Concilier vie familiale et vie professionnelle représente déjà un défi pour nombre de dirigeants. Mais que se passe-t-il dans le cas d’une entreprise créée et dirigée par un couple? Comment réussir à intégrer au mieux ces partenaires dans la gouvernance de l’entreprise?

Qu’ils soient juridiques, sociétaux ou académiques, nombreux sont les débats soulevés par la question de la conciliation de la vie privée des entrepreneurs et des intérêts de l’entreprise. Il suffit de voir à quel point le sujet de l’entreprise familiale a pris de l’importance ces dernières années. Toutefois, ce sujet est souvent abordé sous l’angle générationnel, l’accent étant mis sur la transmission du pouvoir, des parents aux enfants.

Or, cette vision occulte les cas d’organisations créées par les couples, un autre type d’entités familiales. Rares sont les études sur les entrepreneurs travaillant en couple, situation qualifiée dans les travaux de couple business, mom and pop shops ou, plus récemment, copreneurship[1].

La performance d’une entreprise gouvernée par un couple

Le volet financier des entreprises fondées par un couple d’entrepreneurs a lui aussi soulevé moins d’intérêt de la part des chercheurs[2].

Toutefois, selon les hypothèses formulées par certains spécialistes, le leadership des couples pourrait conduire à une performance supérieure de l’organisation.

Il a ainsi été démontré que ces sociétés ont de meilleures chances d’atteindre leurs objectifs[3]. Cette situation provient notamment du fait que les dimensions psychologiques, comme la confiance, sont plus solides dans les couples que dans les autres types d’organisations familiales. De plus, l’utilisation de leur domicile comme garantie financière leur permet de disposer d’une plus grande flexibilité[4]. Du point de vue personnel, une étude a montré que les couples qui ont réussi à faire vivre leur entreprise plus de deux ans estiment que leur aventure entrepreneuriale a eu un effet positif sur leurs liens personnels[5].

À l’opposé, certains chercheurs affirment que les frontières floues entre la vie familiale et la vie professionnelle peuvent créer des tensions personnelles. La réussite des entreprises gérées par des couples peut donc être affectée négativement par l’existence de telles tensions entre les dirigeants, aussi partenaires dans la vie[6].

Ces deux perspectives, l’une positive et l’autre négative, concernant la gestion en couple n’aboutissent aujourd’hui à aucun consensus. Il est nécessaire de noter que les études publiées ces dernières années portent essentiellement sur de petites entreprises qui n’ont pas d’autres actionnaires en dehors du couple.

Quel type de gouvernance choisir?

Les histoires à succès de grandes compagnies créées par des couples existent. Julia Hartz a cofondé avec son conjoint la plateforme de billetterie et de technologie événementielle Eventbrite. À son entrée en Bourse, l’entreprise avait déjà levé plus de 300 millions de dollars en financement et valait alors plus d’un milliard de dollars. Avant l’arrivée de la pandémie de COVID-19, l’organisation employait plus de 1 000 personnes.

D’autres exemples de couples célèbres? Gary Erickson et Kit Crawford codirigent Clif Bar & Company, qui commercialise des barres énergétiques. Andy et Kate Spade ont démarré ensemble la maison de mode Kate Spade. Genevieve Thiers et Dan Ratner ont créé Sittercity, une entreprise spécialisée dans les services de soins à domicile pour les enfants, les personnes âgées et les animaux. Plus près de nous, pensons au couple fondateur des supermarchés santé Avril, Sylvie Senay et Rolland Tanguay, à celui de Prana, Marie- Josée Richer et Alon Farber, ou à celui de Cook-it, Judith Fetzer et Patrick Chamberland.

La question à se poser maintenant est la suivante : existe-t-il une structure organisationnelle optimale pour ce genre de société? Sachant que cette structure pourrait avoir des répercussions sur la performance de l’entreprise, que faut-il privilégier? Ne devrait-il pas n’y avoir qu’un seul membre du couple qui assume les fonctions de dirigeant? Les deux partenaires peuvent-ils se retrouver à la tête de l’entreprise?

