois dévastatrices. De plus, Air Canada possède une longue et vaste expérience en matière d’impartition des Ti, la majorité de ses activités dans ce domaine ayant été transférées à des fournisseurs externes au fil des décennies. Enfin, une proportion considérable des processus d’affaires de cette compagnie aérienne sont soutenus par les Ti, ce qui reflète la maturité de son architecture.

Capacités dynamiques et microfondations

Air Canada a fait preuve d’agilité à maintes reprises. Prenons l’exemple de l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll en 2010, qui a fortement perturbé les activités d’un grand nombre de transporteurs aériens. Air Canada a vite compris la menace inhérente à cette catastrophe naturelle et a réagi rapidement en changeant l’interface de son système d’achat de billets afin de permettre aux passagers de modifier facilement leurs réservations à l’aide de leur téléphone cellulaire.

Notre étude suggère que les capacités dynamiques des Ti à percevoir, à saisir et à orchestrer ont contribué à soutenir l’agilité d’Air Canada. Tout d’abord, plusieurs processus importants mis en œuvre au sein du département des Ti ont servi de microfondations aux capacités dynamiques : veille technologique proactive, effectuée aussi bien à l’interne qu’à l’externe pour définir les besoins et pour capter les nouvelles tendances en matière de Ti et d’impartition ; consolidation des besoins exprimés par plusieurs unités d’affaires ou induits par des occasions ou par des menaces externes ; recherche et sélection de solutions Ti ; recherche et sélection du meilleur mode de prestation de services (c’est-à-dire par un fournisseur extérieur ou à l’interne) ; orchestration du déploiement des solutions Ti et des activités des fournisseurs.

Ces processus ont eux-mêmes été soutenus et facilités par d’autres microfondations. Tel fut le cas de la structure hybride du département Ti, en place au moment où nous avons mené notre étude : trois unités – « exploitation TI », « Affaires commerciales TI » et « service à la clientèle TI »– parmi les sept que comptait alors le département des Ti relevaient à la fois de leur secteur d’affaires et de la direction des Ti. Cette structure hybride assurait la fluidité des communications et la coordination entre les divers secteurs de l’entreprise.

En plus de cette formule hybride, des rencontres fréquentes et des communications informelles avaient lieu entre les membres du « groupe des sept », composé des gestionnaires des trois unités hybrides et des responsables de quatre unités Ti (« Transformation Ti », « sourcing Ti », « innovation et solutions clients », « Marketing et expérience client »), favorisant ainsi la circulation des informations et des idées. Le département des Ti s’assurait aussi de recruter du personnel qui non seulement possédait des compétences en Ti mais qui maîtrisait de surcroît le langage des affaires afin de faciliter davantage la collaboration et le maillage. Enfin, on accordait une attention particulière au maintien de relations cordiales et d’un esprit de collaboration avec les fournisseurs de services Ti.

Des leçons pour des gestionnaires

Air Canada a certainement su faire preuve d’agilité et de souplesse, des qualités rarement observées dans une entreprise de cette taille. Notre étude suggère que les capacités dynamiques de ce transporteur aérien en matière de Ti lui ont permis de saisir les occasions offertes par des innovations technologiques comme l’iPhone et l’iPad ainsi que par l’introduction d’un nouvel appareil (le Boeing 787), et ce, au moment où il était exposé à de sérieux problèmes, notamment la flambée des prix du carburant.

Quelles conclusions peut-on tirer de ces constats ? Bien qu’on ne puisse y voir aucune recette, on assiste à l’émergence d’un modèle qui explique comment une organisation s’est structurée et s’est adjoint les ressources nécessaires pour développer et pour maintenir son agilité. Il existe donc bel et bien un certain nombre de facteurs dont la combinaison contribue à créer des conditions gagnantes. Bien que notre recherche ait porté sur une seule firme, il s’en dégage des éléments dont pourront s’inspirer plusieurs entreprises. La mise en œuvre concrète de ces différentes composantes variera bien évidemment d’une organisation à l’autre, mais plusieurs d’entre elles sont universelles, notamment l’esprit de collaboration et la fluidité des communications entre le département des Ti, les diverses unités d’affaires et les fournisseurs de services externes. Ces microfondations reliées aux habiletés jouent en effet un rôle crucial dans le fonctionnement des processus.


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Nos résultats montrent aussi clairement qu’il faut déployer des canaux de communication efficients pour que les idées novatrices soient correctement transmises, partagées et appliquées sur le terrain.

Certes, ces microfondations et leurs interactions constituent un assemblage complexe qui nécessite qu’on lui prête une attention soutenue afin que les différents mécanismes fonctionnent efficacement, et ce, sur une base continue. Mais le jeu en vaut largement la chandelle, car en instaurant les bonnes pratiques, l’impartition des Ti peut vraiment jouer un rôle stratégique et favoriser l’agilité organisationnelle.


Note

1Karimi-Alaghehband, F., et Rivard, S., « Information technology outsourcing and architecture dynamic capabilities as enablers of organizational agility », Journal of Information Technology, vol. 34, n° 2, février 2019, p. 129-159.