Article publié dans l'édition Hiver 2018 de Gestion

Pour Gestion, l’entrepreneur et investisseur en médias et contenus numériques Guillaume Aniorté s’est demandé comment certains dirigeants mettent à profit leurs façons de faire des affaires ou de gérer leur entreprise pour avoir un effet bénéfique sur la société. Il s’est entretenu avec trois entrepreneurs qui, dans leurs secteurs d’activité respectifs, transforment les relations avec leurs employés, leurs fournisseurs et leur communauté.

Gestion du bonheur, certification d’impact, économie à échelle humaine... Comment ces notions et ces bonnes pratiques se transposent-elles concrètement dans le quotidien des entreprises ? À l’heure où les leaders affirment vouloir changer le monde, j’avais envie de comprendre ce qui motive et anime une profonde volonté de faire les choses autrement. Mes entretiens m’ont fait découvrir des entrepreneurs hors norme dont la personnalité, la vision et le parcours sont de véritables sources d’inspiration.

Zita Cobb : Exister par le tout

Zita Cobb, Fogo Island Inn

Zita Cobb, Fogo Island Inn

Après avoir fait fortune comme vice-présidente du géant de la fibre optique JDS Fitel, Zita Cobb revient, à la fin de la quarantaine, dans son île natale de Fogo, au nord-est de Terre-Neuve. Fille de pêcheur, Zita a grandi dans cette communauté de quelques milliers d’âmes où on apprend à vivre ensemble sur un petit territoire isolé.

La vie à Fogo n’est pas facile depuis le début de la crise des pêcheries, à la fin des années 1960. Partie étudier et travailler sur le continent, Zita est bien placée pour le savoir. Quelque temps après avoir quitté JDS Fitel, au début des années 2000, elle décide de s’investir pour son île, soucieuse de redonner de l’espoir et un avenir à cette communauté qu’elle chérit. Elle a du talent, le sens des affaires et, surtout, de l’argent : qui donc pouvait le faire mieux qu’elle ?

Pour imaginer le Fogo de demain, Zita Cobb suit la méthode ABCD, pour Asset-Based Community Development, ou développement communautaire axé sur les atouts. Cette approche permet de déterminer les atouts d’une région, d’une ville ou d’une communauté afin d’établir les bases de sa relance économique et sociale. Après un travail de réflexion rigoureux, la réponse lui apparaît alors dans toute sa limpidité : il faut s’appuyer sur l’hospitalité des habitants et la beauté des paysages de Fogo. D’où l’idée de construire un hôtel exceptionnel, le Fogo Island Inn, soigneusement décoré par les artisans locaux et qui fournit du travail à de nombreux résidents de l’île.

Fortement influencée par la pensée de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher (auteur du célèbre livre Small Is Beautiful), Zita raconte qu’elle a pris conscience des répercussions du tout dans la relation qui doit s’établir entre les êtres, la nature, l’économie et les rapports sociaux. Ne pouvant se résoudre à la seule dimension économique, elle entreprend d’ajouter une autre pièce à son œuvre, au-delà des problématiques du quotidien.

Zita Cobb s’inspire des films du Fogo Island Project que l’Office national du film du Canada a tournés dans les années 1970 puis en 2010 dans le but de redonner un élan social à cette île en crise. Elle décide donc de miser sur le côté artistique et culturel de sa communauté. Son projet d’hôtel a ainsi pour mission de combiner la dimension économique, davantage pragmatique et à court terme, avec la dimension culturelle, plus holistique, qui ouvre sur le rêve et sur les émotions. À son hôtel de luxe, Zita Cobb ajoute des résidences d’artistes qui accueillent des créateurs du monde entier. Ceux-ci ont toutefois pour obligation de partager leur démarche artistique avec la population afin d’engager les visiteurs et les habitants dans une relation rassembleuse et génératrice de cohésion sociale.

