Article1 publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

L’intensification de la concurrence et l’accélération du rythme du développement des produits font de la créativité une question cruciale pour bon nombre d’entreprises contemporaines ; elle apparaît comme une compétence essentielle, préalable à l’innovation et nécessaire à la survie de nombreuses organisations2.

La créativité des employés, à travers la génération de nouvelles idées, de procédures et de produits3, a été largement considérée comme un moteur de l’innovation organisationnelle et de la productivité4. Le concept demeure cependant difficile à opérationnaliser et à intégrer dans la stratégie de l’entreprise, dans ses processus ou chez ses employés5.


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Pour des entreprises en développement dont la créativité constitue le cœur de l’activité ou une composante centrale du modèle d’entreprise, se pose la question du recrutement et de la formation d’employés qui ne sont pas des experts en créativité, mais qui devront mettre leur expertise au service de la créativité de l’entreprise, et s’intégrer dans une culture de créativité. Cet article s’intéresse à la formation comme levier de la créativité et de la préservation de la créativité dans un contexte de développement de l’entreprise. En traitant du cas de la formation au Cirque du Soleil, il examine comment l’organisation peut préserver et améliorer sa créativité à travers la formation de ses nouvelles recrues. Le Cirque du Soleil est en effet marqué par une importante image de créativité et par une dynamique de développement qui l’ont conduit à « industrialiser » sa créativité. Cela l’a amené à mettre en place un programme de recrutement et de formation de nouveaux talents, pour la plupart des sportifs de haut niveau, qui viennent nourrir ses nombreux spectacles. Ceux-ci sont recrutés pour leurs compétences techniques pointues, qu’il s’agit de mettre au service de l’entreprise, dans son enjeu du maintien d’une culture créative.

Dans la première partie de l’article, nous présentons les particularités de la formation des athlètes du Cirque du Soleil et nous analysons les enjeux de la transformation de l’athlète en artiste. Dans la deuxième partie, nous dégageons des conditions de succès à respecter pour favoriser l’intégration et le plein engagement du personnel dans une culture de créativité.

L’embauche et l’intégration des sportifs au Cirque du Soleil

Le profil de l’entreprise et les particularités du personnel embauché

Le Cirque du Soleil est une entreprise québécoise fondée en 1984 et spécialisée dans le cirque contemporain. Dès le départ, le Cirque du Soleil s’est différencié de ses concurrents par l’absence d’animaux et une attention particulière portée au jeu des comédiens et aux numéros d’acrobaties. En 2013, l’entreprise comprenait plus de 4 500 employés et proposait simultanément 19 spectacles différents à travers le monde.

Encadré 1 : À propos de l’étude

L’étude de cas de la formation des athlètes-artistes du Cirque du Soleil repose sur l’analyse de 42 interviews de personnes engagées dans la gestion de la création (concepteurs, entraîneurs, directeurs, etc.) réalisées en mai et juin 2012 au siège de Montréal. Cette recherche s’est enrichie d’une analyse de documents internes ainsi que de livres et articles écrits sur l’entreprise.

Elle est reconnue tant pour son savoir-faire artistique que pour ses performances d’entreprise6. Si la problématique de la gestion des talents se pose à toute entreprise, elle prend une importance aiguë dans les industries de la création, et particulièrement quand le matériau premier de la création est l’humain. Un spectateur vient au Cirque du Soleil pour la performance humaine et l’émotion qu’elle véhicule : celle-ci constitue le cœur du spectacle, la scénographie, les techniques et les équipements acrobatiques servant à la mettre en valeur. Les talents sont précieux pour l’entreprise, parce qu’ils sont au fondement de la création, qu’ils sont très sollicités dans leurs représentations quotidiennes et que l’investissement réalisé à leur endroit s’avère très important.

Spécialisé dans les arts de la scène, le Cirque du Soleil recrute une grande partie de ses talents dans l’univers du sport de haut niveau pour y trouver des expertises de pointe.

Environ 20 % des artistes viennent du cirque, 35 % du monde artistique (théâtre, danse, musique, chanson) et 45 % du monde du sport, en particulier de la gymnastique. Permettre la transition des athlètes vers ce qui est pour eux un environnement radicalement nouveau représente un défi pour l’entreprise.

