Article publié dans l'édition Été 2010 de Gestion

Les cas de fraudes commises par les dirigeants d’entreprise demeurent relativement rares1. Toutefois, ils constituent un phénomène fortement médiatisé, qui entraîne des pertes importantes pour les actionnaires et les créanciers des sociétés visées et qui, à terme, mine le fonctionnement des marchés des capitaux.

Ainsi, la publicité entourant les cas Hollinger, Norbourg, Cinar, Nortel ou Livent illustre bien l’intérêt du grand public pour les fraudes et les dirigeants qui y sont impliqués.

En outre, au Canada, les cas de fraude découverts et ayant fait l’objet de poursuites judiciaires par les autorités de réglementation des marchés financiers au cours des 10 dernières années impliquent des dizaines, voire des centaines de milliers d’investisseurs, dont les pertes se chiffrent à plusieurs milliards de dollars2. L’encadré 1 rappelle trois cas récents de dirigeants fraudeurs.

La révélation d’une fraude entache aussi la réputation de plusieurs intervenants sur les marchés financiers, ébranlant ainsi la confiance des investisseurs envers le marché et pénalisant toutes les entreprises. En effet, toute annonce de fraude amène les investisseurs à remettre en cause la compétence ou la vigilance des autorités de réglementation des marchés financiers, des auditeurs, des analystes financiers, des conseils d’administration et des agences de notation de crédit, le tout sans égard à leur part de responsabilité réelle.

Aux pertes financières subies par les investisseurs qu’entraînent de telles fraudes s’ajoutent les coûts socioéconomiques liés aux pertes d’emplois. Les sociétés dont les directions ont été impliquées dans une fraude disparaissent la plupart du temps.


LIRE AUSSI : « Fraudes et gestion de crise : leçons tirées d'un cas réel »


Quelles sont les caractéristiques des principales fraudes financières et comptables commises par les dirigeants ? Pourquoi des dirigeants d’entreprise ou des entrepreneurs qui, en apparence, ont réussi s’engagent-ils dans la fraude et la manipulation ? Peut-on associer des attributs individuels et organisationnels aux fraudes commises par les dirigeants et les entrepreneurs ? Que peuvent faire les principaux responsables du maintien de l’intégrité des marchés financiers (par exemple, les administrateurs, les auditeurs, les organismes de réglementation, les analystes financiers) pour détecter et, idéalement, prévenir de telles fraudes ?

Encadré 1 : Fraudes financières au sommet : quelques exemples de dirigeants

Garth Drabinsky et la société Livent
Garth Drabinsky, cofondateur, P.D.G. et actionnaire contrôlant de Livent, a récemment été condamné pour des fraudes financières et comptables commises dans les années 1990. À son apogée, Livent était la plus grande société de production de spectacles en Amérique du Nord. Toutefois, elle a fait faillite après qu’eurent été découvertes de nombreuses irrégularités comptables et opérations entre apparentés. Vue de l’extérieur, la gouvernance de la société était exemplaire. Ainsi, son conseil d’administration comptait une majorité de membres indépendants issus de l’élite financière de Toronto, mais l’expertise en gestion théâtrale était absente. Les pratiques de rémunération de la société étaient orientées vers les incitations basées sur la performance, la société étant cependant surévaluée. Drabinsky et Livent jouissaient d’une réputation surdimensionnée, ayant récolté de nombreux prix et reconnaissances (comme le prix Tony pour plusieurs productions montées sur Broadway). En outre, Drabinsky était un habitué des pages mondaines des médias torontois. (Adapté de Magnan et al., 2008)

Conrad M. Black et la société Hollinger
Ayant monté le troisième empire de presse en importance dans le monde et accédé à la Chambre des lords du Parlement britannique, Conrad M. Black amorce une descente aux enfers. On le retrouve aujourd’hui dans une prison de Floride, purgeant une peine pour plusieurs chefs d’accusation liés à des opérations entre apparentés et de détournement. Le procès ayant conduit à sa condamnation a rendu publiques plusieurs caractéristiques des fraudes de dirigeants : un conseil d’administration en apparence indépendant et ayant peu d’expertise compte tenu de l’ampleur et de la complexité des opérations à superviser; une équipe de direction formant une quasicollusion; un discours rationalisant, Black jugeant que, en tant que propriétaire-dirigeant, il avait plus de droits que les actionnaires minoritaires; une figure emblématique, Black ayant été reconnu comme représentant la nouvelle génération de l’Establishment canadien-anglais. (Adapté de Magnan, 2004)

Scott Sullivan et la société Worldcom
Scott Sullivan, l’ancien directeur financier de Worldcom, purge aujourd’hui une peine de 25 ans de prison en raison de sa participation à une fraude qui, à ce jour, est l’une des plus importantes à avoir été commises en Amérique du Nord. Alors que la bulle technologique éclatait, Sullivan a gonflé artificiellement les bénéfices de Worldcom de plusieurs milliards de dollars en considérant des dépenses d’entretien courant comme des investissements à long terme. Or, Sullivan avait atteint le sommet de sa profession. Selon la revue CFO Magazine, son rôle dans l’acquisition de MCI lui vaudrait d’entrer dans la légende (cette acquisition représentait une des plus importantes prises de contrôle de l’histoire des États- Unis). Sullivan était également célébré dans plusieurs médias et par les analystes comme le meilleur directeur financier du pays. (Adapté de Magnan et al., 2008)

Nous tenterons de répondre à ces questions en nous appuyant sur la documentation mais aussi en présentant un cas de figure, celui de la société Cinar. Pourquoi avoir choisi cette société? Vu la nature particulière de ses activités et la diversité des allégations de fraude qui ont pesé sur elle et ses dirigeants, la Corporation Cinar constitue un cas typique illustrant les fraudes comptables ou financières commises par des dirigeants.

