Une série de mondes virtuels 3D interconnectés dans lesquels il sera possible de travailler, de se divertir, de créer et d’apprendre : voilà la promesse du métavers. Le chemin pour y arriver s’annonce sinueux, mais le voyage pourrait valoir la peine.

Le métavers est sur les lèvres des dirigeants de toutes les sociétés technologiques depuis que le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, a dévoilé sa vision de ce concept et a même changé le nom de son entreprise pour «Meta» en octobre 2021. La première mention de ce monde virtuel remonte toutefois à bien plus longtemps.

«Les gens pensent que l’idée du métavers est nouvelle, mais en fait, cela se prépare depuis 40 ans», souligne Bertrand Nepveu, cofondateur et partenaire de Triptyq Capital, un fonds de capital de risque qui investit dans la transformation numérique des industries créatives. Le terme «métavers» vient d’ailleurs lui-même d’un livre de science-fiction intitulé Le samouraï virtuel, de Neal Stephenson, paru en 1992.

Dans le milieu des technologies, à peu près tout le monde a sa propre définition de ce qu’est le métavers. Pour Bertrand Nepveu, qui a aussi cofondé le fabricant de casques de réalité augmentée et virtuelle Vrvana, racheté par Apple en 2017, il s’agit d’une façon de faire passer le Web de la 2D à la 3D. «Le Web 3D sera plus immersif et facilitera la création et la collaboration, ce qui augmentera notre productivité en ligne», résume-t-il1.

Concrètement, le métavers rassemblera différents mondes virtuels interconnectés et persistants. Il sera donc possible de passer d’un campus virtuel à une salle de concert avec ses amis, par exemple. Tous ces mondes seront permanents ; quelqu’un pourrait donc visiter son école vide la nuit ou traîner dans la salle avec ses camarades après un spectacle.

On y accédera principalement en réalité virtuelle. «C’est justement cette réalité virtuelle qui permettra de ressentir de l’immersion et de la présence», explique Benoit Ozell, professeur associé à Polytechnique Montréal. L’immersion (ce qui fait qu’on se sent ailleurs) et la présence (ce qui fait qu’on y croit, même si on sait que ce n’est pas réel) devraient rendre les expériences en ligne plus convaincantes qu’elles ne le sont à l’heure actuelle. D’autres façons permettront aussi de naviguer dans le métavers, notamment les écrans 2D des ordinateurs et des téléphones, mais l’expérience sera alors moins intéressante.

«Dans un premier temps, ces façons secondaires d’accéder au métavers permettront surtout d’augmenter la masse d’utilisateurs», estime Harold Dumur, PDG et fondateur d’OVA, une entreprise québécoise qui offre des outils technologiques permettant de créer des univers 3D.

Cinq utilisations actuelles du métavers au métavers, comme la réalité virtuelle, les cryptoactifs et les mondes virtuels persistants. En voici cinq.

Vente de biens virtuels

Le métavers permettra un jour d’acheter des objets numériques de collection pour meubler sa maison virtuelle et des vêtements pour habiller son avatar. Ces produits intangibles existent toutefois déjà, que ce soit lors de la vente de jetons non fongibles (NFT) d’œuvres d’art – un marché évalué à 17,7 milliards de dollars américains en 2021, selon L’Atelier BNP Paribas – ou de déguisements dans les jeux vidéo. Dans des mondes numériques comme Decentraland et The Sandbox, où l’espace pour se construire est artificiellement restreint, il est aussi possible d’acheter des terrains virtuels (et de les revendre, idéalement à profit).

Santé

Les avantages de la réalité virtuelle pour le métavers ont aussi un intérêt ailleurs, notamment en santé, un domaine qui tire profit de l’immersion et de la présence qui y sont associées. Plus de 200 études cliniques sont d’ailleurs en cours, selon l’International Virtual Reality and Healthcare Association, notamment par rapport à l’utilisation de la technologie pour s’exercer avant de pratiquer une chirurgie, pour aider des jeunes avec un trouble du spectre de l’autisme à réaliser une entrevue d’embauche, pour augmenter le confort pendant un traitement de chimiothérapie et beaucoup plus.

Secteur manufacturier

Différentes entreprises offrent des solutions de réalité augmentée, notamment pour la formation à l’interne. Par exemple, des images numériques peuvent être projetées par-dessus le réel grâce à un casque conçu à cet effet. La société montréalaise DeepSight propose ainsi aux manufacturiers d’afficher en 3D la marche à suivre pour employer différents procédés en usine, que ce soit pour assurer l’entretien d’une pièce d’équipement ou pour la faire fonctionner. En cette période de pénurie de main-d’oeuvre, cette technologie tombe à point, alors que les travailleurs d’expérience aptes à offrir les formations se font rares et que celles-ci sont plus souvent nécessaires en raison du roulement de personnel.