Le défi de passer de la performance sportive à la performance artistique

Beaucoup d’athlètes recrutés ont une expérience de 10 ans et plus dans le monde du sport. Certains viennent d’équipes nationales et certains ont obtenu des titres olympiques.

Experts dans leur discipline, pour la réalisation de figures techniques, ils arrivent novices dans un contexte où, pour répondre aux exigences d’un spectacle, il leur faut exprimer des compétences nouvelles.

Pour un gymnaste de haut niveau, la performance présente plusieurs caractéristiques : elle est individuelle, elle intervient de façon très occasionnelle et sur une durée très courte. Un trampoliniste qui se présente aux Jeux olympiques a pour objectif d’être au meilleur de lui-même à une heure précise pendant quelques secondes. À son arrivée au Cirque du Soleil, l’artiste doit se préparer à réaliser ses performances environ 350 fois par an, plusieurs fois par jour, et il doit interagir et collaborer avec les autres artistes faisant partie de son numéro.

En compétition, la performance d’un gymnaste est évaluée de façon individuelle et par un jury selon des critères de difficulté et de réalisation de figures. Au contraire, le succès d’un spectacle au Cirque du Soleil repose sur les performances collectives de la troupe et sur la capacité des artistes à provoquer une émotion chez le spectateur, quelles que soient la difficulté et la perfection des figures du numéro. L’athlète habitué à être seul sous le feu des projecteurs doit partager le succès d’un numéro et se libérer des critères d’évaluation de la performance sportive pour réussir.

Enfin, un athlète s’efforce de reproduire parfaitement une figure, donc d’éliminer l’incertitude dans le contexte de la performance. Dans le cas du Cirque du Soleil, le nombre des artistes, l’importance de leurs interactions et la présence d’équipements exigent d’eux de savoir gérer l’incertitude liée à un environnement moins stable et moins prévisible (voir le tableau 1).

Tableau 1 : Passer de la performance sportive à la performance artistique

Performance sportive Performance artistique
Type Individuelle Collectif
Exécution Occasionnelle Quotidienne
Évaluation Jury Spectateurs
Contexte Compétition entre athlètes Coopération entre artistes
Choix des figures

Motivé par la difficulté technique de réalisation

Motivé par l’émotion qu’elles procurent à un public

Incertitude Eliminer l'incertitude Gérer l'incertitude

La problématique d’acculturation à un nouveau contexte et les besoins rattachés à la multiplication du nombre de spectacles ont conduit le Cirque du Soleil à instaurer des structures d’accompagnement de la transition de la vie d’athlète à la vie d’artiste. Dans les années 1990, l’athlète qui arrivait au Cirque du Soleil était très rapidement envoyé sur la scène, ce qui provoquait certains échecs d’un point de vue artistique, voire des blessures, car l’individu n’était pas en mesure de gérer un contexte de performance sur scène. Un programme de formation a alors été mis en place au début des années 2000 qui, selon notre analyse, met l’accent sur trois types d’apprentissages : l’acquisition de la technique spécifique d’un rôle, le développement artistique et l’intégration de la dimension collective (voir le schéma 1).Former pour entretenir et développer la créativité de l'entreprise

Un enseignement technique au service du changement de culture

La formation au Cirque du Soleil se compose de deux temps, soit une formation générale, visant à compléter les compétences initiales des recrues par les compétences requises pour évoluer dans les spectacles, suivie d’une formation spécifique, visant à préparer à des numéros particuliers.

Contrairement aux formations qui reposent sur des programmes progressifs, le Cirque du Soleil a privilégié une approche immersive. Dans les programmes progressifs, on commence par travailler les figures acrobatiques, puis on introduit la dimension artistique. Au Cirque du Soleil, la formation comprend dès le début du développement du spectacle deux entraîneurs, l’un acrobatique et l’autre artistique, pour éviter un déséquilibre entre les deux dimensions. Ils travaillent de pair, plusieurs heures par semaine, pour faciliter l’assimilation du numéro par l’artiste.