De plus, au cours des 10 dernières années, ce cas a fait la une des journaux et il continue d’être commenté, et ce, plusieurs années après la cession de cette entreprise et la disparition de sa cofondatrice. Les nombreux articles et documentaires portant sur l’entreprise, ses dirigeants et ses activités permettent donc de brosser un portrait relativement étoffé de ce cas de figure, de l’analyser plus en profondeur et de rendre nos constats et nos recommandations plus tangibles pour le lecteur. Par ailleurs, nous appuierons nos propos, dans cet article, sur d’autres cas de fraude médiatisés tant au Canada qu’en France ou aux États-Unis.

L’article comprend quatre parties. Premièrement, nous présentons brièvement le contexte entourant la société Cinar, avant qu’elle ne sombre en raison de nombreuses accusations et contre-accusations de fraude et de malversations. Deuxièmement, nous effectuons une synthèse des principaux types de fraudes commises par des dirigeants d’entreprise. Ces constats nous amènent à comprendre les raisons pour lesquelles ceux-ci commettent des fraudes et à relever les attributs des organisations sujettes à des fraudes. Troisièmement, nous établissons le profil du dirigeant ou de l’entrepreneur impliqué dans des fraudes. Enfin, nous exposons les leçons à tirer pour les acteurs qui ont la responsabilité de maintenir l’intégrité des marchés financiers, comme les conseils d’administration, les auditeurs, les organismes de réglementation et les analystes financiers.

Le cas Cinar

Cinar a été fondée en 1976 par Micheline Charest et Ronald Weinberg, cochefs de la direction de l’entreprise et également conjoints. L’entreprise se spécialise dans la conception, le développement, la production et la commercialisation d’émissions de télévision pour enfants. Ses principaux clients sont les chaînes de télévision spécialisées telles que Teletoon ainsi que les câblodistributeurs. Au Canada, son principal concurrent est la société Nelvana. Toutefois, à l’échelle mondiale, Cinar est en concurrence avec des géants comme Walt Disney ou Fox Network.

Une croissance fulgurante

Jusqu’en 1999, l’entreprise vole de succès en succès, devenant une des valeurs-vedettes de la scène financière montréalaise. Le tableau 1 présente quelques données financières de Cinar pour la période 1994 à 1998 (notons que ces chiffres sont ceux qui ont été communiqués initialement par Cinar; nous verrons plus loin qu’ils ont fait l’objet, par la suite, de plus sieurs redressements et corrections). On peut y observer la croissance fulgurante de Cinar en ce qui concerne le chiffre d’affaires, la rentabilité et la cote boursière.

En mars 1999, la confiance des marchés financiers envers l’entreprise et son équipe de direction est tellement grande que l’entreprise est en mesure de récolter plus de 220 millions de dollars grâce à une émission d’actions. Cette émission, gérée par les banques d’investissement Salomon Smith Barney (une filiale de Citicorp), CIBC Wood Gundy et Griffiths McBurney, est un succès malgré le fait que Cinar ne dévoile pas ce qu’elle fera avec ces fonds supplémentaires. La même année, l’entreprise atteint un sommet, affichant une capitalisation boursière de plus de 1,7 milliard, soit près de 77 fois les bénéfices réalisés en 1998. En moins de six ans, les investisseurs de la première heure de 1993 ont ainsi multiplié par plus de 10 leur mise de fonds!

Des allégations de fraude

Le cas de Cinar illustre bien les différentes formes de fraudes ou de malversations commises par les dirigeants d’entreprise qui se résument souvent aux manœuvres suivantes3 : le détournement d’actifs, la manipulation des résultats financiers ainsi que l’absence de divulgation, la divulgation incomplète ou la divulgation trompeuse. En effet, quelques mois après avoir procédé à une émission d’actions record, Cinar ainsi que Micheline Charest et Ronald Weinberg sont emportés dans un tourbillon d’allégations de fraudes comptables et financières.

Le détournement d’actifs4. En mars 2000, le conseil d’administration de Cinar annonce que la direction de l’entreprise a investi pour plus de 120 millions de dollars américains dans Globe-X Management Limited («Globe-X»), une société de gestion de portefeuille des Bahamas, les fonds ayant servi à acheter du papier commercial émis par Globe-X Canadiana Limited, une société affiliée à Globe-X. Ce placement a été réalisé à l’insu du conseil d’administration. À ce jour, la destination ultime de ces fonds demeure un sujet controversé6.

Compte tenu de la structure de ces placements, l’entreprise n’a pu récupérer sa mise de fonds immédiatement et a dû en radier une portion importante. Globe-X était une société affiliée au groupe Norshield, un fonds de couverture qui a lui-même été l’objet d’une controverse et qui a été mis en liquidation par les autorités de réglementation des marchés financiers7.

Micheline Charest et Ronald Weinberg ont immédiatement démissionné de leur poste à la suite de la découverte par le conseil d’administration de ce détournement non autorisé des fonds de l’entreprise. Le directeur financier, Hasanain Panju, fut quant à lui renvoyé le jour même. Le fait que la transaction n’ait pas reçu l’aval du conseil d’administration et n’ait pas été cohérente avec la stratégie d’investissement de l’entreprise indique que les fonds n’ont pas été dirigés vers leur destination normale. Quant à savoir à qui la transaction aurait profité, cette question n’est toujours pas résolue, la réputation de Norshield ne constituant pas un élément rassurant.

La manipulation des résultats financiers8. L’ampleur des manipulations comptables et financières chez Cinar est difficile à cerner en raison de la multitude d’événements, de poursuites et de contre-poursuites qui ont caractérisé ce dossier.

Toutefois, selon l’information disponible, il semble que les bénéfices avant 1999 ont été gonflés de près de 81 millions de dollars. Ce gonflement reflète la non-comptabilisation d’opérations avec les actionnaires contrôlants ainsi que la surévaluation des titres négociables, des crédits d’impôt à recevoir et des coûts capitalisés pour le catalogue de films9.

