Gestion des conflits : un art qui s’apprend
2024-06-07
French
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2024-09-05
Gestion des conflits : un art qui s’apprend
Leadership , Stratégie , Dossier
Illustration : Sébastien Thibault
Les gestionnaires perçoivent souvent les conflits comme autant d’épines dans le pied. Le professeur Afzal Rahim, de l’Université Western Kentucky, œuvre depuis plus de 40 ans à élaborer des approches pour leur faciliter la tâche.
Au fil des siècles, la notion de conflit a connu plusieurs définitions plus ou moins complexes qui tournent toutes autour d’une idée simple : le désaccord. Cependant, les désaccords ne sont pas tous de même nature et n’auront pas tous les mêmes répercussions sur une organisation. De plus, ils nécessiteront différentes approches d’intervention. «Apprendre à déceler les origines des conflits et à en distinguer les différents types est essentiel pour poser un diagnostic précis et pour adopter une méthode de gestion adéquate», indique Afzal Rahim.
Dans son ouvrage Managing Conflict in Organizations[1] le professeur cite une bonne douzaine de contextes conflictuels, dont cinq lui semblent particulièrement importants. Le conflit substantif est causé par une divergence d’opinions autour d’un sujet lié au travail. Le conflit affectif surgit lorsque deux parties réalisent qu’elles éprouvent des sentiments incompatibles par rapport à certaines questions. Le conflit de processus est directement attribuable à un désaccord sur la manière dont une tâche doit être accomplie, les délais ou encore l’attribution de certaines responsabilités.
De ces trois formes en découlent deux autres. Le conflit transformé est un désaccord substantif qui devient affectif. Cela se produit lorsqu’une mésentente sur des questions liées au travail glisse vers des attaques personnelles, et quand la raison cède la place aux émotions. Le conflit déguisé fonctionne un peu à l’inverse. Des gens qui vivent un désaccord émotionnel ou de valeurs s’acharnent à critiquer les idées et les propositions reliées au travail émises par leurs opposants. C’est donc un conflit affectif déguisé en conflit substantif.
«Certaines formes de conflit peuvent avoir des retombées positives, note Afzal Rahim. Les conflits substantifs ou de processus s’avèrent utiles pour résoudre des problèmes et augmenter la créativité, à condition d’être bien gérés. Mais les conflits affectifs, transformés et déguisés peuvent devenir très toxiques et réduire l’engagement des employés, leur productivité et leur satisfaction.»
La nature d’un conflit dépend en outre des personnes concernées. À l’intérieur d’une organisation, il peut être intrapersonnel (lorsqu’une personne doit agir d’une manière qui la place en opposition avec ses propres valeurs ou son expertise) ou interpersonnel. Il peut aussi être intragroupe ou intergroupe.
Un problème d’image
On doit bien l’admettre : les conflits n’ont pas très bonne réputation auprès des gestionnaires ni même de la communauté de recherche en gestion. On s’efforce généralement de les prévenir et de les éliminer, afin de favoriser l’harmonie au sein d’un groupe.
Cette perspective s’est construite lentement, pendant plus de deux mille ans, comme en témoignent les travaux de plusieurs philosophes et sociologues. Afzal Rahim nous propose de remonter jusqu’à Platon et Aristote, qui ne s’entendaient pas sur grand-chose, mais qui partageaient l’amour de l’ordre et l’horreur des conflits. Même chose pour Thomas Hobbes et John Locke, deux philosophes anglais du 17e siècle, que tout opposait, sauf leur crainte commune des conflits sociaux.
Aux 19e et 20e siècles, certains philosophes ont jeté un éclairage différent sur la question. Hegel, par exemple, a présenté la notion de dialectique, selon laquelle tout concept (thèse) renferme en lui-même son opposé (antithèse). Du conflit entre la thèse et l’antithèse surgit un nouveau concept : la synthèse. Puis, le processus recommence. C’est ainsi, d’après lui, que la connaissance progresse.
Empruntant une jolie formule, le philosophe américain John Dewey a affirmé pour sa part que le conflit est la «mouche du coche de la pensée». La présence de désaccords et d’opposition serait justement le moteur qui nous incite à agir, à élargir nos perspectives et à innover. D’autres scientifiques et penseurs comme Charles Darwin et les sociologues Georg Simmel et Lewis A. Coser ont aussi présenté certains aspects positifs du conflit. Mais la crainte de ses effets délétères est restée bien présente chez plusieurs autres sociologues, tels Elton Mayo et Talcott Parsons.
Depuis quelques décennies, la vision moderne des conflits organisationnels admet leur inévitabilité et le fait qu’ils peuvent représenter à la fois un atout et un risque pour les entreprises. Mais cette vision tarde à percer dans l’ensemble de la société, qui continue de les redouter. Ainsi, les gestionnaires et les employés viennent fréquemment de milieux qui les ont peu habitués à aborder ces situations de manière constructive et productive.
«Dans nos sociétés, le conflit est généralement mal vu, note Afzal Rahim. Beaucoup de parents n’acceptent pas que leurs enfants les contestent; les institutions religieuses et même les dirigeants de plusieurs entreprises découragent les gens d’énoncer des opinions contraires aux idées reçues ou d’aller contre l’autorité. Cela diminue la créativité et propage une image négative du conflit.»
