Photo : Martin Girard

Reconnus pour leur récente collaboration avec la NASA qui a permis de documenter des missions spatiales en réalité virtuelle, les fondateurs de Felix & Paul Studios sont des explorateurs de l’univers immersif. En perpétuelle quête d’un «état de présence», certainement la force qui les a propulsés dans une industrie encore largement à définir, les trois entrepreneurs sont unis par une vision commune, solide et claire. Et ils ne font pas dans la demi-mesure.

Félix Lajeunesse, Paul Raphaël et Stéphane Rituit, c’est la puissance d’un trio soudé par une vision qui sait exploiter les compétences de chacun pour devenir «un super humain», comme le lance de manière imagée l’un des fondateurs de Felix & Paul Studios. Alors que les deux premiers, dont l’entreprise porte le nom, ont grandi dans un monde créatif et se sont très tôt sentis interpellés par le septième art, leur partenaire, comptable de formation et n’ayant jamais même «imaginé» travailler dans cette industrie, a toujours été fasciné par la vision portée par les créateurs. «C’est parce que j’ai saisi une vision créative très forte que j’ai voulu m’associer au projet de Félix et de Paul», souligne Stéphane Rituit.

Cette vision, c’est le désir d’accéder à un engagement émotionnel véritable favorisant un état de présence où le spectateur entre en symbiose avec l’expérience présentée. «Plongé dans l’immersion, on se met à ressentir les choses comme si on était dans la vraie vie, avec la même résonnance émotionnelle. Voilà ce qui nous intéresse, ce vers quoi nous avons toujours tendu : l’émotion, d’abord et avant tout», résume Félix Lajeunesse.

Félix Lajeunesse   

Félix Lajeunesse, chef de la création

Félix Lajeunesse a été immergé dans un environnement artistique dès son jeune âge. Son père, illustrateur et graphiste, tapissait les murs de la maison d’images. Enfant, il dessinait et il lui semblait évident que c’était la chose à faire «quand on est grand». Après tout, c’est ce qu’il avait toujours connu. Plus tard, il s’intéresse également au théâtre. À l’Université Concordia, il trouve dans le cinéma une façon de réunir tous ses intérêts, une véritable adéquation entre l’image et la scène. Il développe alors une culture cinématographique et rencontre son partenaire, Paul Raphaël. À sa sortie de l’université, il travaille brièvement aux affaires publiques de Radio-Canada. La télévision le rebute, car elle implique un sprint qui ne permet pas de réfléchir longuement au contenu. Or, il se considère comme un marathonien. Captivé par l’émotion, porté par l’idée d’un spectateur qui ne regarde plus simplement une œuvre mais qui en fait partie intégrante, il contacte Norman Cohn, réalisateur chez Igloolik Isuma Productions, reconnu pour son film Atanarjuat, avec qui il ne tardera pas à collaborer. C’est là qu’il rencontrera Stéphane Rituit.

La quête d'un état de présence

Dans la jeune vingtaine, alors étudiants à l’Université Concordia, Félix Lajeunesse et Paul Raphaël étaient en compétition pour l’obtention d’un contrat au budget minimaliste. Ils ne se fréquentaient pas encore, mais se connaissaient assez pour respecter leur travail respectif. «Nous voulions tous les deux ce projet, même si on savait qu’on ne ferait pas un sou. L’idée nous est venue, chacun de notre côté, de collaborer. C’est de cette manière que l’histoire a commencé! Tout de suite, nous avons senti la synergie d’un univers partagé. On se mettait au défi, on repoussait les limites ensemble», raconte Félix Lajeunesse. Les deux jeunes réalisateurs collaborent ensuite à des contrats publicitaires et à d’autres projets commerciaux qui leur permettent d’apprendre leur métier.

Leur petite boîte est dotée d’une structure légère qui favorise la flexibilité. Pour des mandats de plus grande envergure, ils embauchent parfois des pigistes et utilisent une partie de leurs revenus pour investir dans des projets créatifs qui les intéressent davantage. Ils désirent explorer le médium sous un autre angle, faire reculer les limites, se mettre à risque. «Nous cherchions quelque chose, sans vraiment savoir quoi. Nous tentions de créer des expériences cinématographiques plus immersives qui font sentir une présence. Seulement, à l’époque, il n’y avait pas encore de réalité virtuelle. Nous tentions de traverser la fenêtre du cinéma conventionnel. Nous ne savions pas où cela nous mènerait, mais toutes nos découvertes nous donnaient l’impression de progresser», se souvient Félix Lajeunesse.