Le développement de nouvelles compétences. Dès leur arrivée, les athlètes sont plongés dans une démarche de formation à caractère artistique. Ils participent à des ateliers d’immersion sur le mouvement, la percussion, l’improvisation, la bouffonnerie ou le travail de masque. Puis, ils suivent des cours techniques, portant sur le jeu, la danse, le travail de la voix ou le rythme, qui ont pour but de les doter d’une boîte à outils et de leur forger une expérience artistique qu’ils pourront mobiliser dans leurs numéros acrobatiques.

L’acquisition d’un rôle. Les compétences initiales des athlètes recrutés au Cirque du Soleil facilitent leur intégration de la difficulté technique des numéros, qui se déroule pendant la formation spécifique. L’importance de l’acquisition de la technique d’un rôle s’accroît fortement lors du remplacement d’un artiste dans un spectacle en exploitation (voir l’encadré 2). Pour permettre l’acquisition des compétences spécifiques d’un rôle, l’entreprise a mis en place une formation pour les nouveaux artistes de manière à faciliter la reproduction de la performance existante.

La réappropriation des équipements. Le principal enjeu en matière de technique réside pour les nouvelles recrues dans le transfert des compétences préalablement acquises (aux anneaux, aux barres parallèles, sur la poutre, sur le trampoline, etc.) dans l’appropriation de nouveaux équipements acrobatiques comme la planche à bascule (teeterboard) ou de nouveaux usages de ces équipements (par exemple, le trampoline au mur). Un athlète habitué à faire des figures sur un trampoline doit s’adapter à une « bascule » de cirque, qui repose sur une technique et des usages très différents du trampoline : ce sont des acrobates qui, se positionnant de chaque côté de la bascule, font voltiger leur partenaire en donnant tour à tour l’impulsion. Dans le spectacle Corteo, le trampoline devient un « lit-trampoline » avec des barreaux de lit et des oreillers. Les figures acrobatiques sont transformées pour que le potentiel créatif de ce nouvel équipement puisse être exploité. Les artistes jouent ainsi avec les contraintes de l’équipement en utilisant les têtes de lits pour rebondir d’un lit à l’autre. De plus, la symbolique du lit est exprimée au travers de nouvelles figures – rebondir sur le dos, se lancer des coussins, etc. – qui ne sont pas techniquement difficiles à réaliser, mais qui participent de la construction d’émotions pour le spectateur.

L’acquisition d’une maîtrise technique des équipements comprenant une dimension artistique est facilitée par des commentaires que l’entraîneur fait régulièrement sur les gestes, la posture et la mécanique de la figure. Par ce moyen, l’enseignement technique intègre déjà l’apprentissage de la culture artistique.

Comment développer la sensibilité artistique ?

La difficulté de la formation tient au dosage entre la technique et l’art. Pour un athlète devant réaliser un double salto arrière, par exemple, l’apprentissage de la figure acrobatique implique une progression structurée, comprenant des rétroactions de son entraîneur qui lui permettent de s’améliorer. Au Cirque du Soleil, l’apprentissage de la présence sur scène est fort difficile, car il s’agit d’une notion abstraite, à certains égards inexplicable, qui doit être vécue et expérimentée.

Désinhiber l’athlète pour amorcer le changement de culture. Dès son arrivée au Cirque du Soleil, l’athlète est plongé dans une démarche à caractère artistique. Le but est de l’amener à prendre des risques artistiques : improviser, jouer, incarner un personnage, etc. Il s’agit ainsi de le désinhiber et de faire disparaître la peur du ridicule. « Nous créons une atmosphère pour que les artistes se sentent libres de donner le meilleur d’eux-mêmes. Quelquefois même, ça leur demande d’être stupides et ça fait partie intégrante du processus. » (la directrice de la formation artistique)

Faire des recrues des acteurs de leur performance. Au-delà de leur dimension technique, les formations artistiques proposées amènent les athlètes à réaliser un travail d’exploration qui a pour but de développer leur sensibilité artistique et de les préparer au travail de collaboration avec un concepteur, un metteur en scène ou d’autres artistes. Les nouveaux artistes présentent régulièrement les résultats de ce travail à leurs formateurs ; il est affiné sur la base de l’évaluation de leur progression et de leurs acquis artistiques. Certains athlètes habitués à des commentaires clairs et précis de leurs entraîneurs peuvent vivre une certaine frustration dans cet apprentissage qui requiert un engagement personnel important.

