Article publié dans l'édition Automne 2019 de Gestion

Une entreprise sans autorité hiérarchique est-elle possible ? Quels avantages s’offrent aux dirigeants qui décident de confier la gestion de leur organisation à l’ensemble des employés ? Deux cas de figure nous font découvrir ce courant « autonomiste » dans le monde de la gestion.

Suite de l'article « Partage du pouvoir dans les organisations : effet de mode ou véritable solution ? »


Ils sont deux ; l’un est Suisse, l’autre est Québécois. À Genève, Christophe Dunand dirige Réalise, une entreprise d’économie sociale spécialisée dans la requalification du personnel. Le Québécois, Steve Bussières, propriétaire de la firme Produits métalliques Bussières, se spécialise dans la transformation du métal en feuille à Saint-Henri, près de Québec. Si un océan les sépare, les deux dirigeants ont en commun d’expérimenter un nouveau mode de gestion de l’entreprise qui vise à éliminer la hiérarchie et les contrôles pour se reposer sur la confiance et pour cultiver l’autonomie des équipes.

« Nous avons coupé la tête de la pyramide égyptienne. Cela ressemble plus à un temple aztèque », dit Christophe Dunand, qui conserve le titre de directeur général pour des raisons purement externes. « J’ai encore les plumes, mais le statut a disparu. J’ai un rôle : la stratégie, la vision, la réflexion sur la gestion. Mais je ne décide pas de tout, et surtout pas de l’exploitation. »

Chez Produits métalliques Bussières, une entreprise fondée en 1991, il n’y a plus d’organigramme depuis 2017. « Nous avons des responsabilités mais pas de titre. Moi, je suis propriétaire plus que président », dit Steve Bussières, qui explique avoir découvert ce modèle par hasard autour d’un feu de camp lors de la sortie annuelle de canot-camping de la Maison des leaders, un lieu de rencontre pour les dirigeants. « Ça découle en fait d’une très longue remise en question personnelle qui m’a amené à essayer presque toutes les recettes de gestion », raconte Steve Bussières, qui précise en avoir fini avec le doute existentiel.

L’entreprise sans hiérarchie

Si le modèle se cherche encore un nom – entreprise sans patron, entreprise libérée, autogestion, modèle participatif, holacratie, gestion collégiale –, les deux entrepreneurs sont d’accord quant au mode d’application. Dans une entreprise qui se libère de la hiérarchie traditionnelle, les gestionnaires agissent comme accompagnateurs plutôt que comme décideurs. « Pour moi, l’expression qui résume le mieux l’approche, c’est le management par la confiance », dit Steve Bussières.

Christophe Dunand, qui préfère parler d’autorité distribuée, répond à un penchant naturel. « Je ne suis pas du genre à multiplier les mécanismes de contrôle. La firme Réalise existe depuis 1984, mais je l’ai toujours dirigée à temps partiel, parce que je consacre 30 % de mon temps comme chargé de cours à la Haute École de gestion de Genève. J’ai compris très tôt que le rôle d’un dirigeant consiste à appuyer les équipes et à assurer une vision à long terme, pas à les embêter pour des questions d’exploitation qui sont de leur ressort. » C’est grâce à deux livres1 qu’il découvre que son approche s’inscrit dans un courant mondial et qu’il existe des processus qui permettent de formaliser un cadre non hiérarchique.

Steve Bussières, qui lui aussi a dévoré un des deux ouvrages qu’a lus son homologue suisse et qui en parle comme de sa bible, explique que le défi consiste à trouver l’équilibre entre l’absence de hiérarchie et la capacité d’action. « Le piège, c’est que personne ne décide à force de chercher le consensus. Il faut au contraire que les leaders naturels émergent. Les leaders prennent l’initiative et les gestionnaires doivent les encadrer. »

L’autorité, autrement

Selon Christophe Dunand, une approche basée sur la confiance ou sur l’autonomie n’a rien à voir avec la négation de l’autorité. « Tous ne sont pas égaux et tous n’ont pas envie de prendre des risques. On va plutôt distribuer l’autorité pour réduire les niveaux hiérarchiques. Certains cercles vont conserver des pouvoirs décisionnels si c’est nécessaire. On ne demande pas aux employés administratifs de gérer les relations avec les actionnaires. Mais ils peuvent très bien gérer des choses à leur niveau, comme les horaires. »

Steve Bussières précise que son but, comme patron, est de faire grandir l’équipe. « Je dirais que le tiers des employés comprennent réellement de quoi il s’agit. Les autres suivent. Mais de temps en temps, on en voit un qui “clique”. »

Steve Bussières explique que la direction n’a plus besoin de punir ou de discipliner les récalcitrants et les contestataires. Comme tout le monde est informé des décisions et a accès aux états financiers, ce sont les autres employés qui rappellent aux réfractaires leurs responsabilités. « J’ai passé deux semaines en Asie pour le boulot. Je n’ai reçu aucun appel, pas un courriel. Chacun agissait à son niveau », dit-il.


