L'éthique et la gestion des ressources humaines
1991-05-06
French
https://www.revuegestion.ca/ethique-gestion-ressources-humaines
2023-10-02
L'éthique et la gestion des ressources humaines
La plupart des responsables de la fonction «gestion des ressources humaines» (GRH) peuvent se rallier à l’idée que leur premier rôle consiste à prévoir les besoins de l’organisation en ressources humaines, à court et à long termes, et à coordonner les activités qui permettront de satisfaire au mieux et au moindre coût ces besoins.
Ces activités sont généralement connues sous les vocables de planification de la main-d’œuvre, d’analyse du travail et de la main-d’œuvre, de recrutement et sélection du personnel, de formation du personnel et de développement organisationnel, d’évaluation de la performance, de rémunération, de gestion des carrières, et enfin de négociation collective et d’administration de la convention collective (Rothwell, Kazanas, 1988 : 2).
Le but de ces diverses activités est de contribuer à une gestion plus efficace et plus efficiente de l’organisation. Mais les responsables de la GRH ont-ils aussi une responsabilité morale à l’égard des hommes et des femmes assujettis à ces diverses activités ? Voilà le sujet du présent article.
Plusieurs considèrent, à l’instar de Milton Friedman (1988 : 87), que le seul rôle social de l’entreprise, dans une société libre, est d’utiliser ses ressources et d’exercer ses activités pour augmenter ses profits, cela en autant qu’elle respecte les règles du jeu de la libre concurrence, sans se rendre coupable de tromper ou de frauder. Dans une telle optique, l’objectif de maximiser le rendement des ressources humaines et d’en diminuer les coûts se défend. Toutefois, la doctrine qui veut qu’on utilise les ressources humaines uniquement dans le but de maximiser des profits se heurte à l’obligation kantienne de ne jamais violer, sous quelque prétexte que ce soit, le respect dû à la personne humaine.
L’inviolabilité de la personne humaine
Une règle ancestrale, enseignée dans toutes les grandes religions, est à l’origine de cette obligation. Dénommée la règle d’or, elle s’exprime comme suit : «Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse.» Kant a formulé cette règle de façon plus précise et plus positive : «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen» (Dupuy, 1988 : 106). Ce principe fondamental d’éthique a été repris et érigé en précepte fondamental de justice dans la démocratie libérale telle que vue par l’un des maîtres de l’éthique moderne, John Rawls.
Dans son livre intitulé Théorie de la justice (1971 : 29), salué par plusieurs comme un renouvellement de la pensée sur la justice dans ses rapports avec la société et le droit, Rawls écrit : Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison la justice interdit que la perte de la liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention par d’autres d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre.
À partir de ce principe de base, John Rawls élabore une théorie de la justice comme équité qui, comme il le dit lui-même, tente de présenter une conception de la justice politique qui soit enracinée dans les idées intuitives de base de la culture publique de la démocratie. Sa théorie cherche à préciser le coeur d’un overlapping consensus, c’est-à-dire les idées intuitives communes qui, coordonnées en une conception politique de la justice, s’avéreront suffisantes pour garantir un régime constitutionnel juste.
Deux principes sont formulés par John Rawls (1988 : 304). Le premier principe peut s’énoncer ainsi : chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
Quant au second principe, il affirme que les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice du plus désavantagé, dans les limites d’un juste principe d’épargne, et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair) égalité des chances.
À ces principes se rattachent deux règles de priorité, la première dite de priorité des libertés, et la seconde dite de priorité de la justice sur l’efficacité et le bien-être.
La priorité de la liberté
Les principes de justice doivent être classés en ordre de priorité absolue (ordre que Rawls qualifie de «lexical»). C’est pourquoi les libertés de base ne peuvent être limitées qu’au nom de la liberté. Il y a deux cas :
- Une réduction de la liberté doit renforcer le système total des libertés partagées par tous;
- Une inégalité des libertés doit être acceptable pour ceux qui ont une liberté moindre.
