Article publié dans l'édition Automne 2017 de Gestion

Dans le domaine humanitaire, l’utilisation des nouvelles technologies est encore limitée. Celles conçues par Humanitas Solutions doivent permettre d’échanger des messages, de gérer des dossiers médicaux et d’utiliser des cartes géographiques créées à l’aide de drones, même lorsque les réseaux de télécommunications font défaut. Voici la stratégie conçue par Abdo Shabah afin de se porter au secours d’êtres humains dont la vie est menacée.

 La médecine est une profession valorisante. Chaque jour, un docteur peut se dire qu’il a contribué de façon tangible à améliorer la condition d’autres personnes. Souvent, il parvient même à sauver des patients d’un décès prématuré. Mais alors, s’il veut aider l’humanité, pourquoi un médecin consacrerait-il son temps à autre chose?


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C’est pourtant ce qu’a décidé de faire l’urgentologue Abdo Shabah, un Montréalais sans expérience en entrepreneuriat, lorsqu’il a décidé, en 2013, de fonder Humanitas Solutions. Pour quelle raison ? « Quand j’ai vu les besoins en technologie sur le terrain dans le domaine humanitaire, je me suis dit qu’il fallait faire un grand pas en avant », raconte-t-il.

Comme Archimède affirmant qu’il aurait pu soulever le monde si seulement il avait eu le bon levier, Abdo Shabah a compris qu’en utilisant le bon outil – c’est-à-dire en fondant Humanitas Solutions –, il pouvait décupler ses forces afin de changer le monde pour le mieux. Et il est sur le point d’y parvenir : il vient en effet de lancer son premier produit, fin prêt à être utilisé sur le terrain : une application de messagerie en zone sans réseau.

Cette application, qui fonctionne sur les téléphones intelligents iOS et Android, permet d’échanger des messages textes et des photos même si les services d’internet et de télé-communications ne sont pas disponibles. Elle fonctionne en reliant tous les téléphones dotés de ce logiciel. On peut ainsi relayer l’information de l’expéditeur au destinataire en utilisant comme passerelles successives les appareils des autres usagers sur le terrain. Humanitas Solutions voudrait éventuellement rendre possibles les appels et les visioconférences.

Une telle application permet donc de communiquer lors de missions humanitaires dans des régions difficiles d’accès frappées par des catastrophes naturelles ou par des conflits. En effet, les infrastructures cellulaires conventionnelles ne peuvent que difficilement résister à un ouragan ou à un tsunami. Le personnel d’urgence dans un hôpital de campagne peut alors transmettre plus efficacement diverses informations et en demander d’autres : « J’ai 20 patients au triage », « deux de mes civières sont brisées », « reste-t-il assez d’essence ? »

La nature des informations peut être non seulement concrète et factuelle mais aussi stratégique. En d’autres termes, cette application peut à la fois aider les médecins à mieux faire leur travail auprès des populations en détresse et contribuer à donner aux décideurs une meilleure vue d’ensemble des opérations afin d’élaborer le meilleur plan d’intervention possible et de l’adapter selon les circonstances.

Les besoins sur le terrain

Le Dr Abdo Shabah a compris tout le potentiel d’une application de messagerie hors réseau lorsqu’il travaillait en banlieue de Port-au-Prince, en 2010, pour combattre l’épidémie de choléra consécutive au séisme. À ce moment-là, plus de 90 % des tours de télécommunications étaient endommagées ou hors service. Dans son hôpital improvisé sur un terrain de baseball, l’outil de communication le plus sophistiqué auquel il avait accès était un bout de papier griffonné.

« Nous nous sommes aussi rendu compte qu’il nous manquait un moyen simple de recenser et de gérer l’information », dit Abdo Shabah.

Il fallait par exemple compter les patients, qui arrivaient à raison de plusieurs centaines par semaine, pour suivre et comprendre l’évolution de l’épidémie, puis pour évaluer et prévoir les besoins en médicaments. « Certains intervenants recueillaient les informations en utilisant par exemple des logiciels tableurs comme Excel, mais la majorité le faisait à la main », illustre Abdo Shabah.

La mise en commun de ces informations pour brosser un portrait général de la situation peut alors devenir un véritable casse-tête. Afin de répondre à ce besoin, Humanitas Solutions a élaboré une application mobile de gestion des dossiers médicaux électroniques qui devrait être prête d’ici novembre. L’entreprise travaille aussi à une troisième application, en cartographie celle-là.

