Article publié dans l'édition été 2018 de Gestion

De 50 % à 90 % des efforts stratégiques des entreprises sont en définitive considérés comme des échecs1. Par conséquent, peu d’entreprises réussissent à créer et à maintenir un avantage concurrentiel ainsi qu’à assurer leur croissance de façon durable. Les entreprises peuvent toutefois éviter le naufrage grâce à un système rigoureux et agile de gestion de la stratégie.

Les enjeux de longévité sautent aux yeux à l’analyse de la liste des entreprises du classement Fortune 500. En effet, seulement 12 % des entreprises retenues dans ce palmarès en 1955 s’y trouvaient encore en 2014. Et tandis que les entreprises figuraient dans cette liste depuis 75 ans en moyenne dans les années 1970, cette durée se chiffre à seulement 15 ans de nos jours. Pour mieux se tirer d’affaire dans l’environnement hyperconcurrentiel et mondialisé d’aujourd’hui, les entreprises doivent maîtriser trois groupes d’activités essentiels : formuler, mettre en œuvre et exécuter leur stratégie.

Efforts stratégiques, les groupes d'activités

Les causes premières des difficultés

Les difficultés que connaissent les entreprises dans la formulation, la mise en œuvre et l’exécution de leur stratégie ont généralement 11 causes principales2.

  1. En plus d’un nombre insuffisant d’options considérées durant la formulation de la stratégie, l’analyse manque de rigueur. En effet, on se contente trop souvent d’un examen très sommaire de la capacité d’une entreprise à mettre en œuvre chacune des options envisagées. Par conséquent, la mise en œuvre de la stratégie choisie est souvent semée d’embûches imprévues et difficiles à surmonter, ce qui peut donner l’occasion aux concurrents de prendre de l’avance.
  2. On communique la nouvelle stratégie aux employés en omettant le plan d’action nécessaire à sa mise en œuvre. Ne sachant pas clairement ce qu’elles doivent faire, les équipes posent des gestes qui, malgré leurs bonnes intentions, entrent en contradiction les unes avec les autres et contribuent peu à la mise en œuvre de la stratégie.
  3. On met l’accent sur les problèmes à court terme et les tâches quotidiennes retardent la mise en œuvre de la stratégie. Il n’est d’ailleurs pas rare que la stratégie ne soit toujours pas implantée deux ou trois ans on adoption; de ce fait, elle devient désuète.
  4. Le plan financier à long terme et les budgets annuels ne rendent pas compte des investissements nécessaires et des bénéfices escomptés de la mise en œuvre de la stratégie. Du coup, le plan financier à long terme et les budgets prévoient trop souvent une croissance et une rentabilité irréalistes.
  5. Les projets de transformation proposés afin de mettre en œuvre la stratégie sont plombés par une vision à court terme et par une gestion en silos.
  6. Trop de projets sont lancés en même temps et on persiste à mener ceux que la nouvelle stratégie a pourtant rendus caducs. De ce fait, les employés croulent sous le travail, tandis que la mise en œuvre de la stratégie ne progresse que très lentement.
  7. Les projets de transformation sont réalisés dans un ordre inadéquat et en accordant trop d’importance au respect des délais et des budgets, ce qui nuit à la qualité des transformations et entrave la création de synergies.
  8. Les transformations d’affaires à moyen et à long terme ne sont pas planifiées. Par conséquent, certains changements sont faits à la pièce, au plus bas coût possible et au détriment des besoins d’affaires futurs.
  9. Les processus budgétaires habituels ne permettent pas d’optimiser l’utilisation des ressources humaines et financières consacrées à la transformation de l’entreprise. La mise en œuvre de la stratégie est donc trop lente.
  10. Le leadership est inadéquat. Les gestionnaires font peu d’efforts pour communiquer la stratégie ainsi que pour motiver et obtenir l’engagement des parties prenantes. Résultat : le personnel ne comprend pas la stratégie et les objectifs qui en découlent, d’où une résistance au changement.
  11. Les entreprises ne tiennent pas suffisamment compte des événements internes et externes. Elles tardent donc à apporter les ajustements qui s’imposent pour parfaire la formulation, la mise en œuvre et l’exécution de leur stratégie.