Utilisant la stéréoscopie cinématographique, ils filment à deux caméras pour amplifier la profondeur de champ et créer un effet d’immersion. «Nous avons développé des techniques, mais aussi des manières de raconter une histoire en immersion, parce que ce n’est pas du tout la même chose, explique Paul Raphaël. Au cinéma, tu ne fais pas partie de l’histoire : on te la raconte. Faire partie de l’histoire ne signifie pas nécessairement qu’on te parle ou que tu fais des choix. Au contraire, si on met trop l’accent sur la présence, l’effet risque de se rompre. Créer cette immersion est très délicat», ajoute-t-il. Avançant à tâtons, ils fabriquent une première caméra expérimentale, tentant d’extrapoler à partir de ce qu’ils apprennent. Ils avancent en terre inconnue. Tout est à faire.

Un immense terrain vierge

Bientôt, Félix Lajeunesse et Paul Raphaël approchent Patrick Watson, compositeur et musicien bien connu, pour le filmer non pas sur scène, mais chez lui, lorsqu’il compose. «C’est une personne qui a un charisme particulier et nous voulions accéder à un moment de création, ce qui nous semblait plus intéressant qu’un moment de performance. Nous voulions rencontrer l’humain dans un état de vulnérabilité. Quand tu écris de la musique, ce que tu fais est inévitablement imparfait», explique Félix Lajeunesse.

Dans un plan unique et restreint où la caméra évoque le regard d’un ami qui observe l’artiste en création, les réalisateurs enregistrent en continuité une longue séquence qui aboutira à un segment de huit minutes. «Ce n’était pas une histoire racontée : c’était la proposition d’une véritable expérience où l’on ressent une intimité, une appartenance au moment, une connexion, une relation qui s’installe», explique Félix Lajeunesse. Strangers with Patrick Watson, le premier film en réalité virtuelle jamais réalisé, leur vaut le prix de la Meilleure Expérience de réalité virtuelle en prises réelles aux Proto Awards 2014, qui récompensent les meilleures oeuvres de réalité virtuelle. Cette rencontre intime avec le musicien dans son studio montréalais devient alors une formidable carte de visite.

En parallèle de ce travail avec Paul Raphaël, Félix Lajeunesse sillonne l’Arctique canadien aux côtés de l’équipe d’Igloolik Isuma Productions. C’est à cette époque qu’il côtoie Stéphane Rituit. Rapidement, le trio collabore à un premier projet. La dynamique est instantanément stimulante et complémentaire. Stéphane Rituit se souvient que Félix et Paul étaient allés en Chine pour un projet avec le Cirque du Soleil et avaient alors fait leurs premières expérimentations en 3D. «Paul avait une télévision 3D chez lui et lorsque nous avons visionné le résultat, nous avons eu l’impression d’être de l’autre côté de la fenêtre, d’être en Chine, raconte Stéphane Rituit. Félix et Paul ont continué leur exploration, pendant que je faisais autre chose. Puis, un jour, ils m’ont appelé parce que le premier casque Oculus[1], qui représente les balbutiements de la réalité virtuelle, venait de sortir.» Les deux créateurs touchaient enfin à ce qu’ils cherchaient. Tout semblait en place pour que Felix & Paul Studios voit le jour.

Stéphane Rituit

Stéphane Rituit, président-directeur général

Pour Stéphane Rituit, qui se dirigeait vers le monde de la finance, le cinéma est un accident de parcours. À son arrivée à Montréal, en 2000, il rencontre le réalisateur Norman Cohn, cofondateur d’Igloolik Isuma Productions. Il est bouleversé par son œuvre, qui donne le sentiment que l’histoire racontée dépasse l’écran. Selon les occasions que le destin lui offre, Stéphane Rituit devient producteur, un métier qu’il embrasse, inspiré par l’engagement sans compromis des fondateurs d’Isuma. Pour soutenir cette vision créative qui le fascine, il développe les outils nécessaires aux créateurs, ouvre les portes aux conteurs, met en place des stratégies de financement et un environnement favorable au développement de nouvelles technologies. Il n’aura aucune hésitation à se lancer dans l’aventure que lui proposent Félix et Paul.

Dans la cour des grands

Avec Strangers with Patrick Watson dans leur portfolio, ils frappent à la porte d’Oculus et parlent de leur ambition de développer ce nouveau médium. Ils expliquent leur désir d’aller plus loin, mais la technologie freine leur élan. Les outils n’existent pas. Contre toute attente, le trio obtient un contrat ferme : développer un contenu expérientiel d’accueil pour le nouveau casque de réalité virtuelle d’Oculus. Et il n’a que quatre mois pour monter une équipe et exécuter ce mandat.