Encadré 2 : Le cas du remplacement d’un artiste

Certains spectacles, comme Mystère, ont plus de 20 ans de vie de tournée. On imagine aisément que les artistes du début ont changé et qu’il a fallu les remplacer. Pour faciliter le remplacement de ces artistes dans les spectacles et soutenir cette transition, le Cirque du Soleil a mis en place la formation spécifique. Elle vise à former l’athlète au rôle qu’il devra exécuter dans le spectacle, et cela, avant même son arrivée dans la troupe. Elle s’appuie sur la « fixation » du spectacle, une étape qui se déroule lorsque le spectacle commence à être rodé, quelques mois après son lancement. La fixation consiste à filmer l’ensemble des numéros pour en préserver l’essence à travers le temps et aider les remplaçants à s’approprier leur rôle. Dès son arrivée, l’artiste commence son entraînement au siège de Montréal en s’appuyant sur les vidéos de la fixation : elles lui permettent d’assimiler son rôle et facilitent son intégration dans l’équipe. Les conditions minimales d’entraînement du siège de Montréal ne peuvent refléter pleinement les conditions réelles de la représentation : transitions, interactions avec l’équipe, etc. Aussi, la formation se prolonge en tournée, où le nouvel arrivant s’entraîne avec son équipe en journée et
assiste comme spectateur aux représentations avant d’y participer. Le commencement de la formation avant l’arrivée de l’artiste dans la troupe permet de réduire les écarts de niveau entre le remplaçant et sa future équipe.

Pour faire face à cette tension, la gestion de l’apprentissage artistique repose sur la rareté des commentaires et sur une forme d’absence de réponses précises aux sollicitations de l’artiste. On lui donne les indications minimales, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles il doit se placer, et on le laisse agir. On passe ainsi d’une logique « prescriptive » du monde de l’acrobatie, qui se base sur des corrections précises et qui explique le comment faire, à une logique « incitative », qui vise à soumettre le problème à l’individu sans lui donner de solutions précises. « Il faut parfois réduire l’information prescriptive et les commentaires de la part des entraîneurs. Ce qui est une notion très étrange pour nous, entraîneurs. » (le directeur du développement de la performance)

Apprendre à désapprendre. La compétence pointue des athlètes doit être complétée mais aussi oubliée sur certaines dimensions pour qu’ils puissent répondre aux enjeux artistiques de l’entreprise. La formation aide à sortir de ce que certains entraîneurs artistiques appellent « le ghetto acrobatique ». Elle commence par un véritable choc artistique permettant à l’athlète de découvrir s’il sera à même de satisfaire aux exigences artistiques de l’entreprise. Elle est aussi un moyen de sélectionner les talents et d’éliminer les candidats incapables de développer leur potentiel artistique.

La formation a pour objectif de permettre à l’athlète d’intégrer de nouvelles formes d’évaluation. Au contraire du gymnaste qui conçoit et réalise sa chorégraphie pour rapporter un maximum de points face à un jury, l’artiste doit être en mesure d’émouvoir le spectateur par son langage corporel.

L’acrobatique doit ainsi être pensé comme une langue dont les figures représentent différents véhicules d’émotions. La réalisation et l’interprétation que fait l’artiste du numéro prennent alors une importance considérable. Le nouvel artiste apprend à maîtriser son corps, à le comprendre, à l’adapter à une musique et à un éclairage. L’engagement dans la création de l’artiste s’appuie sur sa capacité à ressentir les choses et à communiquer ses émotions.

L’ambition des entraîneurs est de faire en sorte que l’artiste s’engage personnellement dans sa formation et qu’il arrive à se dégager de l’évaluation externe afin de pouvoir poser un jugement sur sa propre performance et ainsi de développer un sens de l’autoévaluation. Le rôle des entraîneurs est de mettre en place un environnement favorable à l’apprentissage et de ne pas tout donner à l’artiste pour favoriser sa sensibilité artistique. Certaines techniques comme la réduction de la prescription (voir l’encadré 4) participent à l’émancipation de l’artiste, le laissant chercher une solution artistique, pour mieux se l’approprier. « L’enjeu est de nourrir le talent, de provoquer sans tout donner. » (Le vice-président casting et performance)

Comment intégrer le souci du collectif ?