Gestion de la stratégie : les pratiques à adopter

Les entreprises doivent se doter d’un système de gestion rigoureux et agile conçu pour s’attaquer aux causes premières des difficultés qu’elles subissent dans leurs efforts stratégiques. Un système de gestion est un ensemble intégré de processus, de structures organisationnelles, d’expertises, d’objectifs, d’informations et, dans certains cas, d’incitatifs et de systèmes informatiques. L’importance d’un tel système a été démontrée par plusieurs auteurs, dont Robert S. Kaplan et David P. Norton dans The Execution Premium Linking Strategy to Operations for Competitive Advantage. Ce système doit s’appuyer sur un ensemble intégré de pratiques dont l’utilisation n’est malheureusement pas encore généralisée. Voici les plus importantes :

Les responsabilités du dirigeant principal de la stratégieUn cadre supérieur responsable de la stratégie

Le rôle du « dirigeant principal de la stratégie » (que les anglophones nomment chief strategy officer) consiste à mener les activités de formulation et d’adaptation de la stratégie en collaboration avec les autres dirigeants ainsi qu’à soutenir et à encadrer sa mise en œuvre. Au sein d’une grande entreprise, il est souhaitable qu’un haut dirigeant se consacre exclusivement à cette tâche. Toutefois, dans une organisation de taille plus modeste, un dirigeant peut cumuler plusieurs responsabilités en plus de la stratégie. Afin d’être en mesure de bien remplir ses responsabilités, le dirigeant principal de la stratégie doit être entouré d’une équipe comportant, entre autres, des professionnels en stratégie, en architecture d’affaires (voir ci-contre), en gestion de projets de transformation et en gestion du changement.

L’architecture d’affaires

Afin de se transformer de façon efficace et efficiente pour exécuter fidèlement leur stratégie, les entreprises doivent créer un plan d’ensemble qui définira leur fonctionnement futur selon une « architecture d’affaires cible ». Cette architecture doit à son tour servir à élaborer le plan de transformation qui établit les projets de transformation et les ordonne de façon à ce que leur réalisation soit la plus efficace et la plus efficiente possible. Ces deux plans doivent être créés de façon dynamique, c’est-à-dire ébauchés lors de la formulation de la stratégie afin d’en confirmer la faisabilité puis complétés par étapes et mis à jour lorsque des ajustements sont apportés à la stratégie. Cette méthode permet entre autres de lancer des projets dès l’adoption de la stratégie.

Des projets réalisés de façon agile

Afin de maintenir leur position concurrentielle, les entreprises doivent apporter des améliorations fréquentes à leurs produits et services plutôt que d’en faire la refonte complète à des intervalles de cinq ou dix ans3. L’évolution de leur fonctionnement interne doit suivre la même logique en subdivisant les projets de transformation en courtes étapes qui contribuent toutes à implanter une partie de l’architecture d’affaires cible. De plus, les entreprises doivent intercaler des points de contrôle parmi ces étapes afin d’en assurer la cohérence stratégique continue.

Des meneurs dans le changement

Les dirigeants de l’entreprise et les autres leaders doivent s’assurer que toutes les personnes concernées par la stratégie et par les transformations afférentes y adhèrent et s’engagent activement dans leur mise en œuvre. Cette tâche requiert beaucoup d’énergie et de temps. Afin de soutenir ce leadership au sein de l’entreprise, il importe de créer une équipe d’experts en gestion du changement relevant du bureau principal de gestion de la stratégie. Ces experts ont pour mission de soutenir et d’encadrer l’ensemble des leaders dans la réalisation de cette tâche.

