Depuis trente ans, Ghislain Picard sillonne la province à l’écoute des multiples voix des peuples autochtones. Chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, il tend l'oreille et rassemble, poussé par la volonté d’être un porte-parole solide et par le désir de faire reconnaître les droits des Autochtones.

C’est en voiture que Ghislain Picard aime parcourir les formidables étendues qui séparent les communautés qu’il représente en tant que Chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL). Les deux mains sur le volant, il fait halte lorsqu’il en a envie. Entre Baie-Comeau et Sept-Îles, la forêt boréale s’étend à perte de vue, la civilisation se fait de plus en plus rare. Il y trouve des moments de grande joie. Comme ce jour où il s’est arrêté pour commander un café dans le dernier McDonald’s qu’il trouvera sur sa route.

Devant la petite fenêtre pour la commande à l’auto, il a été surpris par le visage du jeune homme qui, il le reconnaissait à ses traits, ne pouvait qu’être Innu, comme lui-même. «Impossible de me tromper ; à sa physionomie, je pouvais même deviner de quelle famille il était. Je lui ai demandé depuis combien de temps il travaillait là. Nous avons échangé et je l’ai félicité», se rappelle Ghislain Picard. En réalité, le Chef était ému. Ému de constater que les jeunes Autochtones s’aventurent désormais à traverser la frontière invisible.

Pessamit, terre de bonheur familial

En effet, le monde a changé. «Il y a quinze ans à peine, je n’aurais jamais cru qu’un jeune Innu travaillerait là, dans un restaurant McDonald’s», constate Ghislain Picard, qui raconte aussi la surprenante explosion populationnelle des communautés autochtones. À la fin des années 1950, le gamin qu’il était courait dans les trois rues qui définissaient Pessamit, ce territoire qu’il dit d’une grande beauté. «Aujourd’hui, je peux m’y perdre tellement c’est grand! Notre démographie est complètement à l’inverse de ce qui existe ailleurs au Québec et au Canada.»

De Pessamit, Ghislain Picard se souvient aussi d’une famille nombreuse, de ces racines profondes qui le nourrissent encore aujourd’hui. «Tout le monde se connaît, comme dans la majorité des communautés autochtones à travers le pays. Les liens sont tissés serré. Mes deux grands-pères, jeunes veufs, se sont remariés. J’ai de la parenté un peu partout», ajoute le Chef en riant doucement. Enfant sage et studieux, fortement encouragé dans ses études par sa mère, Ghislain Picard relate une enfance heureuse, ponctuée par les grands rassemblements familiaux, le passage des saisons et les rituels traditionnels.

À onze ans, il perd son père, qui meurt tragiquement dans un accident de travail. «La nouvelle nous a été annoncée brusquement, un lundi comme les autres, dans l’après-midi. Mon père était amoché, mais toujours vivant, alors que son demi-frère de 21 ans était mort sur le coup.» Son père survit près de trois jours à l’hôpital, chirurgie après chirurgie. Le garçon a pu lui rendre visite la veille de son décès. «Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai senti qu’il savait que c’était la fin. Ce fut un moment marquant pour moi, encore à ce jour», dit sobrement l’homme de 67 ans. Un choc dur, une période sombre pour l’aîné de la famille, qui réalise alors la fragilité de la vie et qui sent le poids d’une certaine responsabilité familiale qui lui incombe désormais, malgré lui. Heureusement, il est bien entouré, très proche de ses nombreux oncles du côté paternel. La famille est un ancrage solide.

L’affirmation, la grande quête

Au secondaire, le jeune Ghislain fréquente une école à l’extérieur de sa communauté. Pour la première fois, il traverse la frontière et se retrouve en situation de minorité. «Il y avait une certaine animosité entre nous et la population québécoise. Il y avait des tensions, mais je demeurais en retrait. Je ne voulais pas de chicane», raconte celui qui confie avoir été un garçon très timide. «Ce n’est pas comme ça que je voyais notre participation», ajoute-t-il. C’est une période difficile, mais Ghislain Picard porte en lui une motivation puissante et un courage qu’il cultive. «Je me disais : “Il faut que je surmonte cet obstacle, je dois m’affirmer et démontrer ce dont je suis capable. Je peux être meilleur que le voisin.”» Ce leitmotiv, il le rappelle encore régulièrement à son équipe, conscient que le fardeau de la preuve pèse lourd sur les peuples autochtones. «Il faut dormir les yeux ouverts», se plaît-il à dire, exigeant envers lui-même et envers ses collaborateurs.