L’absence de divulgation, la divulgation incomplète ou trompeuse10. Les détournements et les manipulations qui viennent d’être décrits n’auraient pu se poursuivre si les pratiques de divulgation de l’entreprise avaient été transparentes. Or, les derniers états financiers trimestriels signés par Micheline Charest et Ronald Weinberg portant sur les 9 mois terminés le 31 août 1999 ne sont pas très éclairants.

D’une part, le bilan révèle qu’une somme de 237,6 millions de dollars est détenue sous forme de titres négociables, lesquels sont classés dans l’actif à court terme. Or, les faits postérieurs montrent bien que ces titres n’étaient pas vraiment négociables ou encaissables à court terme, leur recouvrement s’étant étalé sur plusieurs années et Cinar ayant ultimement radié plus de 25 % du montant à recevoir. D’autre part, relativement aux accusations de fraude sur les crédits d’impôt à la production télévisuelle, le message aux actionnaires du rapport financier pour le trimestre prenant fin le 31 août 1999 affirme ceci : «En fonction de ses analyses à cette date, Cinar est d’avis que ces allégations n’auront pas un impact défavorable important sur la situation financière de la compagnie.»

Tableau 1 : CINAR – Résultats financiers 1998-1994

1998 1998 1996 1995 1995 Croissance annuelle moyenne 1998-1994
Chiffre d’affaires (millions de dollars) 151 94 58 42 30 49 %
Bénéfice net (millions de dollars) 22 13 8 5 3 64 %
Flux de trésorerie générés par l’exploitation (millions de dollars) -27 -1 -15 6 -7
Actifs (millions de dollars) (30 novembre) 389 380 150 67 37 80 %
Cote boursière (novembre 1994 = 100) 1105 850 451 274 100 83 %

Or, selon la note 15 des états financiers 2002 de Cinar, les intérêts, les pénalités et les remboursements de réclamations fiscales indues ont totalisé plus de 10 millions de dollars, soit près de 45 % du bénéfice initialement déclaré en 1998.

L’absence de divulgation est aussi patente à la lecture des derniers états financiers annuels vérifiés avant l’éclatement du scandale (exercice terminé le 30 novembre 1998). Dans ces états financiers, la seule allusion à des opérations avec des parties apparentées a trait au paiement de certains loyers pour un montant de 945 000 $ en 1998. Une partie apparentée peut être un membre de l’équipe de direction, l’actionnaire contrôlant, un membre de sa famille immédiate ou une société dont il a le contrôle. Cependant, les états financiers de l’exercice 2001, publiés après le départ du couple Charest-Weinberg, mentionnent ce qui suit : «Certaines opérations entre la Société et des parties qui lui sont apparentées n’ont pas été correctement comptabilisées et présentées dans ses états financiers antérieurs.

En conséquence, des erreurs ont été commises à l’égard des éléments suivants dans les périodes antérieures : produits, coût des biens vendus, frais de vente, frais généraux et administratifs, amortissement des immobilisations, intérêts débiteurs, éléments exceptionnels, charge d’impôts sur le revenu, crédits d’impôt à recevoir, coûts de production, débiteurs de parties apparentées, immobilisations, créditeurs et charges à payer et impôts sur le revenu à recevoir.» (Cinar, note 1 des états financiers de l’exercice terminé le 30 novembre 2001.)

Ainsi, on apprend que les créances envers ces parties apparentées totalisaient plus de 29 millions de dollars en 2000 et que des débours de plusieurs millions avaient été effectués par Cinar au bénéfice de ces parties apparentées.

Des pertes considérables et variées

Lorsque Cinar était à son apogée, elle présentait une capitalisation boursière de plus de 1,7 milliard de dollars. En quelques mois, à la suite de l’annonce des différentes allégations de fraude et de malversations, son action a lourdement chuté, passant de 44,50 $ à moins de 3 $. L’entreprise a finalement été acquise en 2004 par un groupe d’investisseurs pour 3,60 $ US par action, soit environ 10 % de la valeur la plus élevée qu’elle ait atteinte.

Les pertes subies par les actionnaires de Cinar, dont Micheline Charest et Ronald Weinberg sont les plus importants, s’avèrent donc considérables. Dans le seul cas de Cinar, plus d’un milliard de dollars de capitalisation boursière se sont évaporés en quelques mois. Toutefois, les actionnaires de Cinar s’en sortent mieux que la plupart des investisseurs d’autres sociétés canadiennes impliquées dans des fraudes.

Dans la plupart des fraudes commises par des dirigeants, les sociétés ou bien ont déclaré faillite et ont été liquidées, ou bien ont subi une restructuration judiciaire dans laquelle les actionnaires ont tout perdu. Par exemple, le groupe de presse Hollinger, la société contrôlée par Conrad Black, est en liquidation.

La société Livent, présidée par Garth Drabinsky, a fait faillite. Dans ces deux cas, les P.D.G. ont été reconnus coupables et condamnés pour fraude et les actionnaires et les créanciers ont quasiment tout perdu (Magnan et al., 2008).

Outre les pertes subies par les investisseurs, les fraudes financières commises par les dirigeants causent un tort énorme à de nombreuses autres parties prenantes. Les employés et les administrateurs de ces organisations perdent leur emploi et, dans certains cas, leur réputation. Pour plusieurs également, il s’agit d’une carrière brisée qui risque de peser lourd pour eux pendant longtemps.

Les fournisseurs de ces entreprises perdent également lorsqu’ils continuent d’approvisionner une entreprise dont les états financiers maquillent une situation précaire. Les gouvernements peuvent aussi y perdre les crédits qu’ils ont pu accorder à ces sociétés. Par exemple, Cinar a bénéficié de millions de dollars en différents crédits gouvernementaux.

Dans quel contexte les dirigeants fraudent-ils?

