Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Plusieurs dirigeants croient à tort que formuler une stratégie est un exercice long, coûteux et futile dans le monde instable actuel. Persuadés qu’il est illusoire d’investir dans une telle démarche, ils en concluent que leur seule planche de salut consiste à réagir rapidement à toutes les occasions qui se présentent sur le marché. Ils mettent ainsi de côté une activité essentielle au succès de leur organisation.

D’importantes études internationales ont démontré que la formulation d’une stratégie demeure encore aujourd’hui le facteur de succès n° 1 des entreprises, quels que soient leur taille et leur secteur d’activité. En effet, en se basant sur deux décennies de recherche empirique, les professeurs Miller et Cardinal1 concluaient déjà en 1994 que les organisations dotées d’une stratégie étaient généralement plus rentables et croissaient plus rapidement que les autres et que cela était d’autant plus vrai pour celles œuvrant dans des environnements turbulents.

Une deuxième étude menée par le McKinsey global institute2 a démontré que les entreprises qui adhèrent à une stratégie à long terme ont connu, en moyenne, une croissance de 47 % supérieure et une rentabilité de 81 % plus élevée que les autres sociétés entre 2003 et 2017. Ces entreprises ont également obtenu de meilleurs résultats lors de la crise financière de 2008.

Enfin, une étude réalisée en 2019 par Strategy&3, le cabinet-conseil en stratégie de PWC, a démontré que les organisations ayant une stratégie sont trois fois plus susceptibles d’avoir une rentabilité supérieure à la moyenne. Toutes ces études mettent en lumière le fait que formuler une stratégie force d’emblée une société à déterminer comment elle veut se distinguer et l’incite à orienter ses investissements à court et à long terme en fonction de cette décision.

Voici les six principes à suivre pour définir une stratégie gagnante et cohérente dans le monde tumultueux d’aujourd’hui.

Principe n°1 : Entreprendre une démarche à quatre étapes

Pour formuler une stratégie gagnante, une organisation doit consacrer tous les efforts nécessaires à la réalisation des quatre étapes suivantes :

  • Analyser l’environnement externe

Faire une analyse de la structure du secteur d’activité et des environnements politique, juridique, économique, social, technologique, écologique et climatique de la société où œuvre l’organisation ; établir les scénarios les plus plausibles d’évolution de ces environnements ; enfin, déterminer les occasions d’affaires et les menaces liées à chacun de ces scénarios. Ces scénarios sont la clé pour s’assurer que la stratégie formulée puisse résister à l’instabilité et aux changements.

  • Analyser l’environnement interne

Faire une analyse des produits et des services offerts par l'organisation ainsi que de ses capabilités4 afin d’en déterminer les forces et les faiblesses.

  • Formuler différentes options de stratégie

À l’aide des résultats obtenus lors des étapes précédentes, définir plusieurs options de stratégie et ne conserver que celles qui méritent d'être considérées sérieusement.

  • Analyser les options de stratégie et sélectionner la meilleure

Faire une analyse de la pertinence, de l’acceptabilité et de la faisabilité de chacune des options de stratégies retenues en tenant compte des scénarios d’évolution de l’environnement externe établis précédemment. Choisir l’option de stratégie qui s’avère la meilleure dans le contexte des scénarios les plus plausibles.

L’analyse des options de stratégie : les trois critères à retenir

PERTINENCE : dans quelle mesure l’option de stratégie examinée permettraitelle de tirer profit des occasions et d’écarter les menaces détectées ?

ACCEPTABILITÉ : dans quelle mesure l’option de stratégie examinée est-elle acceptable pour l’ensemble des parties prenantes, y compris les propriétaires, la direction, les employés et les clients de l’entreprise, les syndicats qui sont représentés, les divers paliers de gouvernement et la communauté en général ?

FAISABILITÉ : dans quelle mesure l’organisation est-elle capable de mettre en oeuvre l’option de stratégie examinée, et ce, avant ses concurrentes ?

Principe n°2 : Formuler une véritable stratégie

La notion de stratégie est malheureusement confuse pour bien des gens. Un produit ou une feuille de route, ce n’est pas une stratégie. Une stratégie d'affaires consiste en un ensemble de lignes directrices de comportement qu’une organisation adopte afin de créer de la valeur pour des parties prenantes. La vision, la mission, les valeurs et la proposition de valeur cible aux clients finaux forment le cœur d'une stratégie d'affaires. La proposition de valeur aux clients finaux définit la façon dont l’organisation désire se comporter pour attirer et pour fidéliser ses clients.

Pour assurer son succès, une entreprise doit également définir la manière dont elle devra se comporter pour attirer et pour retenir des investisseurs, des partenaires (fournisseurs ou distributeurs, notamment) ainsi que le personnel dont elle aura besoin5. Elle doit donc définir la proposition de valeur qu’elle désire offrir à chacun de ces groupes de parties prenantes et s’assurer de la cohérence de ces diverses propositions, à la fois entre elles et par rapport à celle qu’elle destine aux clients (voir l’encadré ci-contre). À titre d’exemple, tenter d’offrir un excellent service à sa clientèle est futile lorsqu’on n’est pas en mesure d’attirer des employés et des partenaires compétents pour le faire.