Le chemin de cet enfant qui manque d’assurance prend bientôt un tournant majeur lors de son entrée au Collège Manitou[1], un centre éducatif réservé aux Premières Nations où Ghislain Picard obtient son diplôme collégial. Le Chef décrit cette étape comme un véritable éveil, une découverte de sa réalité comme individu affirmé à l’extérieur de sa cellule familiale élargie et de sa communauté, une porte ouverte sur les autres communautés. «C’était fini, le temps où je pensais que Pessamit était unique! Il y avait d’autres nations, une grande diversité à travers le Québec, le pays. Le Collège Manitou m’a permis d’accéder à cet univers.»

Toujours studieux, le jeune Ghislain repousse ses limites, curieux d’en apprendre sans cesse davantage et de comprendre. Élu président de la cohorte francophone du Conseil étudiant, il établit sa crédibilité. Il développe ses intérêts pour le monde des communications, déniche des emplois qui contribuent à le former. Un été, il travaille à l’imprimerie du Collège Manitou ; il dirige ensuite le centre audiovisuel. «En communication j’ai fait à peu près tout. On me demandait de rédiger un communiqué de presse? Je prenais la commande, même si je n’avais jamais fait cela, et je livrais, raconte Ghislain Picard. J’ai rarement fait appel aux autres pour me guider. J’écoute, je cherche à comprendre. Il y a toujours quelque chose à apprendre. Je me dis que la personne que je croise a inévitablement quelque chose à m’apporter.» Autodidacte, il fait toujours preuve de curiosité.

 

Les 5 clés du leadership, selon Ghislain Picard

  • De l’écoute, pour comprendre et unir
  • L’affirmation de ses références culturelles et de ses idées
  • Du courage, pour dépasser la peur
  • Des convictions, afin de présenter ses propositions sans les imposer
  • De l’inspiration, pour établir sa crédibilité

L’apprentissage politique

Accédant au monde des communications, Ghislain Picard a l’intuition que c’est de cette manière qu’il pourra participer à changer le monde, son monde, celui des Premières Nations. «C’est ce qui m’a allumé, je crois. Il y avait là une liberté d’exprimer son opinion», explique-t-il. C’est donc la voie qu’il suivra. Après un passage au sein de la fonction publique fédérale en 1978, il se joint au Conseil des Atikamekw et des Montagnais, où il occupe divers postes pendant quelques années.

En 1983, avec quelques collègues, il fonde la Société de communication Atikamekw- Montagnais (SOCAM), qui diffuse des émissions en langue autochtone, une organisation dont il a été le directeur général pendant une dizaine d’années. Là, sur le terrain, il apprend à peaufiner son message, un message qui s’est évidemment précisé avec le temps. «Ce que nous voulons dire, entre autres choses, c’est qu’il importe de corriger certaines injustices qui ont bouleversé nos vies comme peuple autochtone. Et il faut savoir comment transmettre ce message-là. Je suis de plus en plus convaincu que c’est beaucoup une question de communication. Il faut susciter une écoute, établir une crédibilité, créer des alliances.» Une démarche longue et complexe «dans laquelle je me suis pleinement engagé», ajoute-t-il.

En 1989, Ghislain Picard est élu vice-président du Conseil des Atikamekw et des Montagnais. Pendant deux ans, au sein du conseil tribal qui existait à l’époque, il fait un apprentissage politique intensif. En tant que représentant politique, il participe à des événements publics, rencontre les médias, agit en tant que négociateur. Puis, comme si le destin lui montrait la voie, un poste se libère à l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador . «Par mon réseau, j’ai entendu dire que je pourrais être un candidat intéressant. Je me suis dit : “Je pense que c’est là que ça se passe !”»

Élu en 1992 à 26 voix contre 6, puis réélu de nouveau à chaque élection de l’APNQL, Ghislain Picard a probablement ressenti un certain vertige devant les défis qui l’attendaient et le peu de moyens dont disposait l’organisation qu’il allait diriger. Comme il l’a fait mille fois dans sa vie, il se répète alors : «Je suis capable». «Mon ambition, c’était de réunir dix nations en deux langues, avec tout ce que cela implique de diversité culturelle et géopolitique. Je me souviens que lorsque je me suis présenté comme candidat, j’ai simplement dit : “Je ne promets absolument rien. Je m’engage pourtant à une chose : vous rendre service au meilleur de ma capacité.”»