Le gymnaste de haut niveau a fait preuve dans son parcours de qualités individuelles remarquables. Une forte personnalité et une certaine forme d’ego ont été des éléments clés de sa réussite dans un monde extrêmement sélectif et compétitif.

Au Cirque du Soleil, une forme de cohésion entre artistes est cruciale, parce que les numéros doivent être réglés comme du papier à musique, pour obtenir le meilleur résultat artistique, mais aussi pour éviter les accidents et les blessures.

La formation générale vise à mettre au second plan l’ego, en amenant l’athlète à se fondre dans le groupe et à s’imprégner de sa dynamique. Les ateliers d’immersion sur le mouvement, le jeu ou la bouffonnerie peuvent s’analyser comme des rites d’initiation et des dispositifs de création d’une cohésion de groupe.

Encadré 3 : Un exercice

« Vous devez grimper à cette corde et, une fois en haut, chanter une chanson. Avez-vous des questions ? »

La consigne pour un athlète de haut niveau peut sembler étrange, voire insensée, mais elle permet aux entraîneurs de repérer les athlètes capables de mettre leur ego de côté et de s’abandonner à une démarche créative.

« L’athlète qui se joint au Cirque du Soleil doit continuer sa quête de dépassement personnelle. Toutefois, différemment du contexte de son milieu compétitif d’origine, il doit le faire en collaborant avec ses pairs. La part de chacun doit être faite en interdépendance avec celles des autres. Car au bout du compte, pour nous au Cirque du Soleil, le vainqueur doit être le spectacle7. » (Le vice-président casting et performance)

L’encadré 2, qui présente la manière dont sont gérés les remplacements d’artistes, illustre bien la sensibilité de la dimension collective dans la formation. Si les dimensions technique et artistique propres au rôle peuvent être gérées par des dispositifs de formation spécifiques, la dimension collective impose un travail au sein du groupe. En effet, tandis que la troupe tourne, les nouvelles recrues suivent un processus de formation au siège de Montréal, pour qu’elles soient mises à niveau et que leur intégration dans leur nouvelle équipe soit facilitée. Mais l’alchimie interindividuelle reste incertaine, et imposera de finaliser la formation avec le reste de la troupe.

Conditions de succès et implications

L’exemple du Cirque du Soleil offre des enseignements pour toute entreprise souhaitant établir une culture de l’innovation et de la créativité. Au-delà de la spécificité du cas, il met en avant certaines conditions de succès qui peuvent s’appliquer à des configurations plus générales (voir le tableau 2).

Encadré 4 : « Dis-moi quoi faire ! »

Beaucoup de gymnastes sont originaires des pays de l’ex-Union soviétique réputés pour l’excellence de leurs talents et l’élitisme de leurs formations sportives. Les nouveaux artistes sont très bons techniquement, ils ont été habitués à s’entraîner de manière rigoureuse et à recevoir des commentaires précis de leurs entraîneurs. Au cours de l’apprentissage artistique du numéro, les entraîneurs du Cirque du Soleil font parfois face à des réactions symptomatiques : « Si ça ne va pas, dis-moi quoi faire ! » La réponse mise au point par les entraîneurs consiste à ne pas répondre de façon précise. Ils expliquent à l’athlète qu’on va le placer dans un environnent propice à la création, mais que la démarche de création et d’apprentissage lui appartient. La philosophie qui sous-tend cette méthode est de réduire peu à peu les commentaires de manière à responsabiliser l’artiste et à le rendre autonome.

Faire de la formation pour accompagner le développement de l’entreprise

L’exemple montre, s’il en était encore besoin, l’importance de la formation des équipes pour générer une culture de la qualité et de l’innovation. La formation s’avère d’autant plus importante dans une dynamique de développement d’entreprise, pour passer d’une logique artisanale à une logique plus industrielle tout en maintenant la qualité et la capacité d’innovation. En effet, l’histoire de la mise en place de la formation des athlètes au Cirque du Soleil révèle qu’elle répond à des enjeux spécifiques de l’entreprise : maintenir et améliorer la qualité artistique des spectacles et faire face à des besoins croissants de talents issus du monde du sport.