Il leur faut rapidement mettre en place une structure qui pourra soutenir l’aventure. Félix Lajeunesse, Paul Raphaël et Stéphane Rituit fondent Felix & Paul Studios en 2013 et y investissent sans hésiter tous leurs avoirs. Ils trouvent également un partenaire financier, Phoebe Greenberg, fondatrice du Centre Phi, la première à réellement comprendre et croire en leur vision. «Quand l’équipe d’Oculus nous a donné le contrat, on a répondu : “Parfait! On va le faire, on a tout ce qu’il faut!” Mais on n’avait rien de tout ça!» s’exclame Stéphane Rituit.

Le temps n’est pas aux questionnements : il faut s’organiser, trouver un endroit et former une équipe au plus vite. C’est une époque fébrile, mais le résultat est à la hauteur. Avec une variété de visuels qui brossent le portrait des possibilités de la réalité virtuelle, Samsung Gear VR – Intro To Virtual Reality est un succès. «À Hollywood, tout le monde dans l’industrie l’a vu. Ça nous a ouvert tout grand les portes», résume Félix Lajeunesse.

Par la suite, tout déboule rapidement. Colin Trevorrow, réalisateur de Jurassic World, leur demande de créer une histoire avec un dinosaure. Le résultat, Jurassic World Apatosaurus, est une expérience tout à fait inusitée. Grâce à leur compréhension de ce nouveau médium et à la qualité de leurs oeuvres, Felix & Paul Studios établit rapidement sa crédibilité sur la scène internationale. Les contrats d’envergure ponctuent le rythme des activités de l’entreprise.

Ce qui distingue les trois entrepreneurs, c’est leur approche conceptuelle claire, de laquelle ils n’ont jamais dévié. « Pour défricher ce nouveau territoire tout en demeurant alignés et éviter de s’égarer, nous avons dû mettre de côté un langage et une culture cinématographique centenaires, souligne Paul Raphaël. L’expérience immersive n’est pas un cousin du cinéma, pas même un proche parent. C’est un médium à part entière. Nous avons été chanceux d’entamer le processus avant l’arrivée de la réalité virtuelle. Je me souviens de nos questionnements sur le risque de cette quête : étions-nous complètement cinglés de désapprendre des années d’études, de tirer un trait sur une vie à consommer du cinéma? Et pourtant, si nous ne l’avions pas fait, nous n’aurions pas réussi.»

Paul Raphaël

Paul Raphaël, chef de l’innovation

Enfant, il rêvait de faire du cinéma. Alors que la réalité virtuelle n’existait pas encore, le garçon manifestait déjà un intérêt pour la technologie et pour la manière dont celle-ci pouvait participer à de nouvelles formes narratives. Animé depuis toujours par ces deux sujets, il est un pionnier du divertissement immersif. Diplômé en production cinématographique de l’Université Concordia, Paul Raphaël, cinéaste, artiste visuel, réalisateur et chef de studio, associe innovation créative et innovation technologique pour explorer des formes de narration en constante évolution. Il est le concepteur des technologies de caméra qui ont permis à Felix & Paul Studios d’aller de l’avant avec des projets innovants. Créée en 2013, la première expérience cinématographique en réalité virtuelle, Strangers with Patrick Watson, est un véritable tremplin pour le studio.

Les explorateurs de l'immersion dans l'espace

En une décennie à peine, Felix & Paul Studios a forgé sa réputation de pionnier, misant sur sa créativité et sur ses compétences technologiques, développant un système de caméras 3D 360 et de logiciels sur mesure pour les besoins de la postproduction. Une aventure qui ne tolère aucun compromis. «Il faut être prêt à tout risquer, ne pas avoir peur d’exposer sa vision, ce qui veut dire réaliser le produit avant même que l’argent ne soit disponible. Ce n’est possible qu’avec la conviction de se savoir capable de livrer le meilleur contenu. Et le studio est reconnu pour ça : la qualité de ses œuvres», lance un Stéphane Rituit confiant.

Quand Oculus, aujourd’hui propriété de Meta, a signé un contrat avec le studio naissant, l’entreprise qui avait  développé le casque de réalité virtuelle se consacrait exclusivement aux jeux vidéo. «Les dirigeants ne voyaient pas le potentiel cinématographique. Ils ne se concentraient que sur les jeux. Mais lorsqu’ils ont vu Strangers with Patrick Watson, ils ont compris. Quelques semaines plus tard, ils embauchaient des personnes pour développer un nouveau service», souligne Paul Raphaël. Quant au jeune studio, grâce au soutien financier du géant du Web, il enchaîne les projets, notamment The People’s House, avec Barack et Michelle Obama, qui leur vaut un Primetime Emmy 2017.