Telle est la volonté d’écouter et de comprendre de celui qui, en dépit des divergences, réussit à regrouper les différences en un seul message. Et surtout, l’audace de dire les choses clairement, directement, et parfois même avec un brin de provocation, autant de caractéristiques qui lui sont propres.

Chef Ghislain Picard

Lorsqu’il parle de son rôle, le militant innu précise qu’il n’est pas le Chef des Chefs : il est un Chef appelé à coordonner le travail des autres Chefs. Cette clarification est pour lui essentielle. Il est leur porte-parole, un médiateur. Attentif et à l’écoute, il est porteur d’un message aussi efficace et inclusif que possible. «Écouter est beaucoup plus important que parler. Un leader doit toujours prioriser l’écoute plutôt que la parole.» Chez lui, cette ligne de conduite n’a pas changé depuis trente ans.

Ce qui a évolué, c’est son rôle à l’APNQL. «Je fais beaucoup plus de relations publiques qu’il y a une quinzaine d’années. Ce soir, je rencontre des représentants de la FTQ ; récemment, j’étais avec le ministre de l’Environnement et la semaine dernière, avec la mairesse de la Ville de Montréal, Valérie Plante, pour le lancement de la semaine contre le racisme. Mon travail, c’est ça : assurer une présence là où elle est requise. Et je pense qu’on a réussi, en portant notre message, à rendre les questions autochtones incontournables. Aujourd’hui, elles occupent l’espace public», affirme calmement le Chef, fier de constater que l’organisme qu’il dirige a acquis, au fil du temps, une solide crédibilité. Les différentes communautés des Premières Nations sont inspiré par le message qu’il porte, dans lequel elles se reconnaissent et auquel elles s’identifient.

Habile communicateur, fin politicien, le Chef de l’APNQL analyse chaque situation avec rigueur. Toute démarche comporte un risque. Il faut en accepter les conséquences. «Le leadership suppose aussi qu’on est convaincu. Ne rien imposer, bien sûr, mais être certain que l’idée qu’on met sur la table est la bonne. Et ça, ça prend autant de conviction profonde que de doigté pour l’expliquer. Lors de nos rencontres, je rappelle à mes équipes que c’est le temps de poser des questions. Pour moi, il est essentiel que tout le monde comprenne l’intention derrière les paroles. Au bout du compte, si une tête doit rouler, ce sera la mienne. En tant que Chef, je suis imputable.»

Puis, après un bref instant de silence, il revient sur le mot «écoute». Selon lui, c’est la première qualité à posséder pour être un bon chef et pour parvenir à se mettre à la place de l’autre. Selon Ghislain Picard, le leadership exige aussi une indispensable capacité d’introspection. «Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que tout individu est son meilleur psychologue. Personne ne peut te guider mieux que toi-même, qui sais ce que tu as vécu. Apprends à bien te connaître. Saisis la possibilité de te regarder dans le miroir et de comprendre comment tu te sens aujourd’hui, que ce soit bon ou mauvais. Va chercher les réponses.»

Sans tout régler, ce temps d’arrêt et de réflexion permet de cadrer la journée devant soi et de l’affronter de la meilleure manière. C’est certainement ce qui lui a permis de traverser l’épreuve du confinement imposé par la pandémie de COVID -19. Il confie avoir eu grand mal à s’adapter. «Sur le plan de la santé mentale, cela a été très lourd, d’être coupé de l’action, d’être coupé du monde. Moi, j’ai toujours une destination ; pas une semaine ne passe sans que je sois en direction de quelque part! Alors, rester à la maison entre quatre murs, devant mon écran…» Pour autant, Ghislain Picard n’a rien perdu du feu qui l’habite, de cette mission qu’il porte : celle d’avancer, avec son peuple.