La priorité de la justice sur l’efficacité et le bien-être
Le second principe de la justice est lexicalement antérieur au principe d’efficacité et à celui de la maximisation de la somme totale d’avantages, et la juste égalité des chances est antérieure au principe de différence. Il y a deux cas :
- Une inégalité des chances doit améliorer les chances de ceux qui en ont le moins;
- Un taux d’épargne particulièrement élevé doit, au total, alléger la charge de ceux qui ont à le supporter.
Dans une société juste, dit Rawls, l’égalité des droits civiques doit être considérée comme définitive. Les instruments privilégiés que se sont donnés les sociétés démocratiques pour assurer la permanence des droits civiques sont les chartes des droits et libertés de la personne (Rocher, 1988 : 9).
Il tombe sous le sens que si l’inviolabilité de la personne est le paradigme de l’éthique dans une démocratie libérale, les chartes des droits de la personne prennent, en droit et en fait, une place prépondérante dans l’étude que l’on peut faire de l’éthique en rapport avec la gestion des ressources humaines.
Nous nous servirons, pour notre propos, de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec qui contient, en plus de la déclaration générale des droits que l’on retrouve dans la plupart des chartes, des dispositions précises sur l’application de ces droits en matière de travail. Elle est, au sens des experts en la matière, plus complète et plus harmonieuse que la Charte canadienne, et sa pensée est plus contemporaine (Rocher, 1988 : 13).
La présente étude ne prétend pas être exhaustive. Tout au plus tente-telle de soulever diverses questions éthiques et d’analyser leur application dans le cadre de la GRH.
Le respect de la vie et de l’intégrité de la personne
Tout être humain a droit à la vie, à la sûreté, à l’intégrité physique et à la liberté de sa personne, proclame l’article premier de la Charte des droits et libertés du Québec. Les gestionnaires de la GRH savent que depuis le 21 décembre 1979, une loi existe dont l’objectif est d’éliminer à la source les dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs. En effet, la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LRQ, chap. S-2.1) a été adoptée pour réduire les risques d’accidents de travail et de maladies professionnelles dans les entreprises du Québec.
Par un ensemble de mécanismes et de droits nouveaux, le législateur tente de donner une primauté sans réserve à la protection de la vie et de l’intégrité physique des travailleurs. Les droits de refus et les retraits préventifs, les programmes de prévention et de santé, le rôle des représentants à la prévention et des médecins responsables, la participation active des comités de santé et de sécurité, et enfin la surveillance de la Commission de santé et de sécurité constituent un ensemble institutionnel susceptible d’aider les gestionnaires à protéger la vie et la santé des travailleurs.
Cette loi du travail, comme toutes les lois du même type, établit des règles de comportement minimales pour contraindre les entreprises à respecter la vie et l’intégrité physique des travailleurs.
Toutefois, l’intégrité physique n’est pas seule en cause. Le stress professionnel, l’épuisement et la souffrance morale sont aussi des sujets de préoccupation pour le gestionnaire soucieux de la santé de ses employés (Aubert, 1990 : 723, Chanlat, 1990 : 709). Dans un article intitulé Nouveau regard sur la souffrance humaine dans les organisations, Christophe Dejours (1990) souligne l’importance pour l’organisation de transformer la souffrance en créativité par le maintien d’un espace public dans le milieu de travail, de manière à ce qu’avec confiance les travailleurs puissent s’exprimer «avec transparence» sur leur travail et lui conférer une résonance symbolique.
C’est là, à son point de vue, l’une des responsabilités civiques (nous pourrions dire éthiques) du gestionnaire. Cette responsabilité, au sens de l’auteur, déborde le cadre de l’organisation, puisque la souffrance au travail affecte non seulement les travailleurs, mais aussi leurs proches, parents, famille, enfants. Voici comment il s’exprime à ce sujet : Le pouvoir d’action dont dispose le management sur le destin de la souffrance – son orientation dans le sens de la souffrance créatrice ou de la souffrance pathogène – lui assigne du même coup une responsabilité civique. Aujourd’hui, on confère de plus en plus à l’entreprise de nouvelles responsabilités vis-à-vis des risques qu’elle représente pour l’environnement (règnes minéral, végétal et animal). Il n’est pas impossible qu’émerge un jour la notion de responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de la santé mentale des populations qui dépendent affectivement et socialement des travailleurs qu’elle emploie.