Au-delà des pertes financières, Charest et Weinberg ont perdu leur position de direction, le contrôle de leur entreprise ainsi que leur réputation11. Comment ont-ils pu commettre les fraudes dont ils ont été accusés alors que Cinar était une société ouverte avec un conseil d’administration composé de personnes influentes?

La documentation sur les fraudes montre que trois facteurs peuvent mener des dirigeants à frauder ou à contribuer à une fraude : une équipe de collaborateurs obéissants et confiants, des incitations et des pressions trop orientées vers la performance de même qu’un conseil d’administration inefficace, notamment en raison de sa configuration12. Nous illustrerons comment ces trois facteurs étaient présents chez Cinar, mais également dans d’autres organisations où il y a eu fraude. Le tableau 2 résume les principaux constats à cet égard.

Tableau 2 : Caractéristiques organisationnelles associées aux fraudes commises par les dirigeants

Caractéristiques organisationnelles  Indicateurs
Équipe de collaborateurs obéissants et confiants
  • Contrôles absents ou défaillants

Contrôle exercé par un dirigeant doté d’un pouvoir excessif en raison de son expérience, de sa connaissance de l’entreprise, de son statut, etc.

  • Culture où l’autorité fait foi de tout
Obéissance et servitude sans questionnement
Incitations et pressions trop orientées vers la performance
  • Pressions trop orientées vers la performance
Valorisation boursière reposant sur des attentes irréalistes de résultats financiers
  • Incitations financières très importantes
Rémunération fortement orientée vers les primes et les options
Conseil d’administration inefficace

Absence d’indépendance, conflit d’intérêts, complaisance
Méconnaissance du secteur d’activité de l’entreprise
Absence d’expérience dans la supervision des fusions et acquisitions de sociétés

Des collaborateurs obéissants et confiants12

Commettre une fraude sera d’autant plus facile si une personne a les coudées franches au sein d’une organisation. Tel est le cas des membres de la direction, qui peuvent plus aisément court-circuiter les contrôles établis. En outre, les dirigeants d’une organisation choisissent leurs collaborateurs, connaissent bien les rouages administratifs et ont accès aux données et aux systèmes. Cela leur permet de façonner une culture d’entreprise à leur image.

L’occasion sera encore plus belle si un dirigeant est engagé fortement dans l’actionnariat, par exemple à titre d’actionnaire contrôlant ou d’actionnaire fondateur. En effet, une telle participation dans le capital décuple son pouvoir au sein de l’organisation. Par exemple, Bernie Ebbers était à la fois P.D.G., actionnaire important et fondateur de Worldcom, ce qui lui donnait un ascendant sur le personnel.

Dans le cas de Cinar, Micheline Charest et Ronald Weinberg étaient cofondateurs, coprésidents du conseil d’administration, cochefs de la direction, coactionnaires contrôlants et ils participaient activement aux activités quotidiennes de l’entreprise.

Charest agissait également à titre de productrice pour plusieurs films ou séries télévisées. Enfin, l’entreprise avait une taille relativement modeste, son chiffre d’affaires n’atteignant que 151 millions de dollars en 1999. Charest et Weinberg exerçaient donc un contrôle quasi absolu sur l’entreprise en plus de connaître celle-ci dans les moindres détails. On peut donc présumer qu’il n’existait aucun contrepoids à leur autorité au sein de l’entreprise.

Des incitations et des pressions trop orientées vers la performance

L’éclatement de bulles boursières s’accompagne souvent du dévoilement de fraudes commises par des directions d’entreprise (Jensen, 2005). Mais pourquoi une bulle boursière constitue-t-elle un contexte propice aux fraudes ou autres malversations émanant de la direction? Deux raisons expliquent ce phénomène.

D’une part, dans un contexte de bulle, la cote boursière de plusieurs sociétés reflète des anticipations de bénéfices optimistes, impliquant des taux de croissance élevés. Toute annonce de bénéfices qui ne répond pas aux attentes du marché boursier, ne serait-ce que de un ou deux cents par action, se traduit immanquablement par une chute brutale de la cote, les investisseurs révisant à la baisse les projections de bénéfices futurs de l’entreprise. Si la performance de l’entreprise commence à s’essouffler, il est tentant pour la direction de manipuler les résultats comptables pour faire en sorte que le bénéfice par action annoncé corresponde aux attentes du marché ou les dépasse légèrement. Dans le contexte français, le cas de Vivendi Universal est frappant à cet égard : la firme a adopté une communication financière mensongère et utilisé diverses astuces comptables dans le but de séduire les marchés boursiers (voir l’encadré 2).

Encadré 2 : Jean-Marie Messier et la société Vivendi Universal

Vivendi Universal résulte de la fusion entre Seagram, contrôlée par la famille Bronfman, et la Compagnie générale des eaux (CGE). Cette fusion fut orchestrée par le P.D.G. de cette dernière, Jean-Marie Messier. Ancien fonctionnaire, Messier transforma une société de services publics relativement obscure en un conglomérat du divertissement, des télécommunications et de l’environnement. Malheureusement, Vivendi Universal a subi de plein fouet l’éclatement de la bulle technologique et a dû procéder à une restructuration en profondeur, le tout accompagné de révélations quant à de nombreuses irrégularités financières et comptables. L’ambition de Messier n’avait pas de bornes : il a lui-même choisi le sigle «J6M» comme titre de son autobiographie ou Jean-Marie Messier, moi-même, maître du monde. Décoré de la Légion d’honneur en 2001 et homme d’affaires de l’année en 2000, il entraîna la CGE dans une série d’acquisitions sous la supervision inefficace d’un conseil d’administration effacé et probablement ébahi. Son autoritarisme associé à un talent de communicateur hors du commun ont amené ses collaborateurs et des administrateurs à perdre toute rationalité. (Source)

D’autre part, une bulle boursière est plus susceptible de conduire à une fraude ou à une manipulation des états financiers si les dirigeants ont une rémunération fortement axée sur l’atteinte de résultats financiers (primes à court terme) ou sur l’appréciation de la cote boursière (options d’achat d’actions)13. À plusieurs égards, la valorisation de Cinar par les investisseurs imposait un rythme de croissance insoutenable son équipe de direction, offrant ainsi un contexte propice aux manipulations comptables. Nous étions alors en pleine bulle technologique (1998-1999) et, à son sommet, la société avait une capitalisation boursière dépassant 1,7 milliard de dollars.