La formation s’avère en pratique un outil d’accompagnement de la croissance de l’entreprise.

Favoriser le développement personnel à travers la créativité dans une tâche spécifique

La question du développement personnel renvoie le plus souvent à des enjeux de bien-être et d’accomplissement de soi8. Le cas du Cirque du Soleil en présente un aspect complémentaire.

L’idée de développement personnel renvoie ici à l’enjeu consistant à affirmer un point de vue personnel dans le numéro à accomplir. La créativité ne réside pas dans les enseignements eux-mêmes, mais dans l’appropriation qu’en fera l’athlète dans le périmètre de son rôle dans le spectacle.

En d’autres termes, il s’agit du développement d’une créativité dans le cadre d’une tâche spécifique. Cela implique une formation qui incite à passer d’une culture de l’immersion dans un poste défini à une culture de l’appropriation personnelle d’un poste. De cette appropriation découlera une motivation intrinsèque de l’employé9 qui fera que, quel que soit le poste, il pourra être une force de proposition, en affirmant son propre point de vue.

Plus généralement, les entreprises en quête d’innovation doivent être en mesure d’encourager l’affirmation des employés dans le cadre de leur travail ; et les employés doivent être aussi capables de reconnaître que leurs tâches incluent une notion de développement personnel10. L’exemple du

Cirque du Soleil indique que la formation peut répondre à ce double enjeu et introduit des pistes dans sa mise en œuvre : l’affirmation et la réalité du droit à l’erreur, l’acceptation des différences, voire leur mise en valeur, l’encouragement de l’initiative personnelle grâce à un cadre défini qui laisse une certaine liberté à l’intérieur de ce cadre.

Mettre l’accent sur la pratique

La créativité renvoie, dans beaucoup d’esprits, à la capacité de générer des idées. Le Cirque du Soleil montre au contraire un cas dans lequel l’accent est mis sur la pratique et la technique.

La capacité de l’entreprise à être innovante repose sur l’aptitude des équipes à réaliser les idées proposées par les metteurs en scène, et, par la maîtrise des techniques qu’elles acquièrent, d’en présenter des variations qui enrichiront le spectacle.

La pratique permet l’appropriation des outils par les employés (y compris de leurs propres corps par les athlètes) et la capacité de remettre en cause leurs fonctions. Par la pratique dans la formation, on pousse à dépasser l’usage premier des outils et donc à sortir du cadre.

Selon Bartabas, célèbre metteur en scène de spectacles équestres, « c’est le rapport que l’artiste entretient avec son matériau qui le fait naître, c’est cette façon dont il saura jouer avec les contraintes que le matériau lui dicte qui fera de lui un artiste11. » Dans le spectacle Corteo, la pratique à travers l’appropriation d’un nouvel équipement, comme le « lit-trampoline », peut faire naître de nouvelles possibilités d’interprétation, de création.

Construire une culture de la rétroaction incitative

La formation, parce qu’elle habitue à affronter le regard de l’autre, incite à la remise en cause et amène une culture de la comparaison. Le retour sur sa pratique est primordial parce qu’il procure un dépassement personnel par le regard extérieur qui permet d’aller plus loin. Ce mécanisme de retour sur sa pratique a même été institutionnalisé dans des entreprises comme Pixar dans des structures telles que « l’état-major » (brain trust) et le « rapport quotidien » (daily review)12. La première structure permet aux producteurs et aux directeurs de convoquer un comité consultatif de pairs afin d’aiguiller leurs décisions.

Quant à la seconde structure, elle donne aux employés la possibilité de présenter leur travail à leurs collègues. Une fois qu’ils ont surmonté l’embarras de montrer un travail incomplet, ils deviennent plus créatifs, car ils s’inspirent et s’alimentent mutuellement.