Les quatre propositions de valeur au coeur de toute stratégie

La proposition de valeur aux clients rassemble la combinaison unique d’attributs de produits, de services, de relations clients et d’image de marque que l’organisation souhaite offrir. Elle définit la manière dont l’organisation vise à se différencier de ses concurrentes pour attirer, fidéliser et renforcer ses liens avec les clients finaux ciblés.

La proposition de valeur aux investisseurs désigne les bénéfices que l’organisation veut offrir à ses propriétaires pour justifier
leurs investissements.

La proposition de valeur aux partenaires décrit les bénéfices que l’organisation veut offrir à ses partenaires (fournisseurs, distributeurs, grossistes et « complémenteurs ») – c’est-à-dire les collaborateurs qui contribuent à la proposition de valeur destinée aux clients de l’organisation – pour justifier les investissements en temps et en argent qu’ils doivent faire afin de construire et de maintenir leurs relations avec l’organisation.

La proposition de valeur aux employés désigne l’ensemble des bénéfices que l’entreprise veut offrir à ses employés.

Principe n°3 : Ouvrir le cercle de la réflexion

La formulation d’une stratégie gagnante requiert une vaste collecte d’information et beaucoup de discussions, de créativité, d’analyses et même d’intuition. Puisque nul ne peut tout savoir ni avoir toutes les bonnes idées, il est important d’élargir le cercle de la réflexion au-delà des dirigeants et des stratèges de l’organisation. Des personnes bien choisies et dotées de perspectives complémentaires devraient donc aussi être mises à contribution. Ces personnes peuvent être des employés sur le terrain, des clients actuels ou potentiels ainsi que des partenaires et des experts œuvrant dans des domaines pertinents. L’exemple suivant est éloquent pour bien souligner le caractère crucial de ce principe : une des premières banques à avoir adopté une stratégie basée sur l’expérience client en a obtenu l’idée auprès d’une de ses caissières, qui s’était démarquée grâce à son approche pour établir et développer de bonnes relations avec les clients.

Principe n°4 : Planifier la R-D à long terme

La proposition de valeur aux clients cibles de chacune des options de stratégie examinées pourrait nécessiter l’élaboration de nouveaux produits, de nouveaux services et de nouvelles technologies. Par conséquent, l’analyse de chaque option de stratégie requiert l’ébauche d’un plan correspondant de R-D à long terme. En effet, le choix d’une option axée sur la qualité des produits, par exemple, nécessite des investissements en R-D bien différents de ceux consécutifs au choix d’une option axée sur le coût des produits. Le plan de R-D de chaque option doit prévoir les investissements nécessaires, les bénéfices attendus et les risques. Les options de stratégie pourront ainsi être comparées sur cette base.

Principe n°5 : Prévoir les changements importants à apporter au modèle opérationnel

La stratégie et le modèle opérationnel d’une organisation sont deux choses indissociables. En effet, le comportement d’une entreprise telle qu’observée par ses parties prenantes résulte de son modèle opérationnel, c’est-à-dire de la façon dont elle fonctionne à l’interne. La mise en œuvre d’une nouvelle stratégie requiert ainsi l’apport de changements au modèle opérationnel (voir le graphique à la page précédente). C’est pourquoi il est essentiel de définir les grands changements à réaliser pour chacune des options de stratégie envisagées. Ceci permet d’évaluer les investissements et les délais requis pour mettre en œuvre chacune de ces options, d’en établir la faisabilité et de les comparer. Pour mener à bien cette analyse, de plus en plus d’organisations ont recours aux services d’architectes d’affaires. Le rôle de ce nouveau type de professionnels consiste à repenser de manière globale le modèle opérationnel d’une entreprise. Ceci permet de l’optimiser beaucoup plus que lorsque ses morceaux sont repensés de façon isolée les uns des autres, comme on le fait traditionnellement6.

Principe n°6 : Établir une planification à long terme

Pour chacune des options de stratégie examinées, une planification financière à long terme doit être ébauchée. Cette planification doit comprendre les investissements requis en R-D et en changements au modèle opérationnel. Elle doit aussi inclure les prévisions en matière de coûts d’exploitation et de revenus.

En conclusion, ces six principes permettent de formuler une stratégie gagnante, de faire rapidement les bonnes choses pour la mettre en œuvre et de maintenir le cap afin d’acquérir un véritable avantage dans le monde turbulent d’aujourd’hui.


Notes

1 Miller, C. C., et Cardinal, L. B., « Strategic planning and firm performance: A synthesis of more than two decades of research », academy of Management Journal, vol. 37, n° 6, décembre 1994, p. 1649-1665.

2 « Measuring the economic impact of short- termism » (document en ligne), McKinsey Global Institute, février 2017, 16 pages.

3 Strategy&, « The strategy crisis », PWC, 2019.

4 Nous préférons capabilité plutôt que capacité pour signifier « l’habileté de faire quelque chose » puisque capacité signifie aussi « rendement » et pourrait ainsi prêter à confusion.

5 Hadaya, P., et Gagnon, B., Business architecture – the Missing Link in Strategy Formulation, implementation and execution, Montréal, ASATE Publishing, 2017, 254 pages.

6 Hadaya, P., et Gagnon, B., « L’architecture d’affaires : le chaînon manquant dans la formulation, l’implantation et l’exécution d’une stratégie d’affaires », Gestion HEC Montréal, vol. 42, no 3, automne 2017, p. 90-93.