C’est du moins une interrogation qui ne peut manquer d’émerger de ce nouveau regard sur la souffrance humaine dans les organisations.
L’égalité des chances
L’avènement de la notion d’égalité entre les hommes d’abord, puis entre les hommes et les femmes ensuite, est probablement la plus grande innovation idéologique dans le domaine des rapports sociaux.
D’abord issue du Siècle des lumières, avec les idées de liberté et de fraternité, l’idée d’égalité s’est concrétisée dans les pays démocratiques dans des constitutions et dans des chartes des droits et libertés. La Charte des droits et libertés de la personne adoptée au Québec en 1975 reproduit l’essentiel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. De plus, elle emprunte au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, dont elle consacre certains droits économiques et sociaux (Morel, 1991 : V-VI). Étant de facture moderne, la Charte des droits et libertés du Québec sera utilisée à titre d’exemple législatif d’actualisation du principe d’égalité des chances.
L’égalité des chances dans l’emploi
D’une manière générale, la Charte interdit la discrimination dans l’emploi. L’article 16 se lit comme suit : Nul ne peut exercer la discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.
Comme on peut le voir, l’ensemble des pratiques de la gestion des ressources humaines est visé par l’interdiction de discriminer. L’article 10 vient préciser qu’est considérée comme discrimination interdite toute distinction, préférence ou exclusion fondée sur l’un des motifs suivants : race, couleur, sexe, grossesse, orientation sexuelle, état civil, âge sauf dans la mesure prévue par la loi, religion, convictions politiques, langue, origine ethnique ou nationale, condition sociale, handicap ou utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Les seules distinctions, préférences ou exclusions autorisées par la Charte sont celles fondées sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou sur l’une ou l’autre des raisons additionnelles mentionnées dans le paragraphe premier de l’article 20 : Une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou justifiée par le caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique, est réputée non-discriminatoire.
Cela signifie que le gestionnaire des ressources humaines doit éviter de recourir à des tests non validés eu égard aux exigences de l’emploi. Dans la plainte déposée par le groupe Action-travail des femmes contre le Canadien National, le tribunal des droits de la personne a ordonné au CN de retirer le test Bennett (destiné à mesurer les aptitudes mécaniques) sauf pour l’emploi de mécanicien, parce que ce test était discriminatoire pour les femmes.
Le gestionnaire doit également éviter de poser des questions dont les réponses peuvent révéler des faits pouvant entraîner de la discrimination, que ce soit dans un formulaire d’emploi ou lors d’une entrevue. De même, pour chacune des décisions qu’il prend, le gestionnaire doit éviter toute discrimination et pour ce, il doit fonder ses décisions sur les aptitudes des personnes concernées à exercer l’emploi visé.
Le devoir d’accommodement
En plus de son obligation de respecter le droit à l’égalité des personnes en évitant toute discrimination, le gestionnaire doit, dans certaines circonstances, être capable d’effectuer des accommodements ou des ajustements dans ses pratiques de gestion. Le but de cette obligation est de pallier une forme indirecte de discrimination, à savoir celle qui résulte d’un effet préjudiciable.
Se basant sur la jurisprudence américaine, la Cour suprême du Canada a, dans l’affaire O’Malley-Simpson Sears en 1985, adopté une interprétation de la loi ontarienne sur les droits et libertés qui oblige un employeur à consentir à un employé des accommodements lorsque ses pratiques, quoique neutres, ont pour effet de causer un préjudice à cet employé en raison de ses convictions religieuses. Il s’agissait, dans ce cas, d’un horaire de travail qui obligeait la salariée à travailler le jour du sabbat alors que sa religion (adventiste du septième jour) le lui interdisait. La Cour a donné préséance à la prescription religieuse, obligeant ainsi l’employeur à s’entendre avec l’employée sur un horaire alternatif.
