Qu’est-ce qui compte le plus dans une équipe : le consensus ou la dissidence? Les gestionnaires souhaitent à la fois favoriser une culture harmonieuse et profiter des avantages de perspectives différentes. Un équilibre qui n’est pas toujours facile à maintenir.

Dans le film Douze hommes en colère (12 Angry Men), réalisé en 1957 par Sidney Lumet, un jury doit décider de la culpabilité d’un homme accusé d’avoir assassiné son père. Après le procès, 11 des 12 jurés le déclarent coupable, contre un seul qui exprime un doute. Tout le film porte sur le débat qui suit et qui verra l’ensemble des jurés du groupe majoritaire changer progressivement d’idée, pour finalement innocenter le suspect.

C’est Charlan Nemeth, professeure de psychologie à l’Université de Californie à Berkeley, qui évoque cet exemple fictif de l’effet de la dissension. Elle étudie depuis des décennies la dynamique entre consensus et dissension dans les organisations. La chercheuse a longtemps analysé la manière dont les porteurs d’une idée minoritaire parviennent à convertir leurs collègues. Depuis quelques années, elle se penche sur les effets qu’ont les points de vue dissidents sur la qualité des processus décisionnels.

«Il y a beaucoup de raisons de craindre le consensus et d’accueillir la dissidence, affirme-t-elle. La présence de points de vue minoritaires aide à prendre de meilleures décisions et stimule la créativité dans la recherche de solutions.»

La professeure souligne qu’une grande partie des recherches sur le sujet vantent les mérites de l’harmonie et de la cohésion dans les organisations. Or elle y voit un piège. Le fait d’avoir un groupe qui pense de la même manière est extrêmement puissant; ses membres en viennent à accepter les idées consensuelles sans même y réfléchir.

S’effacer devant le groupe

Lors d’une expérience réalisée en 1956, Solomon Asch, un pionnier de la psychologie sociale, a demandé à des individus de regarder trois traits et de dire lequel était de la même longueur qu’un quatrième trait. Lorsqu’ils décidaient seuls, tous les participants répondaient correctement. Cependant, placés devant un groupe qui choisissait un autre trait, plus d’un tiers d’entre eux répétaient la réponse, erronée, de la majorité.

Cela ne veut pas dire que la majorité fait toujours fausse route; elle peut bien sûr avoir raison. «La question est de savoir si chaque membre du groupe, en tant qu’individu, conserve suffisamment d’indépendance d’esprit pour décider par lui-même s’il est d’accord ou non avec la position majoritaire», fait valoir Charlan Nemeth.

En 1982, Irving Janis, un des créateurs du concept de la «pensée de groupe», a étudié le fiasco du débarquement de la baie des Cochons, une catastrophique intervention militaire américaine lancée en 1961 contre le régime de Fidel Castro. Comment une équipe composée du président John F. Kennedy, de diplômés de l’Université Harvard et d’anciens dirigeants d’organisations comme Ford et la fondation Rockefeller a-t-elle pu se convaincre que 1400 mercenaires cubains pourraient débarquer incognito sur une plage cubaine et renverser le nouveau gouvernement?

La réponse de Janis : c’est ce qui arrive quand un groupe pèche par excès d’homogénéité, en particulier s’il est isolé de points de vue différents, et sous la coupe d’un leader fort. Dans de telles situations, les gens comprennent rapidement ce qui serait la solution préférée de la majorité. Ils hésitent à prononcer des arguments qui la contredisent, à examiner ses potentiels aspects négatifs, à envisager des solutions alternatives ou même à élaborer des plans de contingence.

D’autres recherches, comme celle de Solomon Asch, ont montré que lorsque leur opinion s’éloigne de celle de la majorité, plusieurs personnes se convainquent que le groupe majoritaire doit avoir raison. Les gens qui ont des positions minoritaires craignent aussi de les affirmer par peur d’être rejetés ou d’apparaître ridicules.

Maintenir l’équilibre

Les processus décisionnels bénéficient pourtant de la pensée critique. Ils s’améliorent lorsque les décideurs regardent les deux côtés de la médaille et qu’ils envisagent des idées et des points de vue qui s’éloignent de la pensée majoritaire. Ce n’est pas seulement une question de représentativité, dans une optique d’équité et de diversité; c’est un phénomène cognitif.

Plusieurs recherches ont montré que la présence d’opinions minoritaires stimule la prise en considération d’informations supplémentaires qui représentent toutes les facettes d’un enjeu. Elle permet d’envisager davantage de stratégies et de faire preuve de plus de créativité dans la résolution d’un problème. «La dissension ouvre l’esprit et aide à avoir des idées novatrices», résume la professeure Charlan Nemeth.

Toutefois, certaines recherches montrent aussi que la dissension peut nuire à la performance d’une équipe, si le conflit prend une tournure plus personnelle et émotive plutôt que de se maintenir dans le cadre de la réalisation d’une tâche.

Ce qui nous ramène à notre question de départ : devons-nous favoriser la dissension ou le consensus? Jean-François Harvey, professeur agrégé au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, estime que cela dépend des objectifs d’une organisation ou d’une équipe. «Si on cherche à exploiter ce qu’on fait déjà bien, l’harmonie et la compatibilité culturelle offrent une meilleure cohésion et peuvent renforcer l’engagement et l’efficacité opérationnelle, croit-il. Mais si on tente de se transformer ou de réagir à un problème, ce n’est pas idéal de miser sur un groupe trop consensuel.»

Dans une grande organisation, on peut tout à fait bénéficier des avantages des deux postures, par exemple en séparant les structures qui visent des initiatives plus radicales d’innovation ou de transformation du modèle d’affaires. On y laissera se développer une culture beaucoup plus axée sur la dissension, alors que le reste de l’entreprise comptera davantage sur la cohésion.

Accueillir la dissidence

Par ailleurs, pour que la dissension demeure un élément positif, elle doit reposer sur une culture organisationnelle d’ouverture. Certaines recherches ont montré que la personne qui défend une opinion minoritaire est moins aimée que d’autres, et ce, même si elle contribue à une meilleure décision. La dissension est vue comme un obstacle à l’accord du groupe. Ceux qui la portent remettent en question la pensée majoritaire et génèrent des conflits.

«L’organisation doit offrir un bon niveau de sécurité psychologique à ses membres, affirme Jean-François Harvey. Ils doivent sentir que les gestionnaires accueillent véritablement les perspectives différentes. On doit aussi créer des mécanismes pour éviter que ces confrontations d’idées deviennent trop personnelles et provoquent des conflits.»

Son collègue Kevin Johnson, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, estime que les gestionnaires doivent s’efforcer de conserver un certain équilibre entre la dissidence et la cohésion. «La dissidence peut s’exprimer autour d’une idée ou d’un projet bien précis, mais les membres de l’équipe doivent se rallier à certaines valeurs de base et à la mission de l’organisation», soutient-il.

Le professeur ajoute que la même forme de dissidence peut être jugée plus acceptable dans certains secteurs d’activité que dans d’autres. Les entreprises qui sont très axées sur la créativité, comme les producteurs de jeux vidéo ou les firmes de marketing, sont nombreuses à chercher cette dissidence créatrice.

Les gestionnaires doivent donc faire preuve de doigté pour orchestrer l’expression de points de vue minoritaires afin d’en retirer les avantages tout en en réduisant les potentiels effets négatifs. «La dissidence est positive lorsqu’elle stimule la créativité ou contribue à de meilleurs processus décisionnels, mais devient négative si elle nuit au bien-être des membres de l’équipe, à la cohésion et aux opérations», conclut Kevin Johnson.

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion