Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Quand on analyse la littérature scientifique, un constat s’impose : l’humour devrait être utilisé dans toutes les organisations. Or, bien que les hommes et les femmes ne le pratiquent pas de la même façon, on recense peu d’études sur le recours à l’humour par les leaders féminins en entreprise. Cette question est même quasi totalement absente du discours managérial.

L’humour apporte de nombreux bienfaits. C’est un fabuleux outil de déhiérarchisation, une bonne façon d’entrer en contact avec les autres et de créer des liens positifs, un instrument qui facilite l’apprentissage et qui diminue les résistances au changement ainsi qu’un puissant moyen d’apaiser les tensions et d’aborder des sujets épineux. Bref, l’humour peut être d’un grand secours pour s’adapter aux situations délicates et aux émotions d’autrui.


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En dépit de tous ses avantages, l’humour fait très lentement sa place au sein des cultures d’entreprise. Et qu’en est-il de son utilisation par les femmes et plus spécifiquement par les femmes leaders? La majorité des organisations n’abordent pas la question de l’humour et des effets qu’il procure. Quant aux femmes, elles se gardent trop souvent de prendre des risques, dont le fait d’avoir recours à l’humour au travail, afin d’éviter de heurter les sensibilités. Celles qui se mettent ainsi en danger sont-elles mal perçues? rencontrent-elles plus de résistance?

Pour le savoir, nous avons mené une étude auprès de 17 femmes qui occupent ou qui ont occupé des postes de haute direction dans des secteurs d’activité diversifiés (télécommunications, santé, comptabilité, éducation, services immobiliers, technologies, soins de beauté, armée, construction et marketing). Les résultats obtenus sont attristants et confirment l’idée selon laquelle les grands principes managériaux sont encore très genrés, même de nos jours.

Un vecteur de pouvoir et de domination

L’humour est un formidable révélateur de cultures organisationnelles. Grâce à lui, on en apprend bien plus sur les valeurs d’une entreprise et sur un environnement de travail que ce que peuvent révéler des sondages menés auprès d’employés.

La perception que le personnel aura de la pratique de l’humour par les gestionnaires sera teintée non seulement par les relations de pouvoir hiérarchiques dans l’organisation mais aussi par les relations de pouvoir fondées sur le genre. Le monde du travail a été largement façonné par les hommes : les pratiques managériales sont donc encore influencées par les normes masculines, y compris les conventions en matière de prise de décisions, d’expression, de leadership, d’autopromotion et d’humour. Cela crée une asymétrie dans les relations de pouvoir puisque le pouvoir social des hommes demeure généralement plus fort que le pouvoir hiérarchique des femmes.

À titre d’exemple, des subordonnés masculins pourraient se sentir tout à fait à l’aise de rabaisser leur patronne en utilisant un humour mordant (sarcasme ou ironie). Afin d’éviter de paraître faible, cette gestionnaire devra bien sûr riposter, mais de façon très judicieuse et très mesurée.

Quand les femmes manient l’humour

Compte tenu des préjugés et des stéréotypes genrés qui, même aujourd’hui, persistent dans le monde du travail, la perception qu’on aura d’une personne qui utilise l’humour au boulot variera selon son sexe : trop souvent, cette impression sera favorable dans le cas d’un homme mais défavorable s’il s’agit d’une femme, selon une étude récente publiée par l’American Psychological Association. De ce fait, un homme drôle a de bonnes chances d’accéder à un statut professionnel supérieur à celui d’un homme qui ne l’est pas ; à l’inverse, une femme drôle risque d’obtenir un statut professionnel inférieur à celui d’une femme sérieuse. Ces affirmations1 confirment certains stéréotypes de genre : les femmes sont punies lorsqu’elles adoptent des comportements contraires aux normes socialement déterminées.

Bien que les pratiques managériales soient fortement influencées par des normes masculines, les dirigeantes qui adoptent ces normes sont paradoxalement pénalisées puisqu’elles vont ainsi à l’encontre des rôles sexo-spécifiques socialement déterminés. En effet, on attribue aux femmes des caractéristiques communales, notamment le souci du bien-être d’autrui, l’affection, la gentillesse, la serviabilité, la sensibilité, la douceur et le dévouement. À l’opposé, on attribue aux hommes des caractéristiques agentiques qui sont fortement associées aux « leaders d’impact » dans l’imaginaire collectif : la confiance en soi, l’ambition, la capacité de s’affirmer, l’indépendance, le contrôle, l’autonomie, l’autopromotion, la détermination et l’autorité.