Un autre cas où le gestionnaire doit consentir des ajustements est celui des handicapés. La Charte des droits et libertés interdit la discrimination pour motif de handicap ou d’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap (art. 10). Or la loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées (LRQ, chap. E-2.02, art. 63), qui vise à favoriser l’intégration sociale et professionnelle des personnes handicapées, impose à tout employeur ayant un personnel de 50 salariés ou plus l’obligation de soumettre à l’Office des personnes handicapées un plan visant à assurer, dans un délai raisonnable, l’embauche de personnes handicapées. Ces obligations légales comportent le devoir de faire divers types d’ajustements dans le milieu de travail de façon à ce que les personnes handicapées puissent bénéficier, en toute égalité, de leur droit au travail.
Les programmes d’accès à l’égalité
Le rapport Abella (1984) a révélé que certains groupes de personnes étaient défavorisés par les critères de sélection ou de promotion normalement utilisés par les entreprises. Les personnes handicapées, les membres des communautés visibles, les autochtones et les femmes sont couramment l’objet de préjugés qui les excluent de certains emplois ou d’une évaluation objective de leurs capacités.
Conformément à la seconde règle de priorité énoncée par Rawls, à l’effet qu’une inégalité des chances doit améliorer les chances des personnes qui en ont le moins, des lois ont été adoptées pour redresser cet état de choses. En vertu de ces lois, un certain nombre d’entreprises doivent, en raison de leurs liens contractuels ou institutionnels avec les gouvernements, établir des programmes d’accès à l’emploi et faire rapport au législateur. Ce sont principalement les sociétés d’État, les services publics et parapublics ainsi que les grandes entreprises qui sont concernés par de telles mesures.
L’un des facteurs déterminants pour le succès de tels programmes est l’implication de la haute direction dans leur mise en œuvre. Les responsables de la GRH sont bien positionnés pour convaincre les dirigeants de s’impliquer dans ces programmes. Ils peuvent mettre de l’avant et coordonner les programmes de soutien indispensables à la bonne marche des programmes d’accès à l’égalité, se servir de leur réseau de communication pour bien préparer les membres du personnel à de tels programmes, et enfin développer une culture d’entraide au sein de l’organisation.
Ils ont la responsabilité de jouer un rôle moteur dans les programmes d’accès à l’égalité et de les situer dans la culture organisationnelle comme un aspect du contexte plus large de la société juste.
L’équité salariale et la gestion de la rémunération
La justice distributive a depuis longtemps guidé les gestionnaires de la GRH dans l’établissement de critères de rémunération dans l’entreprise (Wendell, 1970 : 130). Aristote, dans le livre V de l’Éthique de Nicomaque, définit la justice distributive comme étant «la répartition des honneurs, ou des richesses, ou de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la Cité» 21 (p. 128). Cela signifie que l’ensemble des avantages disponibles doit être divisé en parties et que celles-ci doivent être distribuées aux personnes selon leur mérite respectif. Aristote ajoute que les plaintes et querelles originent du fait que les égaux reçoivent des parts inégales, et les inégaux, des parts égales. Plusieurs auteurs ont élaboré sur les notions énoncées par Aristote. C’est ainsi que George C. Homans (1961) et J. Stacey Adams (1965) ont défini l’équité comme étant un rapport entre ce que retire une personne de son travail (résultats, profits ou récompenses) et sa contribution à l’organisation (intrants, investissements), ce rapport étant toujours comparé à celui d’autres membres de l’organisation.
LIRE AUSSI : « Questions sur l'équité »
Durant plusieurs années, les gestionnaires ont référé à cette théorie comme étant celle de l’équité. Les recherches ont démontré que plusieurs croient que l’équité favorise la performance, et que l’égalité de la répartition contribue à l’harmonie sociale (Greenberg, 1990 : 401). Dans un récent article intitulé Equity, Equality, Power and Conflict, Boris Kabanoff de l’Université de New South Wales pose que le concept d’égalité a sa place au côté de celui d’équité dans le concept de justice distributive.