Les drones cartographes

Dans les pays développés, les codes postaux permettent de déterminer facile- ment le lieu de résidence d’un patient. Toutefois, les pays en voie de développement sont bien souvent dépourvus de codes postaux. Dans un cas comme celui de l’après-séisme en Haïti, par exemple, il était particulièrement difficile de savoir comment évoluait l’épidémie de choléra dans une région particulière afin de répartir efficacement les efforts de prévention et l’équipement. D’où la nécessité d’avoir des cartes géographiques fiables.

« Sauf que sur le terrain, on n’a pas internet, donc pas d’accès aux cartes interactives », explique Abdo Shabah. Sans compter que lors d’une catastrophe naturelle – feu de forêt, inondation, tremblement de terre, etc. –, des infrastructures aussi essentielles que les routes sont souvent dévastées. L’application de cartographie d’Humanitas Solutions vise à résoudre tous ces problèmes.

On devrait pouvoir l’intégrer au travail sur le terrain dès 2018. Pour le moment, seules certaines fonctions sont utilisables : l’utilisateur peut par exemple annoter les cartes. Toutefois, l’application fonctionne seulement avec des cartes téléchargées avant d’être mise hors connexion.

Mais on mettra bientôt au point une fonction vraiment innovatrice : la création de cartes en temps réel au moyen de drones. Humanitas Solutions veut pouvoir dresser des cartes géographiques en trois dimensions, avec les routes et les bâtiments, sans connexion internet, c’est-à-dire grâce à une flotte d’une dizaine de drones. Pour y parvenir, elle prévoit utiliser des drones qu’on trouve facilement dans le commerce.

Réticent mais effervescent

S’il a lancé l’entreprise qui conçoit aujourd’hui toutes ces applications mobiles, Abdo Shabah pensait au départ laisser les autres s’en charger.

« Moi, je suis médecin d’urgence, et c’est d’abord ça qui me passionne. Je ne suis pas ingénieur. La techno, ce n’est pas mon créneau. Ce que je voulais au tout début, c’était convaincre d’autres organisations pour qu’elles conçoivent les applications. J’ai donc essayé de les pousser », dit-il.

Une fois revenu à Montréal, en 2010, après avoir constaté les besoins en technologies de l’information à Haïti, il a proposé à la Croix-rouge d’élaborer des solutions technologiques semblables à celles qu’il conçoit actuellement. Mais on n’y a pas exprimé beaucoup d’intérêt.

« La Croix-rouge fait un travail humanitaire magnifique. Elle n’a toutefois pas de ressources pour l’innovation technologique : ce n’est pas son domaine d’expertise. Les besoins étaient si grands, je me suis dit qu’il fallait que je me lance moi-même si je voulais que cette situation change », dit Abdo Shabah.

Entre 2011 et 2012, il a donc fait un EMBA conjoint à McGill et HEC Montréal, où il a fait la connaissance d’entrepreneurs qui l’ont inspiré. Cette expérience a renforcé sa volonté de concevoir des applications destinées à l’aide humanitaire. Plusieurs personnes rencontrées dans le cadre de ce programme sont d’ailleurs devenues des conseillers stratégiques pour ce projet.

En 2013, Abdo Shabah a finalement mis sur pied Humanitas Solutions, d’abord conçue comme une entreprise sociale centrée sur l’innovation technologique. Il s’est donné comme but de créer la prochaine génération d’outils de réponse d’urgence en se fondant sur la robotique collaborative, l’intelligence artificielle et la réalité augmentée. Même s’il considère aujourd’hui qu’il dirige une véritable entreprise, notamment parce qu’elle crée de la propriété intellectuelle, sa mission reste sans but lucratif, focalisée sur des objectifs humanitaires.

« Je veux que nos solutions humanitaires soient offertes gratuitement, dit-il. Par contre, rien n’est gratuit dans la vie. Comme nous faisons travailler bien des gens, nous avons dû trouver du financement dès le départ. »


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Abdo Shabah a donc commencé à chercher des fonds. Et il en a trouvé. À Grands défis Canada, un organisme financé par le gouvernement fédéral pour appuyer des idées audacieuses dans le domaine de la santé à l’échelle internationale, il a obtenu 112 500 $.

Au total, après avoir tissé des partenariats et prouvé sa pertinence en participant à plusieurs concours, Humanitas Solutions a réussi à obtenir 8,5 M$, des fonds qui ont d’abord servi à générer une rentabilité pour l’entreprise humanitaire. « Je n’ai pas lancé Humanitas Solutions parce que je voulais être entrepreneur, admet Abdo Shabah. Je l’ai fait par obligation morale, par volonté d’aider, par passion. Il reste que l’entrepreneuriat a été pour moi une découverte et que ça permet d’avoir une influence positive formidable sur le monde. »