Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

Le professeur octogénaire, qui a marqué de sa plume et de ses idées le monde des entreprises et des organisations en matière de management, n’a pas fini de réfléchir sur ce qui l’entoure et ce qu’il voit. Ses plus récentes réflexions sortent des chemins qu’il a traditionnellement suivis et montrent du doigt les dysfonctionnements du système capitaliste. « Enough ! » est le premier mot sur lequel tomberont les lecteurs dans Rebalancing Society, son dernier ouvrage. Et ce cri du cœur résonnera à maintes reprises lors de l’entrevue que le professeur émérite a accordée à Gestion.


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Dans Rebalancing Society, vous qualifiez notre société actuelle de « déséquilibrée ». Avez-vous le sentiment que nous sommes arrivés à un point de non-retour ?

Je pense que nous avons atteint ce point de non-retour il y a longtemps. En fait, je crois que les choses vont de mal en pis. Certes, la population est aujourd’hui plus au fait de la situation de crise dans laquelle nous vivons, mais les personnes qui dirigent nos sociétés deviennent également plus conscientes de leur propre pouvoir, et elles ne s’adaptent pas. Je ne constate pas, à l’heure actuelle, que les choses se tempèrent ou s’améliorent, bien au contraire. Je remarque aussi que l’arrogance du pouvoir ne fait que s’accroître au fil des ans. Dans mon essai, je cite l’exemple des tribunaux du commerce, qui sont devenus des outils que les grandes entreprises utilisent pour intimider, menacer ou poursuivre les États qui remettent en question leur capacité à faire des profits, et ce, parfois dans des domaines aussi inattendus que la santé ou la culture.

Les États-Unis sont au cœur de votre propos dans Rebalancing Society. Dans votre examen des problèmes que nous vivons actuellement, les États-Unis en sont-ils la cause ? Font-ils partie de la solution ?

Je ne suis pas convaincu que les États-Unis soient à l’origine du problème, mais ils ont certainement été à l’avant-scène. Je pense que les Britanniques n’en sont pas moins responsables, car toute cette mentalité est apparue au Royaume-Uni et a par la suite été adoptée par les États-Unis. Oui, les États-Unis sont un joueur important dans cette problématique, mais le Royaume-Uni l’est aussi, et tous deux mènent le bal.

Quant à faire partie de la solution du problème, il devra y avoir aux États-Unis des changements d’importance. Et le scénario que j’entrevois débuterait par l’accession de Hillary Clinton à la Maison-Blanche, puis par le contrôle du Sénat par le Parti démocrate et, finalement, par un nombre suffisant de nominations par Mme Clinton, ce qui forcerait la Cour suprême des États-Unis à revoir la cause Citizens United v. Federal Election Commission1, tout comme cette idée selon laquelle les entreprises sont des personnes morales. Si ces choses se produisent, cela pourrait faire avancer les choses.

Une des causes de cette société déséquilibrée que vous définissez se rapporte à l’individualisme. Sommes-nous, en tant que citoyens, trop centrés sur nous-mêmes ?

Il est difficile de déterminer ce qui vient en premier et ce qui suit. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a trois niveaux à nos existences. Le premier niveau, c’est celui de la citoyenneté ; le second niveau fait de nous des membres d’une communauté quelconque, et le troisième, c’est celui de l’individualité. Et ces trois niveaux, maintenus en équilibre, font notre société.

Mais le problème, c’est que nous souffrons d’un grand défaut d’équilibre ! Prenez un exemple banal : les radars photographiques. Pourquoi prend-on la peine de les annoncer sur la route avant que les automobilistes n’y arrivent ? Je ne comprends pas ! Il s’agit justement de les dissimuler ! Prenez l’alcool ou les textos au volant : les gens devraient perdre leur permis de conduire pour cinq ou dix ans dans le cas d’une telle infraction. Cette « tolérance » traduit un individualisme poussé à ses limites, et je pourrais citer un exemple après l’autre pour démontrer à quel point nous sommes tombés dans l’excès à ce chapitre.