Or, son chiffre d’affaires n’était que de 151 millions et son bénéfice net de 22 millions, pour un multiple cours-bénéfice de 85. Une telle capitalisation boursière laissait supposer que les investisseurs s’attendaient à une croissance annuelle du bénéfice de plus de 30 % au cours des 10 prochaines années. Cette croissance aurait amené Cinar à enregistrer un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards en 2009 ainsi qu’un bénéfice dépassant 300 millions. On conviendra que ces cibles étaient fort ambitieuses.

Par ailleurs, dans ce contexte de bulle, le couple Charest-Weinberg avait certainement la possibilité de s’engager dans une manipulation des états financiers. Au 10 mars 1999, le couple détenait environ 5 000 000 d’actions à droits de vote multiples de l’entreprise, ce qui leur assurait 62 % des droits de vote à l’assemblée des actionnaires (pour une valeur d’environ 150 000 000 $ à cette date). Par ailleurs, le couple possédait des options lui permettant d’acquérir 840 000 actions additionnelles, représentant une plus-value potentielle de 25 000 000 $ en date du 30 novembre 1998. En outre, en mars 1999, Cinar a effectué une émission d’actions qui lui a permis de recueillir 220 millions de dollars pour sa trésorerie, le couple Charest-Weinberg en profitant alors pour encaisser environ 15 millions au moyen d’une émission secondaire (en d’autres termes, en cédant des actions qu’ils détenaient).

Si de fortes pressions axées sur la performance s’exercent sur les dirigeants, ces derniers les transmettent au reste de l’organisation, ce qui influence les cadres et employés dans leur façon de se comporter d’une manière éthique ou non. Le message envoyé par la direction a donc un effet corrosif sur toute l’organisation. Ce constat est aussi corroboré par le rapport d’enquête des juricomptables, mandatés par le conseil d’administration, à l’égard du cas de Nortel, qui conclut : «Le ton a été donné au sommet de l’entreprise, qui a transmis un message clair selon lequel les cibles de bénéfices pourraient être atteintes à travers l’application de pratiques comptables […] non conformes aux principes comptables généralement reconnus. […] Dunn [le chef de la direction] et d’autres dirigeants ont exercé leur jugement d’une façon stratégique afin d’obtenir les bénéfices avant impôts qu’ils visaient.»

Un conseil d’administration inefficace

En 1999, le conseil d’administration de Cinar était composé de neuf membres. Outre Micheline Charest et Ronald Weinberg, deux autres membres de la direction (le directeur financier et la directrice des affaires juridiques) étaient également membres du conseil. Une telle proportion de membres reliés (non indépendants) est maintenant inhabituelle dans un conseil. De plus, il est improbable que les deux directeurs aient tenu des positions allant à l’encontre des deux P.D.G.

À l’inverse, les cinq autres membres du conseil jouissaient d’une excellente réputation; en voici le profil :

  • Un associé d’un cabinet d’avocats d’envergure nationale;
  • Le P.D.G. d’une importante chaîne de magasins d’alimentation, fellow comptable agréé, MBA (université Harvard), également administrateur d’une grande banque et d’une grande société de génie-conseil;
  • Un financier qui deviendra P.D.G. d’une banque quelques années plus tard;
  • Un dirigeant et membre de la famille contrôlant une société de commerce de détail d’envergure nationale, MBA (Wharton School);
  • Un sénateur, avocat de formation, ancien ministre et sous-ministre fédéral.

En 1999, le comité de vérification de la société était composé en majorité d’administrateurs indépendants. Toutefois, on constate qu’aucun membre du conseil ne semblait avoir d’expérience ou d’expertise dans les domaines de la production télévisuelle, de la création, du divertissement ou de l’industrie du spectacle.

Or, ce secteur a des pratiques d’affaires, fiscales, comptables et financières particulières et il a été marqué par plusieurs scandales au fil des ans, tant au Canada qu’aux États-Unis14. De plus, au cours de la période 1994-1999, Cinar a réalisé de nombreuses acquisitions (pour 184 millions de dollars), mettant sous tension les systèmes de gestion et de contrôle de l’entreprise et rendant plus difficile la tâche de gouvernance du conseil d’administration.

Or, en apparence, le conseil ne comptait aucun membre expérimenté dans la gestion des acquisitions. À une plus grande échelle, cela ressemble au cas de Worldcom, qui avait effectué de nombreuses acquisitions en peu de temps, ce qui lui avait permis de passer d’une entreprise locale de communications interurbaines à un conglomérat de télécommunications de calibre mondial.

Dans ce contexte, on peut donc penser que la plus grande partie de l’information dont disposait le conseil d’administration de Cinar provenait de sa direction, particulièrement du couple Charest-Weinberg, qui jouissait d’une réputation mondiale dans son domaine. Le manque d’expertise du conseil a peut-être conduit ses membres à ne pas percevoir les signes avant-coureurs de manipulation ou de malversation15.

Quel est le profil des dirigeants accusés de fraude?

La documentation sur les fraudes montre aussi que, au-delà du contexte qui peut être plus ou moins propice aux fraudes, certains types de dirigeants sont plus sujets à frauder. Ainsi, trois facettes du profil du dirigeant sont particulièrement critiques : son discours rationalisant, sa personnalité narcissique et sa propension à rechercher les honneurs (voir le tableau 3).