Un plan financier à long terme fidèle à La stratégie

Afin d’assurer la plus grande cohérence possible entre leurs objectifs financiers et leur stratégie, les entreprises doivent élaborer un plan financier à long terme (de trois à dix ans) et y intégrer des prévisions réalistes en matière de coûts et de bénéfices reliés à la mise en œuvre et à l’exécution de la stratégie. Ce plan doit être mis à jour tous les ans.

Une gestion agile des fonds

En plus de gérer de façon centralisée leurs investissements en R-D et en transformation, les entreprises doivent allouer ces fonds aux divers projets en fonction du plan financier à long terme, des événements et des prévisions financières à court terme (sur 12 à 18 mois, en prévoyant de les actualiser tous les mois). Ceci permet de gérer le rythme de la mise en œuvre de la stratégie de façon beaucoup plus agile que les budgets annuels classiques, ventilés par service.

Des objectifs gérés de façon agile

Toutes sortes d’événements internes et externes peuvent à tout moment rendre caducs certains objectifs assignés au personnel. Ces objectifs doivent être actualisés sans délai afin de s’assurer que les membres du personnel consacrent tous leurs efforts aux bonnes choses à accomplir.

Pour aller plus loin

Hadaya, P., et Gagnon, B., Business Architecture – The Missing Link in Strategy Formulation, Implementation and Execution, Longueuil (Québec), ASATE Publishing, 2017, 258 p.

Hadaya, P., et Gagnon, B., « L’architecture d’affaires – Le chaînon manquant dans la formulation, l’implantation et l’exécution d’une stratégie d’affaires »Gestion HEC Montréal, vol. 42, n° 3, p. 90-93.

Des rencontres de gouvernance régulières

La formulation, la mise en œuvre et l’exécution d’une stratégie gagnante exigent des entre- prises qu’elles soient sans cesse attentives aux événements internes et externes et qu’elles s’y adaptent rapidement. Pour ce faire, des rencontres de direction distinctes portant sur la stratégie, sur la transformation de l’entreprise et sur les travaux en R-D sont requises. Elles peuvent avoir lieu une seule fois par trimestre ou plusieurs fois par mois, selon la nature des rencontres et de l’entreprise. De plus, des rencontres plus fréquentes auxquelles participeront des gestionnaires et des experts permettront de s’assurer que les projets en cours soient judicieux en ce qui a trait à la mise en œuvre de la stratégie et réalisés de façon efficace et efficiente.

Un tableau de bord stratégique

Un tableau de bord permet de faire un suivi objectif du succès de la stratégie et de l’avancement des projets de transformation et de R-D.

Des rôles clairs dans la prise de décisions

Afin d’accélérer la prise de décisions et d’éviter toute ambiguïté, il faut désigner dès le départ les parties prenantes qui devront participer à chacune des décisions clés reliées à la formulation, à la mise en œuvre et à l’exécution de la stratégie. Le rôle de chacune d’elles doit lui aussi être défini.

L’importance de La collaboration

Promouvoir la collaboration à toutes les étapes est essentiel pour aller chercher les meilleures idées et pour assurer l’adhésion de tous à la stratégie et aux transformations qui en découleront. L’équipe du bureau principal de gestion de la stratégie doit d’ailleurs être exemplaire à cet égard.

Cinq ans de travail ont été investis afin de concevoir et de raffiner un modèle de référence pour un système de gestion de la stratégie intégrant ces pratiques. Ce modèle peut être adapté aux circonstances particulières de chaque organisation.


Notes

1- Cândido, C. J. F., et Santos, S. P., « Strategy implementation – What is the failure rate? », Journal of Management & Organization, vol. 2, n° 2, 2015, p. 237-262.

2- Ces 11 causes premières ont été établies en se basant sur une revue exhaustive de la littérature et sur l’expérience professionnelle des auteurs. Voir Hadaya, P., et Gagnon, B., Business Architecture – The Missing Link in Strategy Formulation, Implementation and Execution, Longueuil (Québec), ASATE Publishing, 2017, 258 p.

3- Womack, J. P., Jones, D. T., et Roos, D., Le système qui va changer le monde, Dunod, Paris, 1992, 348 p.