Le défi d’être Autochtone

Sur ce long trajet, le militant innu se réjouit de constater que les jeunes Autochtones sont plus aventuriers et plus affirmés que leurs parents. Selon lui, ce qui a été particulièrement endommagé par le passé colonial des Premières Nations, c’est l’estime de soi, ce qui a laissé un sentiment de ne pas être en mesure de réussir. «C’est comme si, en venant au monde Autochtone, on naissait pour échouer. Heureusement, nos jeunes ont une plus grande assurance quant à leur référence identitaire. Ils sont le meilleur gage d’un avenir positif pour nos communautés.» N’empêche, la pente à remonter est abrupte; chaque mot, chaque geste de Ghislain Picard doit permettre d’avancer. Un bon exemple de cela? Sa nomination à la présidence du conseil d’administration du Musée McCord. «Quand on m’a offert ce poste, j’ai voulu en savoir davantage. Quel était l’objectif? Je n’avais pas envie de n’être qu’un symbole.»

Très sensible au risque de décrochage élevé chez les jeunes Autochtones, Ghislain Picard a l’éducation à cœur : «Elle doit être soutenue et adaptée à leur réalité propre». Même logique en ce qui concerne la gestion et l’entrepreneuriat. «Tranquillement, on crée des acquis. Il y a, par exemple, la création d’une nouvelle école destinée aux leaders autochtones et propulsée par l’École des dirigeants HEC Montréal, un projet initié par deux étudiants originaires de notre communauté, souligne-t-il. Le programme, centré sur le leadership, vise à outiller nos dirigeants.»

La transition que vivent actuellement les Premières Nations exige des changements structurels afin de mieux refléter leur réalité. «Nos communautés se reconnaissent particulièrement dans le concept d’économie sociale ; ce sont donc des principes à privilégier qui définissent un type d’entrepreneuriat essentiellement communautaire.» Plus encore, ajoute le Chef de l’APNQL, «le monde des affaires non autochtone doit chercher à comprendre cette réalité identitaire et culturelle particulière».

De plus en plus d’entreprises s’engagent dans cette voie, alors que Ghislain Picard constate des alliances structurées avec le milieu des affaires. En novembre dernier, lors du Grand cercle économique des Peuples autochtones et du Québec, près de 150 organisations ont accepté d’adhérer à une déclaration qui reconnaît cette réalité complexe. «À ce moment-là, j’ai pu parler à Sophie Brochu, présidente et cheffe de la direction d’Hydro-Québec. Je lui ai dit que son organisation ne pouvait faire cavalier seul, sans tenir compte de la contribution de nos communautés. Il y a évidemment la question du territoire, mais Hydro-Québec est en train de changer la donne. Nos communautés doivent pouvoir participer aux projets majeurs et être assurées d’obtenir une pérennité économique», fait valoir le Chef.

Quand on demande à Ghislain Picard quels étaient ses rêves d’enfant, il répond qu’il n’en avait pas. «En général, un Autochtone ne voit pas l’avenir sur un horizon de 10 ou de 20 ans. Il se concentre sur le lendemain.» C’est certes un choc culturel, dans un monde qui adore les prévisions. «Alors, comment adapter nos façons de faire à une réalité qui n’est pas disparue, qui est encore vivante au sein de nos communautés? En n’ayant pas peur, en ne traçant pas de limites. En s’affirmant. Il faut savoir s’inspirer soi-même comme individu.»

Quelques repères du parcours de Ghislain Picard

1955 : Ghislain Picard naît et passe son enfance à Pessamit, anciennement Betsiamites, une communauté située dans la région de la Côte-Nord, à environ 50 kilomètres de Baie-Comeau.

1974 : il part étudier au Collège Manitou, une expérience qu’il qualifie de «révélation».

1983 : après avoir occupé différents postes en communication, il cofonde la Société de communication Atikamekw-Montagnais (SOCAM), avant d’être élu, six ans plus tard, vice-président du Conseil des Atikamekw et des Montagnais.

1992 : il devient Chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec- Labrador. Dans le cadre de ses fonctions, il visite tout le territoire à couvrir, soit 10 nations divisées en 43 communautés autochtones souvent très reculées.

2003 : il devient Chevalier de l’Ordre national du Québec.

2008 : il est coauteur de l’ouvrage De Kebec à Québec : cinq siècles d’échanges entre nous, une collaboration avec Denis Bouchard et Éric Cardinal.

2017 : il est nommé citoyen d’honneur de la Ville de Montréal.

Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion


Note

[1] Ouvert en 1973 à La Macaza, près de Mont-Tremblant, le Collège Manitou, francophone à 40%, a été créé pour favoriser la sauvegarde des différentes cultures autochtones du Québec. Il a fermé ses portes en 1976, mais a permis un mouvement d’affirmation de soi et l’émergence de leaders autochtones.