Ces stéréotypes sont si ancrés dans les conventions sociales et dans la culture populaire qu’ils s’activent automatiquement malgré notre volonté résolue de les éviter. Ils peuvent causer du tort lorsque le comportement adopté s’oppose aux normes sociales féminines ou masculines. Ainsi, les femmes en situation de pouvoir qui ont des caractéristiques dites masculines (comme le sens de l’humour) sont, de façon générale, perçues négativement et jugées défavorablement par rapport à leurs collègues masculins.

Toujours selon la même étude américaine, les femmes devront livrer des niveaux de performance largement supérieurs à ceux des hommes avant de pouvoir se permettre de se prévaloir de l’humour comme outil de gestion informel. Même si leurs blagues sont appréciées sur le moment, les femmes qui utilisent l’humour au travail ont généralement un statut professionnel moins élevé que celles qui s’en abstiennent. Le recours à l’humour a un effet négatif sur leurs évaluations de rendement et compromet ainsi leur avancement hiérarchique, ce qui les place dans une mauvaise posture managériale2.

Il n’est donc pas étonnant que les femmes qui aspirent aux hautes sphères de la direction d’une organisation prennent autant de précautions pour protéger leur image et évitent les comportements qui pourraient être mal perçus ou mal interprétés, notamment le recours à l’humour.

Elles sont prises entre deux feux : d’un côté, elles veulent démontrer leur capacité de leadership (caractéristiques agentiques) ; de l’autre, elles doivent rester dans le cadre de ce à quoi on s’at- tend d’une femme (caractéristiques communales).

Les femmes en milieu masculin

Les femmes doivent manœuvrer délicatement dans les milieux où l’humour dit masculin a largement cours, notamment l’armée, le domaine bancaire et le secteur de la construction. Paradoxalement, les femmes qui veulent s’intégrer en adoptant le type d’humour prédominant au sein de leur organisation et qui osent pratiquer un humour mordant sont sévèrement pénalisées. Encore une fois, les préjugés sexistes sont automatiquement activés. Lorsqu’une femme utilise un humour grinçant, voire carrément osé, la surprise est telle que cette transgression entraîne généralement une sanction plus sévère que lorsqu’un collègue masculin a agi de même. Les constats que nous avons tirés de notre étude révèlent ainsi que les femmes doivent se résigner à manier un humour inoffensif jusqu’à ce que les strates hiérarchiques supérieures de leur organisation s’y soient acclimatées et que l’humour plus caustique des hommes s’en trouve contrebalancé3.

Les meilleures pratiques

Notre étude a démontré que le devoir de réserve revêt une importance capitale : les femmes qui utilisent avec succès l’humour en affaires font preuve de respect et de sensibilité en modulant leur humour en fonction des circonstances et de la personnalité de leurs interlocuteurs. Elles n’obéissent pas à des règles fondées sur les rapports hiérarchiques; elles tiennent compte du contexte lors de chacune de leurs interventions. Cela freine quelque peu la spontanéité, mais les réactions suscitées sont bien meilleures.

De plus, les femmes doivent avoir établi leur crédibilité et leur compétence de façon non équivoque avant de s’aventurer sur le terrain de l’humour. Dans le cas de celles qui y ont fréquemment recours, le soutien inébranlable du conseil de direction est essentiel si elles souhaitent conserver leur statut professionnel.


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Une chose est sûre : les femmes doivent faire preuve de plus de prudence que les hommes lorsqu’elles ont recours à l’humour. Elles doivent manier cette arme avec précaution et précision, puisque les perceptions négatives suscitées par son utilisation sont profondes et difficiles à ébranler. En règle générale, on apprécie davantage l’humour de la part des femmes qui occupent des fonctions moins élevées dans la structure hiérarchique d’une organisation, mais il constitue bien souvent un obstacle à leur ascension professionnelle. La raison en est simple : le maniement de l’humour par des femmes fausse trop souvent le jugement des décideurs et les empêche d’envisager qu’elles peuvent jouer un rôle managérial de premier plan dans une organisation.


Notes

1 Evans, J. B., Slaughter, J. E., Ellis, A. P. J., et Rivin, J. M., « Gender and the evaluation of humor at work », Journal of applied psychology, vol. 104, n° 8, février 2019, p. 1007-1087.

2 ibid.

3 Ces affirmations ont été soutenues par l’ensemble des femmes œuvrant dans des milieux typiquement masculins qui ont participé à notre étude. Elles ont également été étayées dans l’article suivant : Decker, W. H., et Rotondo, D. M., « Relationships among gender, type of humor, and perceived leader effectiveness », Journal of Managerial issues, vol. 13, n° 4, hiver 2001, p. 450-465.