Fausses urgences au travail : sortir du piège de l'instantanéité
2025-03-18

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2025-03-26
Fausses urgences au travail : sortir du piège de l'instantanéité
Management , Stratégie

La multiplication des canaux de communication et l’intensification du travail aboutissent à une sollicitation constante des employés, au détriment de leur productivité, de leur bien-être, voire de leur santé mentale. Quelles solutions mettre en place pour reprendre le contrôle?
9h05 : un courriel marqué «urgent» arrive dans votre boîte de réception. 9h07 : une notification Teams se fait entendre. 9h10 : votre téléphone sonne. Trois canaux différents pour une même demande qui, en réalité, pourrait attendre la fin de la semaine pour être réglée. Bienvenue dans le monde des fausses urgences, ce phénomène qui parasite le quotidien et transforme chaque journée en course contre la montre.
Les experts sont formels : la majorité des sollicitations qualifiées d'urgentes ne le sont pas réellement, avec des conséquences désastreuses sur la productivité et le bien-être des employés.
Selon Laurent Vorelli, président de Propulsion RH, une firme-conseil en ressources humaines, le problème est d’abord sémantique : «Le mot urgence est souvent galvaudé. Une vraie urgence se justifie par un délai incontournable et un impact significatif pour l’organisation, un client, la réputation de l’entreprise, etc. Si ces critères ne sont pas réunis, ce n’est pas une urgence, mais une pression induite.»
«Trop souvent, on réagit à une demande parce qu’elle est formulée comme urgente, sans même en vérifier la légitimité. On se retrouve alors à courir dans tous les sens», ajoute-t-il. Sophie Lemieux1, formatrice et chargée de cours à l’École des dirigeantes et dirigeants de HEC Montréal, observe que de nombreuses urgences sont autocréées. «Il y a deux profils extrêmes : les procrastinateurs, qui remettent tout à la dernière minute et finissent par imposer leurs propres urgences aux autres, et les “précrastinateurs”, qui veulent tout faire immédiatement et créent une pression inutile à leur entourage. Ces comportements nuisent à la fluidité du travail et alourdissent la charge mentale des équipes.»
Pourquoi sommes-nous si enclins à privilégier l'urgence au détriment de l'importance? En fait, des mécanismes psychologiques nous poussent dans cette direction : «Répondre à une demande urgente procure un sentiment immédiat d’utilité, ce qui alimente un cercle vicieux de réactivité excessive. On finit par privilégier l’immédiat au détriment du stratégique », explique Sophie Lemieux.
Une culture du «tout, tout de suite»
Cette culture de l’instantanéité ne concerne pas uniquement la gestion des tâches individuelles. Elle est aussi alimentée par un phénomène plus large : la surcharge collaborative, soit une accumulation excessive de sollicitations au sein des équipes, générée par la multiplication des canaux de communication. «Entre les courriels, les messages Teams ou Slack, les textos professionnels et les réunions impromptues, les employés sont en état de sollicitation constante. Résultat : ils passent plus de temps à répondre qu’à produire un travail de fond», illustre Sophie Lemieux.
Ce problème, selon elle, est devenu systémique. «Dans mes formations sur la gestion du temps, je constate que les entreprises ne souffrent pas tant d’un manque d’organisation que d’une pression collective pour tout traiter dans l’instant. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer les outils, mais de changer les habitudes de travail.»
Cette pression constante a des effets néfastes sur la santé mentale. «Les interruptions répétées fragmentent l’attention et nuisent à la concentration, affirme Laurent Vorelli. Un nombre croissant d’employés disent ne pas ressentir un sentiment d’accomplissement à la fin de la journée, malgré leur investissement en temps et en énergie.» Sophie Lemieux ajoute : «À terme, cette urgence permanente crée des tensions au sein des équipes, nuit au moral des employés et peut conduire à l'épuisement professionnel».
Des solutions concrètes pour reprendre le contrôle
La culture organisationnelle est souvent la source du problème, selon Laurent Vorelli. «Tant qu’on valorisera la réactivité et la disponibilité permanente plutôt que la réflexion et la planification, les fausses urgences continueront de proliférer.»
Si les gestionnaires jouent un rôle essentiel pour transformer cette culture, ils ne peuvent pas tout régler seuls. Sophie Lemieux souligne que c’est à l’équipe de définir la façon de mieux gérer les demandes. «Il faut établir des règles claires : quels canaux utiliser pour quelle urgence? Quel délai de réponse est acceptable? Sans cadre, chacun impose son propre rythme, ce qui crée une cacophonie inefficace», explique-t-elle.
Il est aussi important de prendre du recul avant d'agir. Laurent Vorelli propose une technique simple, mais efficace : «Prendre dix secondes pour respirer et rationaliser avant d'agir». Ce court moment de réflexion permet d'éviter les réactions impulsives et d'analyser si l'urgence est réelle ou non. Couper les notifications ou utiliser le mode «ne pas déranger» fait aussi en sorte que «des demandes prétendument urgentes disparaissent d'elles-mêmes si on n’y réagit pas immédiatement ou perdent leur caractère pressant», constate-t-il.
Bref, apprendre à distinguer le vrai du faux en matière d’urgence devient une compétence essentielle. Car si tout est urgent, alors plus rien ne l’est vraiment, conclut Sophie Lemieux.
Note
1 Aucun lien de parenté avec la journaliste.
Management , Stratégie