Principalement lorsque la distance hiérarchique est faible et que les échanges sont fondés sur la réciprocité plutôt que sur la différenciation des rôles, l’orientation distributive tend vers l’égalité plutôt que vers l’équité (telle que définie par Homans et Adams). La carence d’équité peut alors donner lieu à des conflits manifestes. Par ailleurs, lorsque la distance hiérarchique est grande, les rôles dans l’entreprise sont fortement différenciés, et l’orientation distributive tend vers l’équité plutôt que vers l’égalité.
Cette orientation crée aussi de la frustration mais, comme les conflits peuvent difficilement s’exprimer, ils demeurent cachés, laissant place à des comportements de retrait ou d’évitement.
La question fondamentale posée par cet auteur consiste à savoir laquelle des deux règles, celle de l’équité ou celle de l’égalité, a une valeur normative ou découle d’une idéologie. D’un point de vue idéologique, la justice distributive peut être perçue comme un moyen utilisé par un groupe d’individus pour légitimer et maintenir un avantage par rapport à d’autres groupes. Ainsi, une élite peut promouvoir l’équité dans la mesure où celle-ci lui permet de recevoir une plus grande part des avantages communs, et un groupe faible peut avancer l’idée d’égalité pour promouvoir ses intérêts.
L’auteur conclut, en s’appuyant sur de nombreuses recherches, que l’équité et l’égalité sont toutes deux importantes dans l’organisation. De plus, il met les chercheurs en garde contre certains partis pris idéologiques qui conduisent à choisir l’une ou l’autre. S’il est vrai que l’équité favorise l’efficacité et que l’égalité favorise l’harmonie sociale (ce qui, au dire de l’auteur, reste à démontrer), le point de vue éthique ne consiste pas à choisir entre les deux orientations, mais plutôt à proposer un processus qui résulte en une juste mesure des deux orientations tout en tenant compte du contexte et des aspirations des personnes concernées.
Comme John Rawls l’écrit : Dans une société bien ordonnée, les individus acquièrent des droits à une partie de la production sociale quand ils font certaines actions encouragées par l’organisation existante. Les attentes légitimes qui apparaissent sont, pour ainsi dire, l’autre aspect du principe d’équité (fairness) et du devoir naturel de justice. En effet, de même qu’on a le devoir de défendre une organisation juste et l’obligation d’apporter sa contribution quand on y a accepté une place, de même une personne qui a respecté le système et rempli ses obligations a le droit d’être traitée de manière correspondante par les autres. Ils doivent satisfaire ses attentes légitimes.
Ainsi, quand existe une juste organisation économique, les revendications des individus sont arbitrées de manière adéquate en se référant aux règles et aux préceptes (avec leur poids respectif) que ces pratiques considèrent comme pertinents.
En accord avec les énoncés de Gerald Greenberg (1990) dans un article intitulé Organizational Justice : Yesterday, Today et Tomorrow, il nous semble que les tendances les plus porteuses dans le domaine de la justice organisationnelle vont dans le sens de la promotion de la justice procédurale. Ce que l’on entend ici par justice procédurale s’apparente au concept de due process utilisé en common law (voir section suivante). L’idée dominante consiste à conférer aux personnes concernées une voix, c’est-à-dire la faculté d’exprimer leur point de vue, d’obtenir de l’information et d’avoir un certain contrôle sur le processus décisionnel.
Dans notre société, où l’égalité fondamentale des personnes est reconnue, et où par surcroît les distances sociales sont relativement courtes, il ne faut pas s’étonner que la justice distributive soit fortement empreinte d’égalité.
Des politiques sociales et fiscales relativement progressistes ainsi qu’une forte présence syndicale dans les secteurs-clés de l’économie contribuent à ce phénomène. Il suffit de lire les conventions collectives de grandes organisations syndiquées pour se rendre compte que le principe de l’égalité sous-tend la plupart des processus administratifs de ces organisations. Même les échelles de salaires sont souvent «aplaties» de sorte que les écarts entre hauts et bas salariés sont réduits.