Lui-même croit que ces personnes font fausse route. Celui qui a fondé l’International Association for Conflict Management en 1984 et le réputé International Journal of Conflict Management en 1990 estime que les gestionnaires doivent surtout se former à gérer les désaccords, voire à en tirer profit. Cela nécessite de savoir poser des diagnostics quant à la nature des conflits, inévitables, qu’ils rencontreront, et surtout, d’apprendre à bien intervenir pour en retirer les effets positifs et en réduire les répercussions négatives.
Choisir le bon remède
En premier lieu, le professeur met en garde les gestionnaires qui commettent souvent l’erreur de tenter de résoudre les conflits entre des individus ou des groupes sans se demander si ce ne sont pas la structure ou les procédés de l’organisation qui suscitent les mésententes. Leur rôle consiste pourtant à examiner la situation dans son ensemble, y compris les effets de la structure et des procédés sur les relations entre les individus et les groupes. Cette approche aide à anticiper des changements qui favoriseront les conflits substantifs et réduiront les autres types de conflits, qu’ils soient affectifs, de processus, transformés ou déguisés.
Les gestionnaires doivent également connaître les différents styles d’intervention pour résoudre un conflit. Afzal Rahim en propose cinq, en commençant par le style intégrateur. Celui-ci exige d’inclure plusieurs individus ou groupes dans la résolution d’un problème. Il sert à relever un défi complexe qui ne peut être résolu par une seule personne, et permet de mettre à profit des connaissances et des habiletés complémentaires. Cependant, il est moins efficace lorsqu’on manque de temps, quand les gens possèdent peu d’expérience en résolution de problème ou lorsqu’ils n’ont pas intérêt à le régler.
Le style serviable est utilisé dans un contexte où l’une des parties est prête à faire facilement des concessions à l’autre, soit parce qu’elle a peu d’intérêts dans le conflit ou qu’elle espère obtenir à son tour des concessions sur un autre enjeu. Il ne donne pas de bons résultats lorsque les deux parties sont convaincues d’avoir raison ou croient que l’autre a tort ou manque d’éthique.
Le style dominateur exige que le gestionnaire tranche la question plus radicalement. On peut y recourir lorsqu’une décision très rapide s’avère nécessaire, quand on doit implanter un changement impopulaire ou encore devant un sujet de moindre importance. Cependant, ce style peut faire des ravages s’il s’agit de régler un problème complexe, si on a assez de temps pour employer des procédés plus inclusifs et plus participatifs et qu’on ne le fait pas, ou si la partie adverse a autant de pouvoir que nous.
Le style de l’esquive est trop souvent utilisé par des gens qui n’osent pas affronter un conflit. Il peut être efficace lorsque l’enjeu est vraiment futile, lorsqu’on doit laisser passer un peu de temps avant de s’attaquer à la source du problème ou lorsque le dysfonctionnement qui découlerait d’une confrontation excède les bénéfices espérés de la résolution du problème. Toutefois, quand le sujet est important, que les parties ne veulent pas attendre ou que le gestionnaire est directement responsable de la décision, cette méthode ne donne pas de bons résultats.
Enfin, le style du compromis s’impose si les objectifs des deux parties sont inconciliables ou lorsque les deux parties possèdent autant de pouvoir l’une que l’autre et que leurs négociations aboutissent à une impasse. En l’absence de consensus, on peut s’entendre sur une solution temporaire afin d’éviter une escalade. Le compromis peut être difficile à faire accepter à un groupe qui se croit plus puissant que son opposant, ou devant un problème très complexe ou qui repose sur une confrontation de valeurs.
Ne pas négliger la formation
«On néglige trop souvent l’importance d’offrir aux gestionnaires et à leurs équipes une formation en gestion de conflits, déplore Afzal Rahim. Pourtant, plusieurs recherches montrent bien que les gens deviennent beaucoup plus efficaces dans leur approche des conflits lorsqu’ils détiennent plus d’informations et qu’ils sont mieux entraînés.»
Dans les formations qu’il offre, le professeur Rahim utilise deux outils qu’il a élaborés lui-même. Le Rahim Organizational Conflict Inventory-1 (ROCI-I) et le ROCI-II. Le premier mesure les conflits intrapersonnels, intragroupes et intergroupes, alors que le second évalue l’application de cinq styles de gestion des conflits interpersonnels. Ces deux questionnaires, auxquels on peut répondre en moins de dix minutes, servent de base à une meilleure compréhension de notre approche actuelle des conflits et des manières dont on pourrait l’améliorer.
Les gestionnaires doivent développer une vision qui admet l’utilité de certains conflits. Leur rôle n’est pas tant de réduire, éliminer ou éviter les conflits, mais plutôt de diminuer leur impact dysfonctionnel et d’augmenter leurs effets fonctionnels. C’est justement pour cela qu’Afzal Rahim préfère l’expression gestion de conflits à celle de résolution de conflits.
«Lorsque les gens apprennent à bien gérer les conflits au travail et même à en tirer du positif, ils expriment un plus haut niveau de satisfaction envers leur emploi, souligne Afzal Rahim. C’est justement ça, l’objectif de la gestion de conflits.»
Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion
Note
[1] Rahim, A., Managing Conflict in Organizations, 5e éd., Londres, Routledge, 2023, 320 pages.
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