Article publié dans l'édition printemps 2017 de Gestion

L’imprévisible ne se programme pas, mais il s’imagine. Pour innover en entreprise, il ne suffit plus de faire progresser les modes d’exploitation habituels. Réimaginer permet de sortir du cadre, et ce, au plus grand bénéfice des personnes impliquées dans ce processus. Les entreprises qui instaurent une culture de la rupture orientée vers les usages réels des clients seront mieux armées pour affronter les 10 prochaines années, qui s’annoncent difficiles, notamment parce que l’Asie investit désormais dans les innovations de rupture.

Il était une fois une dinde qui coulait des jours heureux dans sa basse-cour. Chaque jour, le fermier lui apportait du grain, de l’eau, et la laissait se promener librement au lieu de la mettre en cage. Elle prit ainsi des forces et devint grassouillette. Pour elle, l’avenir était tout tracé : les choses s’annonçaient sous leur meilleur jour. Tout alla bien jusqu’au 24 décembre, où le fermier la pluma et en fit son repas de Noël1. Ce qui a fait défaut à cette dinde ? La capacité d’imaginer d’autres scénarios que celui qu’elle avait en tête, en l’occurrence les scénarios du pire. Moralité : déduire le futur à partir du passé est dangereux ; déduire sa conduite à partir de l’avenir souhaité peut représenter le salut.

C’est le sens même de l’innovation de nos jours : on doit se demander ce qu’on désire et non plus seulement se lancer à la recherche des innovations qui pourraient conforter et renforcer nos succès. Par exemple, la société Philip Morris vient d’annoncer que la cigarette traditionnelle, selon elle, va disparaître au profit de la cigarette électronique. Personne ne sait si cette prédiction se réalisera, mais elle constitue la preuve qu’une entreprise en bonne santé peut imaginer le pire afin d’innover autrement.


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Marcher en crabe

Bon nombre d’entreprises sont installées dans le confort et le conformisme. Toutefois, elles risquent de connaître le même sort que la dinde dans notre petite histoire précédente. Prenons l’exemple du matelas Simmons 100 % ressorts, qu’on peut payer 30 % moins cher sur Internet que dans les grands magasins. Il est temps pour ceux-ci d’inventer un modèle économique différent des fausses promotions de fin d’année. Il est même urgent pour eux de transformer davantage de chalands en clients. Par exemple, les équipes des grands magasins pourraient imaginer de louer les matelas, puisque les vendeurs affirment qu’un matelas doit être changé tous les sept ou dix ans. Elles pourraient aussi élaborer et proposer un système de location-vente ou d’échange, voire proposer à la vente des matelas d’occasion provenant des ventes privées des grands hôtels. Mais ces pistes, qui sont peut-être envisagées, ne sont jamais testées. Pourquoi ?

Parce que les idées farfelues en dehors du cadre ne figurent jamais au centre de la courbe en cloche, dite courbe de Gauss. En effet, elles apparaissent à ses extrémités, voire totalement à l’extérieur. Ainsi, les crises financières, certains résultats électoraux ou l’apparition d’entreprises comme Uber, Airbnb, Google et Booking créent la surprise générale en prenant de court tous les concurrents qui ont tendance à moyenniser2 les informations dont ils disposent sur leur marché pour élaborer leur politique d’innovation.

Face à un acteur qui introduit une rupture majeure sur un marché, les stratégies d’innovation construites au moyen de l’observation des concurrents directs ou par réponse aux demandes du marché sont fragiles et dangereuses.

C’est cette même courbe de Gauss qui structure presque toujours les décisions des comités de direction : les cerveaux fonctionnent à partir des chiffres de ventes en année N-1 observés dans le rétroviseur, des prix pratiqués par les magasins concurrents et des statistiques partielles. Un grand magasin pourrait ainsi porter un regard latéral sur Apple, par exemple, qui propose aux entreprises de payer en location-vente 80 % du prix d’un ordinateur à condition d’en changer au bout de deux ans.

Quand l’envie d’imaginer l’imprévisible n’est plus au rendez-vous, il n’y a plus de place pour l’innovation de rupture. Chacun copie l’autre et finit par baisser ses prix : l’innovation tourne à un recours aux recettes éprouvées, c’est-à-dire à l’analyse scrupuleuse des données du marché existant. Voilà qui est bien contradictoire lorsqu’il s’agit d’inventer un nouveau marché !