Un discours rationalisant

Les personnes accusées de fraude sont en général en mesure de justifier leurs actions en minimisant leur portée, leurs conséquences ou leur gravité. À cet égard, Micheline Charest a publiquement montré sa capacité à rationaliser des décisions dont l’éthique pouvait être jugée problématique. En 1998, le ministère du Revenu du Canada a accusé Cinar d’avoir utilisé des prête-noms afin d’obtenir des crédits d’impôt pour la rédaction et la production d’oeuvres cinématographiques canadiennes.

Les prête-noms étaient des citoyens canadiens mais, dans les faits, les scénarios avaient été rédigés par des Américains, ce qui contrevenait aux conditions d’octroi des crédits d’impôt. Cette accusation de fraude fiscale a fait l’objet d’une entente à l’amiable contre le versement de 18 millions de dollars. Toutefois, peu de temps après que le dossier a été rendu public, Charest a prononcé un discours devant l’Association des MBA du Québec, où elle a justifié les pratiques de Cinar. Essentiellement, son argumentation indiquait que Cinar n’avait fait que reproduire une pratique répandue dans toute l’industrie. Si elle s’était abstenue d’adopter un tel comportement, les productions télévisuelles et cinématographiques de Cinar n’auraient plus été concurrentielles, ce qui aurait menacé la pérennité de l’entreprise16.

Une personnalité narcissique17

Jusqu’ici, nous avons présenté la fraude d’un point de vue exclusivement rationnel, conditionné par des considérations économiques, organisationnelles ou sociales à court terme. Or, à notre avis, la fraude comporte également une dimension irrationnelle rattachée à l’attitude des individus. En effet, s’enfoncer davantage dans la fraude, ou être aveugle à sa perpétration, au risque de faire tomber une entreprise, ne semble pas un comportement guidé par la rationalité. Cela trahit plutôt une confiance, une arrogance et un narcissisme exagérés de la part des principaux intéressés.

Les dirigeants fraudeurs privilégient un processus de prise de décision stratégique moins élaboré mais centralisé entre leurs mains; une divergence plus grande relative aux tendances sectorielles; une persistance, un entêtement à poursuivre leurs stratégies; des écarts de performance plus marqués par rapport à la concurrence. Ces dirigeants n’éprouvent pas d’anxiété car ils sont convaincus qu’ultimement leur volonté et leur décision prévaudront (Hiller et Hambrick, 2005). De fait, un dirigeant ambitieux et suffisant s’engage dans une fraude en ne pensant jamais qu’il sera démasqué, les personnes responsables de la prévention ou de la détection étant perçues à ses yeux comme étant inférieures. Une première fraude réussie renforcera le comportement du dirigeant dans cette voie, d’autant plus que l’entreprise et sa stratégie tournent autour de lui : il est donc indispensable.

L’arrogance et la confiance exagérée du dirigeant seront d’autant plus fortes que ses succès auront été montés en épingle par les médias, les analystes financiers ou les membres de son entourage (Hayward et Hambrick, 1997). Une rémunération excessive, accordée par le conseil d’administration, achève de conforter le dirigeant qui, imbu de lui-même et encensé par les vigies qui devraient plutôt surveiller son comportement, continue de prendre des décisions de manière unilatérale et centralisée. Cependant, il pourra agir de cette façon en donnant l’impression aux autres dirigeants qu’ils ont voix au chapitre et qu’ils participent à la gouvernance de l’organisation (Hiller et Hambrick, 2005 : 311).

Tableau 3 : Caractéristiques individuelles des dirigeants accusés de fraude

Caractéristique Indicateurs
Discours rationalisant Justification de leurs actions et minimisation des conséquences ou de la gravité de celles-ci
Personnalité narcissique

Adoption d’un processus de décision centralisé entre leurs mains
Divergence par rapport aux tendances sectorielles
Entêtement dans la poursuite des stratégies
Écarts de performance par rapport à la concurrence
Conviction que leur volonté prévaudra

Propension à rechercher les honneurs Focalisation de la stratégie de l’entreprise sur la personnalité forte des dirigeants

Cette interprétation trouve un écho dans le documentaire présenté en novembre 2008 à Radio-Canada sur Micheline Charest. Les interviews d’anciens dirigeants, cadres, employés ou membres du milieu projettent l’image d’une personnalité froide, à l’ambition démesurée, avide d’argent et de gloire.

Les relations de Charest avec les collaborateurs et les employés sont à un niveau superficiel et purement instrumental, le seul but étant la réalisation de sa vision stratégique ou opérationnelle. À plusieurs égards, le modèle d’affaires de Cinar était d’ailleurs unique, et peu de gens pouvaient vraiment le comprendre et le mettre en œuvre, encore moins le surveiller. La particularité de l’entreprise contribuait donc à centraliser la gestion stratégique entre les mains du couple Charest-Weinberg.

Une propension à rechercher les honneurs

Une autre particularité de plusieurs dirigeants impliqués dans des fraudes est leur penchant à rechercher les honneurs, d’une manière souvent exagérée. À cet égard, les nombreux prix et honneurs reçus par Cinar et Micheline Charest ont pu augmenter le sentiment d’invincibilité de cette dernière face à la détection de ses pratiques ainsi que la confiance dans la «justesse» de ses décisions. Les prix et les distinctions qu’elle a reçus rendent également beaucoup plus difficile la critique. Voici quelques prix et nominations qu’elle a obtenus :

  • 1993 : Entrepreneur de l’année au Canada (Association of Canadian Venture Capital Firms)
  • 1994 : Prix d’excellence des Femmes de la télévision et du cinéma (Women in Film and Television)
  • 1997 : Doctorat honoris causa d’une université canadienne
  • 1997 : Une des 50 femmes les plus influentes du monde dans le secteur du divertissement (Hollywood Reporter)
  • 1999 : Membre du conseil d’administration de BCE, une des entreprises les plus en vue au Canada

De même, Micheline Charest et Cinar ont gagné un nombre incroyable de prix dans le domaine de la production cinématographique ou télévisuelle. En outre, tous ces succès ont fait de Charest une figure incontournable du milieu des affaires montréalais, lui donnant ainsi accès à plusieurs réseaux. Dans ce contexte, travailler chez Cinar représentait une marque de réussite sociale.

