Point de vue publié dans l'édition été 2018 de Gestion

L’instagrammabilité. Ce néologisme – de plus en plus utilisé – désigne un lieu, un endroit ou un objet permettant la prise d’une photo attractive. En d’autres mots, il s’agit d’une image qu’on sera fier de publier dans les médias sociaux et qui suscitera des mentions « j’aime » ainsi que la jalousie de nos amis. Cependant, très peu d’entreprises capitalisent aujourd’hui sur cette nouvelle façon d’interagir.

Aymeric Freymond/Crédits : Isabelle Salmon@Numero Sept

Aymeric Freymond est directeur stratégie et innovation de l'agence de marketing numérique montréalaise Dialekta

Qu’est-ce qui a changé ?

L’invention de la photographie remonte à près de 200 ans et les premières caméras numériques ont fait leur apparition à la fin des années 1980. Mais jamais n’avait-on pris autant de photos uniquement pour les autres.

L’instagrammabilité vient surtout d’une obsession de plaire et d’être reconnu. Ce phénomène a récemment été exacerbé par les médias sociaux et par une façon très californienne de voir les choses : on compte nos « j’aime », on élimine nos publications les moins réussies et on compare nos vies en fonction du nombre d’interactions qu’elles suscitent ; l’American dream.

Petit à petit, on s’est mis à ne partager que ce qu’il y avait de plus beau, de plus captivant. Instagram est devenu un lieu d’inspiration privilégié, l’étincelle à l’origine de plus en plus de voyages, de sorties et d’activités. La moyenne n’est plus une option, le bon ne suffit plus. Il faut être exceptionnel pour attirer l’attention ou, du moins, il faut paraître exceptionnel : du moment que la photo est belle, le reste importe moins. Ainsi, le dressage d’un plat prend plus d’importance que le goût des aliments, le design d’un hôtel vaut plus que la qualité des matelas.

La mise en scène payante

Pour se distinguer et avoir l’occasion de briller auprès de tous ces consommateurs esthètes, il faut donc revoir l’expérience client. Tous les moyens sont bons, qu’il s’agisse de prévoir la décoration d’un lieu, d’ajouter un accessoire aux produits qu’on vend et même de choisir la lumière et le cadre idéaux. Le but avoué ? Créer un potentiel de partage, d’appréciation et d’envie.

L’année dernière, j’ai visité Antelope Canyon, en Arizona. C’est un des lieux dont j’avais vu des centaines de photos et qui figuraient sur ma liste de choses à voir avant de mourir. Pourquoi ? Une recherche sur Instagram suffit pour le comprendre. En arrivant sur place, j’ai compris à quel point les visites, organisées par la nation navajo, étaient conçues pour Instagram. Elles se font par petits groupes afin que les touristes n’encombrent pas les images ; les guides indiquent aux gens où se placer pour obtenir le cadrage parfait et la lumière idéale ; ils connaissent les réglages à faire sur chaque modèle d’appareil et de téléphone et vont même jusqu’à prendre les photos pour les visiteurs afin qu’elles soient exceptionnelles ! Tant pis pour les droits d’auteur : cette image rendra les collègues verts de jalousie, et c’est tout ce qui compte.

Le marketing réinventé

La publicité était déjà sur le déclin : le public croit de moins en moins les marques qui payent pour s’adresser à lui, tandis que les conseils des pairs sont de plus en plus valorisés (qu’ils soient commandités ou non). Dans ce contexte, l’instagrammabilité est un outil puissant pour faire sa publicité de manière détournée.

Nous avons de bons exemples autour de nous : pour son initiative #MTLmoments, Tourisme Montréal a déployé des cadres géants rouges dans la ville afin de suggérer des points de vue intéressants et de faire découvrir Montréal sous des angles différents. Ce mot-clic totalise aujourd’hui plus de 1,3 million de publications sur Instagram.

Les cafés sont souvent des précurseurs de ce phénomène et on ne compte plus ceux dont le design constitue l’attrait principal. L’Arts Café, le Tommy et le Café Osmo en sont les fers de lance à Montréal. Les articles qui recensent le top-10 des cafés les plus instagrammables montrent bien l’importance de cet aspect.

Oui, mais... Comment utiliser cette tendance dans un concept d’entreprise ou de B2B ? L’inscription d’une citation sur un mur, sur un néon ou sur un objet original peut suffire. Toujours à Montréal, le mur d’escalade chez Google ou les espaces de travail design de WeWork poussent à capturer et à partager. Ils favorisent ainsi le développement de la marque employeur. Travailler les murs permet aussi de véhiculer une image forte auprès des clients qui viennent sur place ou qui sont en vidéo-conférence (pensez à l’arrière-plan !).

Le moment d’agir

Sans qu’on s’en rende tout à fait compte, Instagram a modifié les façons de faire des milléniaux. L’exhibition de soi est devenue la norme et le temps passé sur ces plateformes s’est décuplé, même si elles nous laissent plus déprimés qu’elles ne nous ont trouvés. Faut-il s’en étonner ? À force de voir ce qu’il y a de mieux dans la vie de chacun, nos attentes deviennent démesurées, alors que notre quotidien est loin de la perfection. Aurions-nous là une nouvelle version du cycle poétique « Spleen et Idéal » de Baudelaire : « déprime et Instagram » ? Un néologisme n’en reste un que jusqu’à son ajout au dictionnaire. N’attendez pas que l’instagrammabilité fasse son entrée au Larousse (ou au Merriam- Webster sous sa forme anglaise) pour intégrer son pouvoir promotionnel à votre stratégie marketing. Il sera sûrement trop tard...