Le monde vit une situation totalement nouvelle avec la pandémie de COVID-19. La complexité de cette crise dépasse les cadres traditionnels de gestion. Au-delà des mesures sanitaires d’urgence se profilent désormais des enjeux économiques, politiques et sociaux fondamentaux, interdépendants et globaux.

Face à un tel choc, les organisations voient leur résilience dépendre essentiellement de facteurs environnementaux qu’elles ne peuvent prévoir ou contrôler. Le gestionnaire d’entreprise, doté pourtant d’une vaste expérience, peut se retrouver démuni face à une telle situation. Un concept jusqu’alors théorique devient désormais l’axiome de sa pensée managériale : la complexité. Il n’a désormais plus la possibilité de penser qu’il peut tout gérer en planifiant, formant et contrôlant. Fort de cette prise de conscience, il doit faire preuve de malléabilité cognitive, au risque de voir son organisation disparaître. Bien que son champ de vision se soit soudainement élargi, son temps s’est quant à lui réduit et il faut désormais gérer au mieux l’incertitude qu’il pensait avoir domptée grâce à la science des données. Bon gré mal gré, les gestionnaires doivent désormais gérer en mode extrême et en être conscients.

La place de l’intuition dans l’appréciation des situations complexes

Pour le psychologue américain Gary Klein1, l’intuition est un mécanisme cognitif instantané et quasi inconscient qui permet au gestionnaire de comprendre une situation au regard de son expérience afin de pouvoir prendre des décisions. Ainsi, le gestionnaire va analyser les situations qu’il rencontre dans le présent en fonction de ses expériences passées2. Disposant d’avantages certains, ce mécanisme réduit l’effort cognitif car il n’est plus nécessaire d’examiner de multiples alternatives. Il permet ainsi de décider plus rapidement en appliquant un comportement déjà connu et conservé en mémoire. On comprend alors vite que plus le gestionnaire aura accumulé de l’expérience, plus son intuition pourra se développer.

Mais si ces avantages sont indéniables, l’intuition présente aussi des inconvénients. D’une part, l’intuition semblera souvent peu crédible au regard des autres, semblant difficile à expliquer rationnellement; et d’autre part, l’intuition n’exclut pas les erreurs, en ce sens que les effets de décisions complexes sont par définition imprévisibles. D’ailleurs, en cas d’erreur, le terme de biais cognitifs sera préféré à celui d’intuition3.

Les biais cognitifs qu’il faut détecter

Lorsqu’on est confronté à une situation nouvelle, l’intuition agit comme mécanisme inconscient et automatique de réponse. Le gestionnaire va construire une perception de la situation en se fondant sur sa mémoire et sur l’information sensorielle nouvelle qui lui parvient. Or, notre attention n’est pas sans limites. L’individu choisira par le biais d’un filtre les éléments qu’il peut comprendre. Le risque se voit ainsi agrandi, alors que ce filtre ne sélectionne pas certains indices utiles et oriente la personne vers une perception incomplète. Parmi ces heuristiques, citons certains biais cognitifs auxquels le gestionnaire sera confronté dans son analyse de la situation4 :

1. Le biais de confirmation poussera le gestionnaire à orienter son attention sur ce qu’il est capable de percevoir à l’instant de son analyse, le poussant de manière inconsciente à chercher à confirmer ses hypothèses de base par l’accumulation d’informations supplémentaires. Les éléments venant confirmer ses hypothèses seront rendus plus saillants, tandis que les autres sembleront s’effacer. Ainsi, le gestionnaire aura tendance à suivre ses premières conclusions plutôt que de vouloir chercher d’autres pistes, qui pourraient pourtant s’avérer plus favorables.

2. Le biais de représentativité dévoile lui aussi un grand piège dans la prise de décision. La personne en vient à attribuer à un objet les caractéristiques communes de sa catégorie. En d’autres termes, elle tend à généraliser. Le risque est alors d’autant plus grand d’attribuer à une situation nouvelle des éléments qui n’ont rien à voir spécifiquement avec elle, mais simplement à la catégorie à laquelle on estime qu’elle appartient. En situation d’urgence, le risque est ainsi élevé de tomber dans des raisonnements dichotomiques, où seules deux variantes contraires semblent possibles. Or en situation complexe, il peut y avoir de multiples voies.