Finalement, quasi hypnotisée, la presse, tant généraliste que financière, n’avait que des éloges à l’endroit de Cinar et de son équipe de direction. Par exemple, en mai 1999, Ian Austen écrivait dans le Canadian Business, le plus important magazine d’affaires du Canada : «Si vous avez laissé passer Disney, une des meilleures occasions d’investissement du siècle, considérez Corporation Cinar. Cette maison de production montréalaise présente les résultats les plus solides» (Austen, 1999 : 30; traduction libre).

L’attitude de la presse reflétait le capital de confiance dont Cinar et sa direction jouissaient auprès des analystes financiers. Interviewé par Brenda Branswell pour un article élogieux publié dans Maclean’s, l’hebdomadaire canadien le plus important, David McFadgen, un analyste spécialisé dans l’industrie du divertissement chez Griffiths, McBurney & Partners, décrivait Cinar comme étant «une incroyable histoire de réussite» (Branswell, 1998; traduction libre). Il est à noter que Griffiths, McBurney & Partners était le troisième cogestionnaire de l’émission d’actions réalisée en mars 1999.

Sur ce dernier point, les parallèles avec Enron et Worldcom sont assez frappants, ces deux dernières entreprises ayant obtenu plusieurs marques de reconnaissance et ayant été dirigées par des P.D.G. (Kenneth Lay chez Enron et Bernie Ebbers chez Worldcom) vantés par la presse pour leur vision et leur intuition.

Les leçons à tirer

Quelles leçons peut-on tirer des cas de dirigeants accusés d’une fraude financière ou comptable et, de manière plus générale, du fait que cette fraude comporte des motifs irrationnels?

S’il ne faut pas dénigrer le succès, il faut aussi être conscient que celui-ci n’est pas éternel et qu’il peut contenir en germe l’échec. Nous insistons ici sur les leçons à tirer pour les principaux responsables du maintien de l’intégrité des marchés financiers, soit les conseils d’administration, les organismes de réglementation et les auditeurs, de même que pour les analystes financiers, les journalistes et les autres vigies de marché (voir le tableau 4).

Le conseil d’administration

Le cas de Cinar, ainsi que plusieurs autres cas de fraude émanant de la direction de l’entreprise, illustre le bien-fondé de plusieurs pratiques de bonne gouvernance qui ont émergé ces dernières années afin de mieux équilibrer le pouvoir au sein des conseils d’administration. Ainsi, il importe de séparer les rôles de président du conseil et de P.D.G. (Micheline Charest cumulait les deux fonctions). En outre, il faut réduire le nombre d’administrateurs qui sont aussi dirigeants ou employés, le seul administrateur ultimement accepté étant le P.D.G. (outre le couple Charest-Weinberg, le conseil de Cinar comptait deux vice-présidents qui relevaient d’eux directement). De même, on doit s’assurer que le conseil compte sur l’expertise nécessaire afin de bien suivre les actions et les décisions de la direction.

Par ailleurs, il est important que le conseil d’administration rencontre régulièrement les membres de l’équipe de direction sans la présence du P.D.G. afin de prendre le pouls du climat organisationnel et de l’attitude du P.D.G., de mettre à jour régulièrement le plan de relève, d’établir des liens de confiance avec les membres de l’équipe et de vérifier que l’équipe de direction est au fait de la stratégie de l’entreprise et de sa mise en œuvre. Un P.D.G. fort, compétent et honnête ne devrait pas craindre cette pratique.

Le conseil d’administration doit également prêter attention à la manière dont les stratégies, les projets ou les plans d’action sont présentés, documentés et défendus. Poser des questions devient impératif lorsqu’on constate des incohérences dans les états financiers ou entre le discours et la réalité projetée par les indicateurs financiers et non financiers. Il doit également s’assurer que l’organisation se dote d’une politique en matière d’intégrité et d’éthique, que des mécanismes de communication sont mis en place pour que le personnel puisse faire part de ses préoccupations et que l’audit interne soit dévolu à des personnes compétentes et en lien direct avec le conseil. Il serait douteux que tous les faits rapportés dans la saga de Cinar soient passés inaperçus.

Tableau 4 : Fraudes financières et dirigeants d’entreprise : leçons à tirer pour les responsables du maintien de l’intégrité des marchés financiers
Acteurs Défi Leçons à tirer
Conseil d’administration

Veiller aux intérêts des investisseurs et des autres parties prenantes

Séparer les rôles de président du conseil et de P.D.G. et réduire le nombre d’administrateurs qui sont aussi dirigeants
Veiller à ce que le conseil possède l’expertise nécessaire pour suivre les actions de la direction
Vérifier que l’équipe de direction connaît bien la stratégie de l’entreprise
Poser des questions s’il y a des incohérences dans les états financiers
Donner le ton en matière d’éthique
Se méfier des P.D.G.-vedettes

Auditeurs

Accroître leur capacité de détection des fraudes

Sonder le processus de prise de décision de l’entreprise et vérifier s’il y a une trop grande centralisation sans documentation indépendante
Élargir les procédés d’audit pour englober les comportements des dirigeants et la culture organisationnelle
Examiner l’adéquation entre l’image projetée par l’entreprise et la réalité
organisationnelle

Autorités de réglementation

Mieux protéger les investisseurs

S’assurer que le conseil d’administration et les auditeurs jouent efficacement leurs rôles respectifs
Accroître leur capacité d’analyse et de comparaison en temps réel des états financiers des sociétés cotées (par exemple, au moyen de la plate-forme XBRL)

Analystes financiers, journalistes et les autres vigies du marché

Informer les investisseurs

S’en tenir aux faits, ne pas se laisser éblouir par les discours et les gestes d’éclat
Bien analyser les états financiers
Surveiller les conflits d’intérêts

Enfin, le conseil d’administration doit se méfier des P.D.G. -vedettes. Les résultats de recherche à leur égard indiquent clairement que leur performance réelle est souvent médiocre, ce qui rend d’autant plus forte la tentation de frauder (pensons à Al Dunlap, ancien P.D.G. de Sunbeam, qui est arrivé auréolé de gloire à la direction de cette entreprise pour la quitter avec de nombreuses accusations de fraude pesant sur lui)18.