Un coup de pied dans la fourmilière

Pourquoi les œufs des tortues éclosent-ils la nuit ? Pour compliquer la tâche des oiseaux prédateurs qui, au fil du temps, ont adapté leur vision nocturne. Des centaines, voire des milliers de petites tortues essaient ainsi de gagner la mer. Quelques-unes seulement y parviennent. C’est cruel, mais la saturation des prédateurs est une méthode efficace. Il en va de même en matière d’innovation : il est important de générer beaucoup d’idées et d’en tester un nombre suffisant. Quand un dirigeant me demande comment choisir la bonne idée parmi une liste de suggestions, je lui réponds : partez de vos convictions ! Choisissez ce à quoi vous croyez le plus, demandez à vos équipes d’en choisir elles aussi en fonction de leurs convictions… et testez-les vite ! Certains me regardent alors sans la moindre étincelle dans les yeux. Mais d’autres me disent ceci : « Enfin, nous allons remettre de l’envie et du plaisir dans ce que nous faisons ! »

Le manque de rythme représente un obstacle majeur en matière d’innovation. On va de réunion en réunion, de séminaire au vert en comité Théodule (qui n’a d’autre utilité que d’enterrer tranquillement une question). En sortie de tuyau ? Quelques idées chétives, rabotées à coups de modèles économiques surchargés d’informations. Mais personne ne se porte volontaire pour aller à l’abordage du client, car il manque toujours une « étude de marché »… Conscientes du fait que la lenteur est le pire ennemi de l’esprit entrepreneurial, certaines entreprises se sont ouvertes à des pratiques nouvelles : les créathons, ces marathons créatifs qui peuvent durer jusqu’à deux jours. On consacre donc 48 heures, pas plus, à passer de l’idée au prototype et à brosser une esquisse approximative de ce à quoi pourrait ressembler l’offre pour les clients. Puis, on teste et on apprend ! À pratiquer régulièrement et sans modération.


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Libérer les hamsters

Avec un partenaire expert en jeux stratégiques pour entreprises, nous avons fait jouer 1 200 collaborateurs à un jeu de guerre (war game3) géant. L’entreprise cliente produisait des pizzas, des salades, des en-cas, etc. Une question d’avenir était posée : comment nourrir la planète au cours des prochaines décennies ? Question follement ambitieuse, donc, au lieu d’une question sagement rationnelle, par exemple celle-ci : comment faire pour augmenter la rotation chez les distributeurs ?

Dans un premier temps, chacun était invité à nommer le défi d’innovation que lui inspirait cette question. Les centaines de défis exprimés ont été évalués par tous les collaborateurs selon leur degré d’importance et d’imprévisibilité. Nous avons ensuite trié ces défis avec une trentaine de collaborateurs issus de tous les métiers de l’entreprise en choisissant prioritairement tous ceux qui sortaient de la courbe de Gauss habituelle. Nous les avons nommés moonshots (littéralement : le fait de viser la lune) pour bien signifier qu’une innovation est un grand défi, un pari fou, impossible, paradoxal, et non pas un simple objectif de gestion quotidienne, par exemple lorsqu’il s’agit de créer une pizza froide 100 % végétarienne pour le petit-déjeuner.

Lors de la bataille finale, 12 équipes se sont affrontées : les collaborateurs se sont mis dans la « peau » de McDo, d’Amazon Fresh, d’UberEATS, de Carrefour, d’un grand laboratoire pharmaceutique, d’une entreprise en démarrage proposant une boisson unique en guise de repas, etc. La créativité n’a jamais été aussi féconde pour relever les défis. La sélection des idées à transformer en projets-tests a été effectuée sur la base de l’engagement : qui a envie de transformer cette idée en projet ? Rien de tel pour constituer des équipes-projets que la passion au lieu de la responsabilité hiérarchique.

Invitez la « folle du logis » aux comités de direction

Nicolas Malebranche, un philosophe du xviie siècle, nommait l’imagination la « folle du logis ». Le logis, c’est notre cerveau, avec toutes les données issues de l’expérience, bien ordonnées avec des valeurs moyennes partout. La folle, c’est celle qui crée le désordre : l’imagination. Elle procède par images, intuition, associations, analogies, empathie, rêves, hybridation, etc. Nous avons tous de l’imagination, mais nous ne l’utilisons pas, ou si peu. Pourtant, à l’origine de toute entreprise, il y a eu un pas de côté, un acte créatif, une imagination pragmatique. Cette ressource est en nous et dans chaque entreprise. Il suffit de la stimuler pour innover en permanence au bénéfice des clients, avec le plaisir en prime !


Notes

1. Petite fable empruntée à Bertrand Russell, célèbre mathématicien, philosophe, militant pacifiste et épistémologue britannique (1872-1870).

2. Élaborer leur politique d’innovation en se basant sur une moyenne des informations recueillies au sein de leur industrie.

3. Les jeux de guerre (war games) sont une technique de créativité collective utilisée par les militaires américains lors de la Deuxième Guerre mondiale et pendant la guerre froide. Cet exercice consiste à se mettre à la place de ses adversaires pour imaginer leurs stratégies concernant un enjeu commun. On reprend ensuite son rôle initial afin de définir une stratégie plus robuste et moins étroite.