Une étude publiée dans le Journal of Corporate Finance[7] conclut que les organisations les plus performantes sont celles qui conservent une structure de leadership où les deux membres du couple sont codirigeants. Il ne faut pas oublier que les couples mariés partagent un avenir commun et sont souvent parents. Ainsi, les intérêts de l’un ont tendance à s’aligner sur ceux de l’autre. Le désir des partenaires d’être de bons gestionnaires afin de permettre à l’entreprise de performer est aussi déterminant.

De plus, les liens matrimoniaux peuvent faciliter la surveillance et l’allocation efficace des ressources. L’étude démontre que les entreprises ayant un couple de codirigeants à leur tête réussissent mieux que celles dont les codirigeants n’ont pas de liens familiaux.

Ce résultat se confirme lorsqu’on voit la performance d’une entreprise s’améliorer l’année suivant l’adoption d’un leadership marital. Au contraire, quand une entreprise abandonne ce type de cogestion, elle enregistre une diminution significative de sa performance l’année subséquente.

Il est intéressant de noter que les résultats des études mentionnées précédemment font principalement référence à des entreprises dont les deux conjoints sont les fondateurs. Dans le cas où l’un des partenaires rejoindrait l’organisation quelques années après sa fondation, les conséquences ne seraient pas les mêmes. Selon les recherches, la performance baisse à l’annonce de l’entrée en scène de l’autre membre du couple[8].

Définir une structure de gouvernance sans prendre en compte les liens personnels entre les dirigeants est une erreur, d’autant plus si ces derniers ont pour particularité d’être aussi des partenaires dans la vie. Une entreprise constituée et gérée par un couple peut être une source importante de création de valeur. Il importe alors de trouver le bon mode de gestion combinant vie privée et vie professionnelle, et d’établir une saine gouvernance afin d’assurer la croissance et la pérennité de l’entreprise.

Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion


Références

[1] Ce terme englobe la gestion par des entrepreneurs (entrepreneurship) et leur participation dans l’actionnariat (ownership).

[2] Le plus ancien article sur le sujet date de 1971 et le suivant a été publié en 1984. Les rares articles publiés depuis l’ont été sur le thème de l’entrepreneuriat et des petites entreprises. Pour plus d’information, voir l’article : El Shoubaki, A., Block, J., et Lasch, F., «The couple business as a unique form of business: A review of the empirical evidence», Management Review Quarterly, vol. 71, n° 1, février 2022, p. 115-147.

[3] Voir les articles suivants : Brannon, D. L., Wiklund, J., et Haynie, J. M., «The varying effects of family relationships in entrepreneurial teams», Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 37, n° 1, janvier 2013, p. 107-132 ; McDonald, T. M., Marshall, M. I., et Delgado, M. S., «Is working with your spouse good for business? The effect of working with your spouse on profit for rural businesses», Journal of Family and Economic Issues, vol. 38, n° 4, décembre 2017, p. 477-493.

[4] Muske, G., Fitzgerald, M. A., Haynes, G., Black, M., Chin, L., MacClure, R., et Mashburn, A., «The intermingling of family and business financial resources: Understanding the copreneurial couple», Journal of Financial Counseling and Planning, vol. 20, n° 2, 2009, p. 27-47.

[5] Wicker, A. W., et Burley, K. A., «Close coupling in work-family relationships: Making and implementing decisions in a new family business and at home», Human Relations, vol. 44, n° 1, 1991, p. 77-92.

[6] Danes, S. M., et Olson, P. D., «Women’s role involvement in family businesses, business tensions, and business success», Family Business Review, vol. 16, n° 1, mars 2003, p. 53-68.

[7] Amore, M. D., Miller, D., Le Breton-Miller, I., et Corbetta, G., «For love and money: Marital leadership in family firms», Journal of Corporate Finance,vol. 46, octobre 2017, p. 461-476.

[8] Dyer, W. G., Dyer, W. J., et Gardner, R. G., «Should my spouse be my partner? Preliminary evidence from the panel study of income dynamics», Family Business Review, vol. 26, n° 1, juillet 2012, p. 68-80.