Les auditeurs

Les auditeurs ou les vérificateurs de Cinar, un cabinet international, ne semblent pas avoir vu venir les coups. Un autre cabinet a rapidement été engagé pour enquêter sur les diverses allégations de fraude et de nouveaux auditeurs ont été retenus par le conseil d’administration à la suite de la démission du couple Charest-Weinberg. La saga de Cinar confirme le diagnostic de Jamal (2008) que la fraude est le talon d’Achille de la profession comptable, car les attentes des investisseurs et du public dépassent nettement les responsabilités des auditeurs à l’égard de la détection de la fraude19.

De fait, selon un sondage réalisé par KPMG en 2002, moins de 3 % des fraudes sont découvertes par les auditeurs. Dans ces conditions, Salterio (2008) insiste sur l’importance d’adopter une approche beaucoup plus dynamique de détection de la fraude (et peut-être de la prévention, quoique cela aille au-delà des responsabilités actuelles des auditeurs).

Outre cette limite, la nature même de plusieurs fraudes remet en question la «rationalité» des dirigeants qui y sont impliqués. En effet, l’approche traditionnelle de détection des fraudes repose sur la rationalité des dirigeants. Or, les risques assumés par la plupart des dirigeants impliqués dans des fraudes comptables ou financières dépassaient largement les gains qu’ils ont pu réaliser, ce qui traduit probablement leur sentiment d’invulnérabilité. Les cas de Drabinsky (Livent), de Black (Hollinger) et de Charest en sont de bons exemples.

Par conséquent, les auditeurs doivent également s’attarder au processus de prise de décision stratégique d’une entreprise, une trop grande centralisation sans documentation valide ou indépendante devenant un facteur de risque. Ils doivent aussi élargir leur grille d’analyse de la fraude pour y intégrer des aspects comportementaux de la direction, lesquels incluront des entrevues avec les principaux intéressés et leurs collaborateurs, ainsi que certaines dimensions de la culture organisationnelle reflétant un mépris de l’éthique.

Enfin, les déclarations publiques de dirigeants ainsi que la couverture médiatique les entourant sont extrêmement importantes pour mieux dresser leur profil de même que le contexte de gestion. Il s’agit ici d’examiner l’adéquation entre l’image projetée à l’extérieur et la réalité organisationnelle : plus l’écart entre les deux est grand, plus le risque est grand.

Les autorités de réglementation

Le rôle des autorités de réglementation est très exigeant. En effet, la surveillance de milliers d’individus (initiés, personnes autorisées, etc.) et de sociétés cotées en Bourse n’est pas une mince tâche. D’une part, elles jouent un rôle réactif et se doivent d’agir avec célérité si des plaintes ou des doutes leur parviennent. Elles doivent pour cela pouvoir compter sur un service d’analyse et d’enquête compétent et efficace. D’autre part, elles doivent être proactives afin de s’assurer que les instances de gouvernance des sociétés cotées jouent leur rôle et qu’une information financière fiable est communiquée au public à temps.

Compte tenu du fait que les états financiers, même manipulés, peuvent receler certains indices de fraude, une analyse continue des informations financières communiquées par les entreprises s’avère nécessaire. En ce sens, l’évolution vers une plate-forme unique d’informations où les données financières sont comparables entre entreprises et secteurs d’activités (XBRL) peut faciliter la vigie20.

Les analystes financiers, les journalistes et les autres vigies du marché

Dans le cas de Cinar, alors que le bénéfice grimpait de 3,4 millions à 21,8 millions de dollars entre 1994 et 1998, son flux de trésorerie généré par l’exploitation (cash flow, ou les sommes reçues des clients moins les sommes versées aux fournisseurs, aux employés et aux gouvernements) chutait de +6,6 millions à -27 millions durant la même période (voir le tableau 1).

En d’autres termes, alors que Cinar affichait des bénéfices cumulatifs de 51 millions en 1994-1998, son exploitation faisait subir à l’entreprise une saignée de 44 millions, laquelle devait être financée par des prêts bancaires ou de nouvelles émissions d’actions. Les fraudes découvertes chez Enron, Worldcom, Mount Real ou Nortel montrent qu’un tel écart entre bénéfices et flux de trésorerie est souvent le signe annonciateur de manipulations comptables.


LIRE AUSSI : « Prévention et détection des fraudes : que font les organisations canadiennes? »


Le conseil à donner aux analystes financiers et aux journalistes vaut donc tout autant pour les membres du conseil d’administration, les auditeurs et les organismes de réglementation. Il s’agit de ne pas se laisser éblouir par le discours, l’arrogance ou les gestes d’éclat, mais de s’en tenir aux faits.

Sachant que la plupart des fraudes commises par des directions d’entreprise sont comptables ou financières, il s’agit de bien analyser les états financiers. Notons aussi que la surveillance des conflits d’intérêts et des opérations entre parties apparentées est une source sûre d’indices quant à des manipulations ou à des irrégularités possibles.

Conclusion

La possibilité que les dirigeants soient impliqués dans une fraude à cause à la fois de calculs économiques et d’une appréciation irrationnelle comporte de nombreuses implications pour les conseils d’administration, les auditeurs et les organismes de réglementation. De plus, des responsabilités eu égard à la prévention et &agr