Si on examine la situation il y a 10 ou 15 ans, bon nombre d’entreprises ont depuis lors adopté des politiques de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Et, pour beaucoup d’observateurs, l’émergence de la RSE apparaît comme une réponse satisfaisante à ce déséquilibre social dont vous faites état. Mais vous n’êtes pas de ceux-là…

Non. Dans un premier temps, laissons de côté l’écoblanchiment (greenwashing), qui a essentiellement une fonction de RSE pour les relations publiques. Honnêtement, il m’importe peu de savoir la quantité de papier recyclée par Walmart par rapport à la manière dont ces gens traitent la question syndicale, pour ne nommer qu’un exemple.

Si je rencontrais un dirigeant d’entreprise qui me demandait : « Je veux que mon entreprise soit responsable, que devrais-je faire ? », la première chose que je lui répondrais serait celle-ci : « Cessez d’infiltrer mon gouvernement et cessez de faire du lobbying ! » En tant que citoyens, vous pouvez faire du lobbying. Les entreprises n’ont pas le droit [moral] d’utiliser leur argent et leur pouvoir pour faire du lobbying. Mais combien d’entreprises sont prêtes à cesser de pratiquer une telle chose ? Qu’on me comprenne bien : j’approuve le concept de la RSE. Plus il y en aura, mieux nous nous porterons. Mais je peux résumer ma pensée à ce sujet en disant que le poids de la responsabilité sociale des entreprises ne pourra jamais compenser celui de leur irresponsabilité sociale.

Vous savez combien il existe de ce que j’appelle des « capitalismes adjectivaux », comme le capitalisme passionné, le capitalisme démocratique et autres types de capitalisme ? Il en existe environ une bonne dizaine. C’est ridicule ! Il ne s’agit pas de réparer le capitalisme avec la RSE. Il s’agit de rééquilibrer le pouvoir entre le pôle privé, le pôle public et le pôle communautaire. Toutefois, à l’heure actuelle, les entreprises contrôlent nos gouvernements. Nous avons, au Canada, des taux d’imposition des entreprises qui sont dérisoires ! Et on nous dit : « Oh ! Vous ne pouvez pas augmenter l’impôt des entreprises ! » Certainement que nous le pouvons !


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Dans votre essai, vous citez également le Brésil comme l’exemple d’une société qui présente un meilleur équilibre. À la lumière des récentes difficultés que connaît ce pays, avez-vous changé d’avis ?

Absolument pas, bien au contraire ! Selon vous, quel pays est le plus corrompu : les États-Unis ou le Brésil ? La réponse est simple… et ce n’est pas le Brésil ! La corruption au Brésil est criminelle, les Brésiliens peuvent y remédier, et ils le font. Aux États-Unis, la corruption est légale, et les Américains ne peuvent rien faire pour l’enrayer. Les États-Unis sont fondamentalement beaucoup plus corrompus que le Brésil. Par exemple, à la suite de la tuerie d’Orlando en juin dernier, la National Rifle Association a récemment « donné la permission » au Congrès de prendre quelques mesures modérées quant au contrôle des armes à feu. Leur lobby est si puissant…

En terminant, avec Rebalancing Society, avons-nous fait connaissance avec Henry Mintzberg, le révolutionnaire ?

[Rires.] Vous savez, je ne suis pas en faveur d’une quelconque révolution. J’ai la prétention de dire que les révolutions sont souvent le prélude à d’autres formes de déséquilibres. Donc, ce n’est pas une question de révolution. C’est davantage une question de revitalisation. C’est aussi une question de réveil en tant que société. Et, à ce titre, Rebalancing Society constitue vraiment un signal d’alarme (wake-up call).


Note

1. Ce jugement, rendu en janvier 2010 par le plus haut tribunal des États-Unis, invalide au nom de la liberté d’expression les restrictions émises par le gouvernement fédéral quant au financement des campagnes électorales par des organismes à but non lucratif puis, éventuellement, par des entreprises et des syndicats.