S’il n’a pas été facile de convaincre les résidents que la relance ne passe pas uniquement par des projets industriels, Zita Cobb estime aujourd’hui que le contact avec l’art est annonciateur d’une ère nouvelle, porteuse d’espoir et de fierté pour les jeunes générations qui reprennent possession de leur île. Cette femme dont les multiples activités et projets contribuent aujourd’hui à faire vivre 25 % des foyers de l’île de Fogo ne cache pas son désir de rayonner au-delà des océans et de partager son modèle avec d’autres communautés.

De la Gaspésie à l’Écosse, Zita Cobb sait que tout ce qu’elle a créé ici peut rayonner comme un modèle pertinent et prometteur pour l’avenir. Elle me cite sa maxime : « Nous devons nous assurer de ne pas devenir des oubliés de l’histoire du monde. » Ne pas sortir de l’histoire du monde : voilà un mantra valable pour toutes les communautés qui traversent des épreuves similaires.

Simon De Baene : Faire du Québec le meilleur endroit au monde où travailler

Simon de Baene, GSoft

Simon de Baene, GSoft

Quand Simon De Baene et ses partenaires créent la société de génie logiciel GSoft, en 2006, ils sont bien déterminés à rompre avec les modèles traditionnels. Mais les premières années sont surtout consacrées à la conception de produits et à la recherche d’occasions d’affaires, au point où ils en oublient ce qui était au cœur même de leur ambition : être heureux ! Les actions n’ont pas suivi les idées de départ, et cette boîte, pourtant prometteuse, ne leur donne plus envie d’y travailler si elle ne correspond pas à leur idéal.

« C’était comme se réveiller avec la gueule de bois ! » me confie Simon De Baene, pour qui la conviction qui les habitait à l’origine du projet redevient alors une priorité. S’ils veulent faire de GSoft une entreprise unique, ils doivent replacer l’être humain au cœur de leurs priorités. En effet, Simon est convaincu que si le grand bouleversement technologique de nos économies modernes nous permet de produire plus vite et beaucoup mieux, le temps que nous gagnons dans l’exécution des tâches doit être consacré au mieux-être et à l’intelligence. Ce sont là les deux ingrédients essentiels au succès des entreprises qui se réclament de la nouvelle économie.

À l’inverse des entrepreneurs conventionnels, qui pensent qu’il faut d’abord réussir avant d’implanter un mode de gestion novateur, Simon De Baene estime que le résultat est tributaire de la démarche, car c’est là toute la force du modèle. Créer un environnement dynamique et stimulant où circulent rapidement les idées et les initiatives constitue donc un facteur essentiel à la performance de l’entreprise. Chez GSoft, cette approche s’est notamment traduite par une plus grande liberté des employés, notamment en matière de vacances, de voyages de fin d’année ou de moments de détente au travail, où on a aménagé une rampe de skate et des espaces sieste.

Simon De Baene souligne que, pour lui, le bonheur est aussi associé au modèle relationnel. Dans son entreprise, tous les maillons de la chaîne sont essentiels pour créer de la valeur. Comme il aime le mentionner, « chez nous, on ne monte pas, on avance ! ». Les titres professionnels servent ainsi à définir les rapports avec les homologues de l’extérieur mais ne sont pas forcément un mode de valorisation à l’interne. Bien entendu, cette approche n’est pas toujours facile à faire accepter à des cadres ou à des employés, qui voient souvent dans les titres l’expression de leur statut hiérarchique. La disparition de cette forme de baromètre peut inquiéter, tout particulièrement dans un marché du travail où le titre définit l’individu et sa progression professionnelle. Mais Simon est convaincu que cette approche sera bientôt la norme.

Pour y arriver, il mise sur la clarté du leadership autour duquel s’articule et se fonde l’adhésion des employés. Pour lui, les éléments qui composent l’entreprise sont animés d’une même volonté, qui nourrit une conscience collective et homogène engagée dans un projet commun.