Secteur militaire

Les technologies du métavers intéressent le secteur militaire, tant au Canada qu’aux États-Unis. Des métavers pour soldats faciliteraient notamment l’entraînement, l’expérimentation et la pratique avant certaines missions, notamment grâce à la création de «jumeaux numériques», des copies conformes (mais virtuelles) d’environnements réels. L’entreprise québécoise OVA a d’ailleurs décroché un contrat avec la Marine royale canadienne pour montrer aux soldats comment effectuer diverses manœuvres sur les navires sans qu’ils aient à s’y rendre, ce qui permet des économies considérables.

Mise en forme

Les avantages des entraînements en groupe (comme le cardiovélo) et de la ludifi cation des sports (par exemple, la plateforme Strava) pourront facilement être reproduits dans le métavers. La mise en forme est d’ailleurs l’une des catégories les plus populaires de la plateforme Meta Quest (outre les jeux vidéo), grâce à des logiciels comme VZfi t, FitXR, Supernatural et HOLOFIT.

Deux visions

Qui possédera le métavers et son infrastructure? Celui-ci sera-t-il comme le Web, décentralisé et bâti sur des protocoles ouverts, ou comme les systèmes d’exploitation de téléphones intelligents, qui sont dominés par une poignée de géants qui dictent les règles du jeu?

«On ne sait pas encore de quoi aura l’air le métavers», reconnaît Neil Trevett, président du Metaverse Standard Forum, un groupe d’intérêt qui rassemble des organismes de normalisation et des entreprises qui aspirent à créer le métavers. Chose certaine, ces deux visions – le métavers décentralisé et celui qui est plus centralisé – existent et sont déjà en concurrence.

Pour les fervents de l’ouverture, les technologies du Web 3.0 sont tout indiquées pour bâtir le métavers, car elles imposent déjà cette vision d’un Internet décentralisé qui donnerait plus de contrôle aux utilisateurs. Les objets virtuels pourraient être sauvegardés sous forme de jetons non fongibles2 (de l’anglais non fungible token ou NFT) et l’identité des usagers serait enregistrée sur une chaîne de blocs.

«Peut-être que d’autres technologies seront développées un jour, mais pour l’instant, la chaîne de blocs est vitale pour avoir une véritable ouverture», estime Jonathan Brun, cofondateur et PDG de Lighthouse, un moteur de recherche pour le métavers. Plusieurs créateurs de mondes virtuels, comme Decentraland et The Sandbox, adhèrent à ces principes et militent pour qu’un tel système de confiance régisse les transactions en ligne et assure l’interopérabilité entre les univers.

De leur côté, à l’autre bout du spectre, les géants technos actuels développent des écosystèmes qui, eux aussi, pourront probablement être interopérables, mais desquels ils tireront plus les ficelles et conserveront une plus grande part des profits. Quand du contenu généré par les utilisateurs passe par le métavers Horizon Worlds de Meta, par exemple, l’entreprise garde actuellement jusqu’à 47,5% des ventes, une part de ce montant en raison du fait qu’elle possède la plateforme matérielle (la boutique Quest Store du casque Meta Quest) et une autre part parce qu’elle possède aussi la plateforme logicielle.

«Au cours des prochaines années, il va y avoir une sorte de lutte pour déterminer quel modèle l’emportera », prédit Neil Trevett. Pour ce dernier, tout n’est pas noir ou blanc : un mélange des deux visions pourrait aussi s’imposer.

Dossier Métavers

Un marché de cinq billions

Le métavers pourrait générer des revenus de 4 à 5 billions de dollars américains (5 000 000 000 000 $) par année en 2030, selon les prévisions du cabinet McKinsey & Company.

Du côté des consommateurs, le métavers pourrait rapporter des revenus grâce aux jeux vidéo, à la vente de matériel informatique (comme les casques de réalité virtuelle), au commerce électronique, aux spectacles virtuels et aux publicités. Du côté des entreprises, les banques, les fournisseurs de services de télécommunication, les médias, les fabricants d’équipement et le milieu de l’éducation pourraient aussi en profiter, pour ne nommer que ceux-là.

Certains de ces marchés existent déjà. La vente d’objets virtuels (y compris les avatars dans les jeux vidéo, notamment) atteint 54 milliards de dollars américains par année, selon l’analyse Opportunities in the metaverse, de l’institution financière J.P. Morgan.

Les concerts dans les univers virtuels soulèvent aussi déjà les foules. À lui seul, l’artiste Travis Scott a attiré 27 millions de personnes lors d’un spectacle dans le jeu Fortnite, en 2020.

Le gala des MTV Video Music Awards a d’ailleurs ajouté la catégorie «Meilleure performance dans le métavers» pour son événement de 2022.

Les entreprises peuvent-elles aussi déjà y trouver leur compte, grâce à l’émergence de plateformes pour la formation en réalité augmentée, par exemple? Pour Bertrand Nepveu, toute personne à la tête d’une entreprise devrait se doter d’un casque de réalité virtuelle comme le Meta Quest 2, afin de voir ce qu’il est possible de faire avec la technologie et comment celle-ci pourrait s’appliquer dans son milieu. «Les entreprises devraient au moins se familiariser avec cette technologie, car son adoption sera plus rapide que les gens le croient», prédit-il.