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Des résultats convaincants

Chez Produits métalliques Bussières, les résultats n’ont pas tardé à se manifester. En 2018, l’entreprise a connu la meilleure année de son histoire. Mieux : même si la région enregistre un taux de chômage très faible, soit moins de 2 %, l’entreprise continue de recevoir des CV non sollicités.

Steve Bussières croit que c’est parce qu’il a inculqué aux employés « l’amour du client », une notion qui en a fait sourciller certains au départ, d’autant plus que le slogan est clairement affiché sur des t-shirts. « C’est plus qu’une priorité, c’est devenu notre raison d’être. Nos clients expriment un fort taux de satisfaction. Nous avons maintenant des clients qui nous donnent 100 % de leurs contrats d’approvisionnement. »

Christophe Dunand constate à quel point Réalise a gagné en résilience et en agilité. « Le personnel adhère très fortement à l’organisation.

Ça nous a permis de survivre à plusieurs coups durs sans trop de difficulté. Ils sont là, ils bossent et ils sont très impliqués », explique le directeur général, qui décrit un cadre d’amélioration continue où l’accumulation de petites idées transforme constamment l’entreprise.

« Le résultat le plus concret est dans la conception de nouveaux produits. Nous avons mis sur pied une formation pour les non-francophones et une autre en développement Web. Il ne nous a fallu que six mois pour l’analyse et encore six mois pour l’installation. Dans l’ancienne structure, ça ne serait jamais allé aussi vite », affirme M. Dunand.

Confiance et introspection

La gestion basée sur la confiance, c’est à la fois très simple et très compliqué. Simple parce qu’elle élimine tous les contrôles hiérarchiques traditionnels, à commencer par les pointeuses et par les comités de direction. Compliqué parce qu’il n’y a pas de recette toute faite et que l’ensemble du personnel doit se réinventer. Le défi est donc relationnel et cela demande des efforts de la part de tous, à commencer par le directeur.

« Ça n’ira jamais plus vite que le patron, dit Christophe Dunand. Pour réussir, il faut accepter que ça soit un long processus, très personnel. Si le patron n’est pas prêt à lâcher, les autres cadres ne le feront pas avec leur équipe. »

Steve Bussières explique que la pire raison de se lancer est d’agir par « suivisme », c’est-à-dire de faire comme tout le monde, parce que ça réussit à d’autres. « Il faut l’avoir dans les tripes, sinon, au premier problème, le patron va court-circuiter les canaux établis pour décréter : “On fait ça de même !” Il faut faire confiance, laisser apprendre, il faut vivre avec le fait que d’autres jouent avec ton argent. Il faut que ça déstabilise. Ça va très au-delà de la simple délégation de pouvoir », raconte l’entrepreneur.


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Dans cette réorganisation des processus, Christophe Dunand a perdu deux de ses sept cadres et s’attend à en perdre d’autres. « Il y a des gens qui ne sont pas du tout faits pour ce genre d’organisation. Chez les employés, il y en a 2, 3, 5 % qui ne peuvent absolument pas fonctionner là-dedans. Comme patron, si vous n’êtes pas bien dans vos bottes, ça n’ira nulle part. »

Steve Bussières explique qu’on doit avoir un niveau de conscience élargi et une forte intelligence émotionnelle, car il faut pouvoir s’accommoder de la complexité. « Piquer une crise, ça peut être correct. Mais il faut pouvoir s’observer et se demander : “Qu’est-ce qui provoque ça ?” Un dirigeant qui n’est pas capable de se remettre en question ferait mieux de ne pas essayer. »


Note

1 Getz, I., et Carney, B. M., Liberté & Cie Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Paris, Flammarion, 2016, 483 pages ; Laloux, F., Reinventing Organizations – A Guide to Creating Organizations Inspired by the Next Stage in Human Consciousness, Oxford, Nelson Parker Publishing, 2014, 382 pages.