3. Le troisième biais et non le moindre est celui de surconfiance du gestionnaire. Boosté par son ego, il aura l’impression d’être plus apte que ses collègues à comprendre la situation et la manière dont il faut la gérer. Or la fonction ou le pouvoir hiérarchique, s’ils ont certes une valeur sociale, ne garantissent pas pour autant une capacité cognitive moins biaisée.

Les biais sont communs à tous et se retrouvent inéluctablement sur le chemin de la prise de décision en environnement complexe. Le danger pour le décideur réside dans le fait de ne pas en avoir conscience et de suivre un raisonnement qu’il considère rationnel. Il s’avère alors déterminant que le gestionnaire soit conscient d’employer tel ou tel biais pour avancer dans son processus. Ce faisant, il pourra alors soit en sortir, soit l’assumer.

La méthode, l’expertise et les données

La prise de décision peut être soutenue à l’aide de trois tuteurs : les données, l’expertise du décideur et la méthode.

Les données vont permettre au décideur d’appréhender la situation de telle manière à évaluer l’étendue de sa complexité et si elle relève d’une situation déjà vécue dans le passé. Si la situation est connue, le décideur aura une expertise certaine à utiliser. Dans le cas contraire, le décideur fera alors figure de novice face à cette nouvelle donne.

Quatre cas peuvent ainsi se produire :

Complexité

Simple Complexe

Expérience

   
Connue Application automatique d’une méthode algorithmique Utilisation de l’expertise
Non connue Sélection d’une méthode algorithmique adaptée Utilisation d’une méthode heuristique

 

 


  

 

 

 

 

 


Bien évidemment, il s’agit ici d’une segmentation idéale. De façon générale, les erreurs décisionnelles proviennent d’erreurs d’appréciation du cadre, c’est-à-dire à l’application d’une procédure formelle lorsqu’on est confronté à une situation complexe ou à l’utilisation de l’expertise dans le cas où on se retrouve devant une situation inattendue, par exemple.

La crise actuelle liée à la pandémie de coronavirus est inédite, car son étendue est planétaire. Ainsi, l’expertise ne peut s’appliquer car très peu de personnes ont eu à gérer dans leur carrière une crise amenant trois milliards de personnes à être confinées. D’ailleurs, nous préférons le terme « désastre » à celui plus large de « crise ». Le danger réside dans le fait qu’un expert d’une situation de crise classique se serve de son expérience pour l’appliquer à ce désastre. Aussi, l’emploi de méthodes fondées sur les heuristiques s’avère nécessaire dans le cas de la COVID-19. Le désastre actuel marque ainsi le retour en grâce de ce type de méthodes qui avait été mises en retrait, soit au profit de l’analyse de données dans une optique d’optimisation, soit au profit du recours à l’intuition.

La recherche de résilience passe par l’emploi d’une méthode structurante, véritable cadre permettant d’éviter le recours à des biais inconscients issus d’une expertise inadéquate. L’humilité managériale apparaît alors comme un facteur prépondérant de résilience des organisations. Elle se matérialise par la capacité du gestionnaire à se considérer comme novice, alors même qu’il est doté d’une expérience reconnue et d’un statut social élevé. Être humble, c’est oser remettre en question son expérience et suivre, comme à ses premiers jours, une méthode. C’est aussi savoir se mettre en retrait pour s’offrir la possibilité de coconstruire son savoir en entrevoyant d’autres perspectives. Bref, c’est retourner sur les bancs d’école… de l’école de management.

 

Notes:

1. Klein, G., The Power of Intuition – How to Use Your Gut Feelings to Make Better Decisions at Work, Currency Doubleday, 2004, 352 pages.

2. Godé, C., Lebraty, J.-F., et Vazquez, J., « Le processus de décision naturaliste en environnement big data : le cas des forces de Police au sein d’un Centre d’Information et de Commandement (CIC) », Systèmes d’information & management, vol. 24,        no 3, 2019, p. 67-96.

3. Kahneman, D., et Klein, G., « Conditions for intuitive expertise: a failure to disagree », The American Psychologist, vol. 64, no 6, 2009, p. 515-526.

4. Lovallo, D., et Kahneman, D., « Delusions of success – How pptimism undermines executives’ decisions », Harvard Business Review, vol. 81, no 7, juillet 2003, p. 56-63.