Au-delà de la réussite de GSoft et du modèle de gestion qu’il défend, Simon De Baene a pour ambition de susciter un fort vent de changement sur les vieux modèles qui dominent toujours. Il est persuadé qu’un des meilleurs atouts du Québec repose sur la valeur ajoutée et l’intelligence de son capital humain. « Nous avons tout ce qu’il faut au Québec pour nous tailler une place importante et rivaliser avec les plus grands de ce monde en ce qui a trait à l’innovation et au développement des entreprises de la nouvelle économie. »

Daleyne Guay : Investir pour l’impact social

Daleyne Guay,  DGIT Management

Daleyne Guay,  DGIT Management

Après avoir vendu sa sixième entreprise, Daleyne Guay, entrepreneur à succès, décide en 2014 de s’inscrire au programme de maîtrise en administration des affaires pour cadres EMBA McGill-HEC Montréal. Il profite de cette pause pour réfléchir au sens qu’il souhaite donner à son engagement professionnel et à sa vie d’homme d’affaires.

C’est là qu’il découvre la gestion d’impacts avec la certification B Corp, qui propose un cadre rigoureux et fiable aux entreprises souhaitant adopter des méthodes soucieuses de l’environnement écologique et social. Des marques comme Patagonia, Etsy et Ben & Jerry’s deviennent alors des modèles en raison du succès de leur intégration des principes de communauté, de redistribution de la richesse, de gestion humaine et de respect de l’environnement en conformité avec les règles d’impacts énoncées par l’organisme sans but lucratif américain B Lab, à l’origine de la certification B Corp.

Daleyne Guay décide en 2015 de se lancer dans une aventure audacieuse avec deux acolytes, Jean-François Giguère et Isabelle Théroux. Ils n’ont à ce moment-là aucune idée de l’entreprise qu’ils veulent créer, mais ils savent une chose : elle sera certifiée B Corp. Dès lors, ils entreprennent de trouver le projet qui pourrait le mieux s’inscrire dans cette démarche. L’idée vient d’Isabelle : pourquoi ne pas se lancer dans la microbrasserie ? Ils n’ont aucune expérience dans le domaine de la bière et ne connaissent rien aux processus de fabrication brassicole, mais l’audace paie ! Avant même que leur premier litre de bière n’ait été produit, le projet séduit de grandes enseignes, qui leur permettent d’avoir accès à 950 points de vente au Québec. La Brasserie New Deal était née !

Aux yeux des trois associés, le concept de brasserie répondait parfaitement aux enjeux posés par leur objectif fondamental. On œuvre ici dans le secteur de la transformation, avec tout ce que cela peut induire comme actions positives en matière d’environnement et d’écologie. La brasserie garantit une source de revenus récurrents et une profitabilité qui permet de lancer des initiatives tangibles liées à la redistribution de la richesse.

Daleyne Guay le dit sans détour : il est un capitaliste assumé, pour qui l’enrichissement ne doit pas être vu négativement mais plutôt comme une source de partage, de progrès social et d’effet positif sur l’environnement. Lui et ses associés s’assurent donc que leur brasserie ne génère aucun déchet, que les employés touchent un salaire d’au moins 15 $ de l’heure, que des personnes ayant un handicap physique ou social soient embauchées et qu’un fonds d’investissement soutienne le démarrage d’entreprises correspondant à leur vision.

Mais l’élément le plus singulier est certainement le soutien de la culture de l’orge, qui avait pratiquement disparu au Québec. Très attachés à la production locale, Daleyne Guay et ses associés ont donc invité des agriculteurs d’ici à en cultiver pour eux en leur garantissant trois ans de commandes d’avance. Cette stratégie a permis de réintroduire cette céréale qui offre l’avantage de s’intercaler avec d’autres cultures et de régénérer les champs.

Pour encourager l’approvisionnement local, la brasserie New Deal a invité des agriculteurs québécois à reprendre la culture de l’orge.

Aujourd’hui, Daleyne Guay estime qu’il ne sera plus jamais le même investisseur. Il n’a pas de grandes prétentions, mais il est animé par une grande volonté de contribuer au changement, à son échelle, grâce à ses décisions d’affaires. Car il est convaincu que ce mouvement, qui puise sa force la plus profonde dans la collectivité, est porté par des entrepreneurs et des entreprises qui font le choix de produire, de vivre et d’aborder l’avenir autrement, pour le bien de tous.