Le potentiel du métavers risque évidemment d’être plus élevé pour certaines entreprises que pour d’autres. «Je crois que les organisations pour qui l’importance du commerce électronique a crû rapidement au cours des dernières années ou celles pour qui l’acquisition d’utilisateurs passe beaucoup par Internet devraient porter une attention particulière au métavers. D’une certaine façon, elles ont déjà la preuve que ce qui se passe en ligne peut être profitable pour leur modèle d’affaires», estime le PDG de Lighthouse, Jonathan Brun.

C’est d’ailleurs ce qu’a fait Sharethrough, une entreprise spécialisée dans les solutions innovantes liées à la publicité programmatique, au début de 2022 : elle a acheté une vingtaine de casques de réalité virtuelle et formé une équipe multidisciplinaire spéciale dont les membres se rencontrent périodiquement dans le métavers. « Il y a des développeurs, des gens responsables de l’ingénierie des produits, des experts du marketing et de la stratégie », explique Ben Skinazi, chef du marketing. Se rencontrer dans les salles Workrooms de Meta leur a permis notamment de discuter des possibilités d’améliorer la publicité (comme le suivi des mouvements oculaires, qui pourrait permettre de mesurer l’efficacité d’une annonce de façon inégalée), mais aussi de prendre conscience de tout le chemin qu’il reste à parcourir avant que la technologie soit prête pour le grand public.

Questions clés pour les dirigeants d’entreprise

  • Si on passait de plus en plus de temps à interagir, à socialiser et à faire du commerce dans des mondes virtuels, quels effets ces changements auraient-ils sur votre entreprise?
  • Si votre entreprise ou votre marque était dans le métavers, que pourrait-elle offrir à la communauté? Seriez-vous un participant ou un fournisseur de service?
  • Parmi les expériences de votre organisation et les services qu’elle propose, lesquels auraient davantage leur place dans le métavers?
  • Si vous êtes une entreprise qui communique directement avec les consommateurs, le métavers pourrait-il vous permettre de créer de nouvelles possibilités en ce qui a trait au marketing, que ce soit grâce à des expériences, des articles numériques, des partenariats ou une participation dans l’immobilier virtuel?
  • Avez-vous à l’interne les talents pour vous aider à comprendre le métavers ? Quelqu’un dans votre équipe pourrait-il contribuer à éduquer votre organisation sur le sujet?
  • Si vous voulez être présent dans le métavers, avez-vous à l’interne les personnes-ressources nécessaires pour le faire vous-même?
  • Les affaires dans le monde réel demeurent une priorité. Si votre temps et vos ressources économiques sont limités, à quel point l’avantage que votre entreprise soit perçue comme une pionnière dans un nouveau marché est-il important pour vous?
  • Est-il fondamental que votre entreprise cible les jeunes et les communautés qui sont orientées vers les nouvelles technologies?
  • Vos concurrents sont-ils présents dans le métavers?

Source : J.P. Morgan

En attendant la science-fiction

Il y a tout de même un pas important entre les expériences offertes à l’heure actuelle par les précurseurs du métavers et la vision plus aboutie ce celle-ci telle que présentée en 2021 par Mark Zuckerberg. Au printemps 2022, le PDG de Meta a mentionné lors d’un événement réservé à la presse que l’entreprise avait l’ambition d’offrir une qualité graphique en réalité virtuelle «indifférenciable du réel». Aujourd’hui, il est toutefois impossible de confondre le vrai et le faux lorsqu’on regarde dans un casque.

D’autres technologies qui pourraient un jour augmenter l’effet d’immersion, comme des gants tactiles pour ressentir les objets virtuels, se trouvent encore au stade de prototypes et pourraient mettre des années à être commercialisées.

Tous ne partagent d’ailleurs pas l’enthousiasme de Mark Zuckerberg. En entrevue à la télévision néerlandaise, Tim Cook, le PDG d’Apple, affirmait récemment que la réalité virtuelle pourra être utilisée d’une bonne façon, mais que les gens ne voudront sûrement pas y vivre leur vie.

Le métavers n’aura toutefois pas besoin d’être parfait pour commencer à s’imposer. «Je prédis que d’ici cinq ans, tous les foyers auront accès au métavers. D’ici dix ans, tout le monde pourra y accéder personnellement, lance Bertrand Nepveu. Et d’ici quelques années seulement, les entreprises n’auront plus le choix et devront être présentes dans le métavers. C’est la prochaine évolution du Web.»

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion


Notes

1- Voir à ce sujet le texte intitulé « Travaillerons-nous réellement dans le métavers ? », à la page 58 du présent numéro.

2- Les jetons non fongibles (JNF), qui peuvent être comparés à des certificats d’authenticité ou de propriété rattachés à des œuvres numériques, sont enregistrés dans une chaîne de blocs. Chaque JNF correspond à un actif numérique unique.