Le cas du Cirque du Soleil confirme l’importance des rétroactions dans l’acquisition d’une expertise créative et révèle qu’il est aussi nécessaire de remplacer ces commentaires prescriptifs par des commentaires incitatifs. Autrement dit, il ne faut pas tout donner à l’artiste si l’on veut favoriser sa sensibilité artistique. Certaines techniques comme la réduction de l’information prescriptive (encadré 4) participent à l’émancipation de l’artiste, le laissant chercher une solution artistique, pour mieux se l’approprier. Dans une métaphore alpine, Amabile explique que la créativité émerge quand les gestionnaires laissent les gens décider de la façon de gravir une montagne, mais ils ne doivent cependant pas choisir la montagne13. Cette logique peut s’appliquer quelles que soient l’industrie et ses problématiques.

Lutter contre l’érosion des apprentissages

L’expertise est le fruit d’années de pratique intensive14. Les études sur la performance montrent que la plupart des musiciens d’élite ont besoin d’un entraînement intensif de 15 à 25 ans avant d’être reconnus à un niveau international.

Face à cet enjeu de temps dans l’acquisition de l’expertise15, le problème d’une formation se pose au moment du retour de l’employé sur ses tâches quotidiennes ou son projet. Les habitudes ont la vie dure et l’un des risques est que l’employé n’applique plus les enseignements de la formation. Deux stratégies peuvent être mises en place pour lutter contre l’érosion des apprentissages : une responsabilisation de l’employé grâce à une « pratique délibérée » et la mise en place d’une communauté de pratique.

Le temps nécessaire à l’acquisition de l’expertise suppose de former l’apprenant à une certaine autonomie, c’est-à-dire à une capacité d’autoévaluation de sa pratique. Cette autoévaluation passe par une « pratique délibérée16 » qui implique deux types d’apprentissages : d’une part, l’amélioration et l’adaptation continues de l’expertise que l’employé a déjà et, d’autre part, l’extension et l’enrichissement de cette expertise grâce à de nouvelles compétences. Elle implique aussi une véritable autoanalyse de sa propre pratique : « Je fais mal », « Je fais bien consciemment », « Je fais bien inconsciemment » …

Ainsi, l’ambition des entraîneurs du Cirque du Soleil est-elle de faire en sorte que l’artiste s’engage dans sa propre formation. Cette capacité porte ses fruits au cours des tournées où les artistes seront amenés à faire leurs propres ajustements artistiques et techniques.

Une communauté de pratique est un groupe de personnes qui ont des préoccupations communes et qui interagissent de manière continue au sujet de ces préoccupations. De récentes recherches17 semblent démontrer que les entreprises peuvent créer, implanter et piloter des communautés de pratique. Ce type de communautés paraît susceptible d’enrichir, d’entretenir et de développer les apprentissages d’une formation. La communauté se crée naturellement au Cirque du Soleil : il s’agit de la troupe, qui voyagera autour du monde et qui permettra d’entretenir une continuité dans les apprentissages de la formation. Dans d’autres cas, ces communautés doivent être pensées et animées, car la diversité des personnes formées au sein des projets ou de l’entreprise ne permet pas l’éclosion de « communautés spontanées ». Par exemple, Ubisoft Montréal a mis en place une communauté de métiers afin de garantir des interactions soutenues et une dynamique de groupe entre projets18. Cette initiative souligne le rôle et l’importance d’un sentiment d’appartenance à multiples étages (à une entreprise, à une équipe, à un métier) dans l’appropriation, l’enrichissement et la diffusion des connaissances.

Conclusion

Les industries de la création font aujourd’hui l’objet d’un nombre croissant d’études, car elles apparaissent comme un laboratoire de pratiques organisationnelles novatrices. Longtemps considérées comme en marge des sphères économiques, se basant sur des modes de fonctionnement qui ne sont pas exportables a priori, les industries créatives et les autres secteurs semblent aujourd’hui conciliables. La compréhension de ces entreprises et des dispositifs qu’elles mobilisent est riche d’enseignements et peut être mise à profit dans le pilotage de la créativité de bon nombre d’entreprises.