«On a connecté Silicon Valley et Hollywood, en travaillant avec une vision créative et un narratif immersif. C’est ce qui nous a permis d’avancer», croit Stéphane Rituit. Voilà comment les entrepreneurs ont établi leur notoriété, ce qui a amené Felix & Paul Studios à collaborer avec la NASA. Après deux premières expériences d’une trentaine de minutes tournées sur terre avec ce nouveau partenaire, ils ont pu envoyer des caméras dans l’espace. Suivront des centaines d’heures de tournage qui permettront la réalisation de la série Space Explorers, dont The Journey Begins, où l’on suit les astronautes dans leur préparation vers la station spatiale internationale (ISS), et The ISS Experience où l’on se retrouve virtuellement sur la station spatiale en tant que spectateurs.

Space Explorers : L'INFINI, inspirée par la série Space Explorers et créée en collaboration avec le Centre Phi, est une expérience in situ présentée dans le Vieux-Montréal qui permet au participant de voyager et de se promener tout le long de l’exposition immersive. C’est une étape importante pour Felix & Paul Studios, qui cherche à élargir son public. Jusque-là, les œuvres cinématographiques immersives produites par le studio visaient un public de niche qui possédait l’équipement requis ou qui visitait des festivals sélects. «Durant ces années, nous avons gagné des prix, nous nous sommes positionnés. Pour atteindre le grand public, nous allons faire ce que nous avons toujours fait : inventer notre propre modèle de distribution», explique Félix Lajeunesse.

Les 5 clés du leadership, selon Felix & Paul Studios  

 

Travailler en équipe et valoriser les compétences complémentaires.

Écouter son intuition et s’y fier.

Rechercher le risque, sans en être dépendant.

Reconnaître et valoriser la place de chacun dans l’entreprise.

Aimer, par-dessus tout, ce qu’on fait.

Au moment d’écrire ces lignes, plus de 250 000 personnes ont vu L'INFINI à Montréal en 2021, ainsi qu’à Houston, Seattle et San Francisco. Et les entrepreneurs multiplient les sites d’exposition, à Montréal, à Vancouver, et en Corée. «Nous voulons construire quelque chose comme un Disney de la réalité virtuelle», ajoute tranquillement le réalisateur. Rien de moins.

À chaque étape, le trio d’entrepreneurs a développé les outils dont il avait besoin à partir de zéro. Et il continue de façonner cet univers interactif, en racontant des histoires en immersion grâce aux possibilités illimitées du numérique. «On avance, encore une fois, vers l’inconnu. L’inconnu, c’est à la fois ce qui est le plus difficile et le plus grisant : il est indissociable de la peur, de l’incertitude. C’est aussi un sentiment de découverte extraordinaire, un sentiment que tout est possible, bien que ça demeure toujours intimidant», confie Félix Lajeunesse.

Sur ce chemin qui est le leur, il n’y a pas de règle. «Même si on voulait être safe, il n’y a pas de modèle de ce que l’on fait. Le seul modèle qui existe, on est en train de l’inventer», ajoute Paul Raphaël avec enthousiasme.

Repoussant les limites avec des projets de plus en plus ambitieux, Félix Lajeunesse précise que le trio ne cherche pas le risque pour le simple plaisir. Il doit évaluer le potentiel de l’aventure et décider d’y aller pour explorer plus loin encore. Et le meilleur conseil des trois amis est simple : «Être passionné! Tout ce qu’on fait vient du cœur. Ce serait impossible de le faire autrement. Quand tu fais ce que tu aimes, tu trouves toujours les réponses à tes questionnements.»

Felix & Paul Studios

Fondée en 2013, l’entreprise, établie dans le Vieux-Montréal, emploie 65 personnes. Ce studio de création, de production et de développements technologiques spécialisé dans le narratif immersif et dans les expériences en réalité virtuelle cinématographique fait figure de pionnier en créant un lien entre la création et l’innovation technologique, notamment un système de caméra 3D 360 et une suite logicielle sur mesure pour les besoins de la postproduction. Nombre des projets du studio, dont Strangers with Patrick Watson et la série Space Explorers, ont été primés; de plus, les collaborations de l’entreprise avec le Cirque du Soleil, Jurassic World, Bill Clinton, Michelle et Barack Obama ou LeBron James et la NASA, entre autres, ont contribué à sa reconnaissance internationale.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion


Note

[1] Oculus VR est une entreprise de casques de réalité virtuelle fondée en 2012 par Palmer Luckey. Cette société a été achetée par Facebook, maintenant Meta, en 2014.