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Dans cette perspective, l’analyse de la formation des athlètes révèle que la force et la réussite de l’entreprise se fondent en partie sur la rencontre de deux univers, soit le monde du cirque traditionnel et celui, au premier abord étranger, du monde du sport. La créativité qui émerge de cette « bissociation19» passe notamment par la formation, qui crée un pont entre ces deux univers. Dans ce contexte, la formation représente un véritable levier dans la capacité de l’entreprise à élaborer de nouveaux spectacles de qualité. Les implications de ce cas soulignent l’importance de la mise en place d’une forme de « déséquilibre protégé » au sein même de la formation. L’exemple indique que la formation peut ainsi être utilisée comme un outil de pilotage de la créativité : elle favorise en effet le développement personnel, l’initiative individuelle et la culture du partage.

Tableau 2 : Des leçons à tirer du cas du Cirque du Soleil

Enseignements Conditions de succès

Faire de la formation pour accompagner le développement de l’entreprise

  • Penser la formation comme un outil d’accompagnement de la croissance de l’entreprise.

Favoriser le développement personnel à travers la créativité dans une tâche spécifique

  • Élaborer une formation qui incite à passer à une culture de l’appropriation personnelle d’un poste.

  • Valoriser la force de proposition et l’affirmation du point de vue de l’employé.

Mettre l’accent sur la pratique
  • Animer la formation autour d’ateliers de pratique qui permettent l’appropriation d’outils et de concepts par les employés et la capacité de remettre en cause leurs fonctions.

Construire une culture de la rétroaction incitative

  • Favoriser une certaine autonomie dans l’apprentissage à travers la réduction de l’information prescriptive.

  • Participer à l’émancipation de l’employé en le laissant chercher sa propre solution, pour mieux se l’approprier.

Lutter contre l’érosion des apprentissages
  • Intégrer l’apprentissage de l’autoévaluation de l’employé qui passe par une « pratique délibérée » à travers le temps.

  • S’appuyer sur des communautés de pratique pour enrichir, entretenir et développer les apprentissages de la formation.

David Massé est doctorant à l’École Polytechnique de Paris (Centre de Recherche en Gestion) et chercheur chez Ubisoft (Strategic Innovation Lab), [email protected].
Thomas Paris est chercheur au CNRS et professeur affilié à HEC Paris, [email protected].


Notes

1 Les auteurs remercient toutes les personnes interviewées au Cirque du Soleil, Sylvie Geneau pour son aide et son soutien tout au long de cette recherche, les évaluateurs de ce numéro spécial, Bernard Petiot et Catherine Seys pour leurs suggestions et leurs relectures de l’article.

2 UNCTAD (2008, 2010).

3 Woodman et al. (1993).

4 Amabile (1988).

5 IBM (2010).

6 Kim et Mauborgne (2005).

7 Site en ligne du Cirque du Soleil.

8 Maslow (1943).

9 Amabile (1998).

10 Ghoshal et Bartlett (1997).

11 Bartabas (2012).

12 Catmull (2008).

13 Amabile (1998).

14 Ericsson et Charness (1994).

15 Ericsson et al. (2007).

16 Ericsson et al. (2007).

17 Cohendet et al. (2010).

18 Grandadam et al. (2011).

19 Koestler (1964).

Références

Amabile, T.M. (1988), « A model of creativity and innovation in organizations », dans Staw, B.M., Cummings, L.L. (dir.), Research in Organizational Behavior, JAI Press, vol. 10, p. 123-167.

Amabile, T.M. (1998), « How to kill creativity », Harvard Business Review, vol. 76, n° 5, p. 76-87.

Bartabas (2012), Manifeste pour la vie d’artiste, Autrement.

Catmull, E. (2008), « How Pixar fosters collective creativity », Harvard Business Review, vol. 86, n° 9, p. 64-72.

Cohendet, P., Roberts, J., Simon, L. (2010), « Créer, implémenter et gérer des communautés de pratique », Gestion, vol. 35, n° 4, p. 31-35.

Ericsson, K.A., Charness, N. (1994), « Expert performance – its structure and acquisition », American Psychologist, vol. 49, n° 8, p. 725-747.

Ericsson, K.A., Prietula, M.J., Cokely, E.T. (2007), « The making of an expert », Harvard Business Review, vol. 85, n° 7-8, p. 114-121.

Ghoshal, S., Bartlett, C.A. (1997), The Individualized Corporation : A Fundamentally New Approach to Management, HarperCollins.

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