Ces conventions collectives contiennent des processus qui favorisent, du moins formellement, une justice procédurale adéquate. Ainsi, une procédure de grief bien adaptée aux circonstances de l’organisation peut avoir un effet important sur la perception que les salariés ont de la justice dans l’entreprise. Le fait de savoir qu’on les écoute et qu’on leur permet d’exprimer leur point de vue devant un «tribunal» aussi impartial que possible peut les rassurer sur la volonté de justice de l’organisation. Si, comme l’écrit T. R. Tyler (Greenberg, 1990 : 424-425), les membres d’une organisation désirent être traités avec respect, dignité et politesse, le tout de manière à se sentir valorisés, l’essence de l’éthique réside dans le processus qui assure, dans la mesure du possible, un tel traitement.
Les récentes études ont démontré que les femmes étaient souvent défavorisées en ce qui concerne la rémunération. Les chiffres révèlent que, globalement, les femmes gagnent environ 60 pour cent du salaire des hommes. Une partie de l’écart salarial entre hommes et femmes est dû au fait que ces dernières se retrouvent fréquemment dans des catégories d’emplois moins bien rémunérés, des ghettos d’emploi, et que partant elles ne peuvent espérer une promotion sociale comme le peuvent les hommes.
Une autre partie de l’écart peut être due à de la discrimination. L’article 19 de la Charte des droits et libertés du Québec reflète le principe d’égalité de traitement pour un travail équivalent. Il se lit comme suit : Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.
Il n’y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l’expérience, l’ancienneté, la durée du service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel.
Afin d’assurer l’égalité des chances, les responsables de la GRH doivent mettre de l’avant des programmes d’évaluation des emplois qui tiennent compte des habiletés souvent négligées des femmes (telles que l’utilisation du traitement de texte et de divers logiciels) de façon à rendre justice à leurs qualifications et compétences.
justice corrective (due process) et la discipline du travail
L’une des raisons pour lesquelles les employeurs, dans le passé, ne se préoccupaient guère de justice corrective était leur pouvoir de congédier les employés à volonté. En effet, le Code civil prévoyait que l’employeur, tout comme le salarié, pouvait mettre fin au contrat sur simple avis (Code civil, art. 1668).
Puisque la plupart des contrats de travail avaient une durée indéterminée, il était aisé pour l’employeur de se débarrasser d’un salarié lorsque le comportement de ce dernier ne lui convenait pas.
En 1979, le législateur québécois adopta la Loi sur les normes du travail, qui contenait des dispositions permettant aux salariés de porter plainte s’ils estimaient avoir été congédiés sans juste cause. À l’origine, les salariés devaient avoir complété cinq années de service continu pour pouvoir bénéficier de ces dispositions. Depuis le 1er janvier 1991, le nombre d’années de service requis est réduit à quatre ans. Le 1er janvier 1992, il sera réduit à trois ans. Le législateur fédéral a prévu un semblable recours après 12 mois de service continu. Les autres provinces canadiennes et certains États américains ont des dispositions qui, tout en n’étant pas similaires quant aux conditions, prévoient également que le congédiement doit s’appuyer sur une cause juste et suffisante.
Il s’agit là d’une extension du concept de juste cause que l’on trouve dans les conventions collectives depuis de nombreuses années. Les syndicats, en effet, ont le plus souvent négocié des procédures de griefs par lesquelles les salariés peuvent contester toute mesure disciplinaire (y compris le congédiement) décidée unilatéralement par l’employeur. La dernière étape de la procédure consiste en un arbitrage qui a pour objet de trancher le litige à partir de la notion de juste cause. La procédure d’arbitrage que l’on retrouve dans les conventions collectives se fait conformément au principe de la justice naturelle audi alteram partem, que l’on dénomme en common law due process. Ce principe veut qu’avant de sévir, toutes les parties intéressées soient entendues.
Les employeurs publics, en vertu de leurs lois constituantes, de même que les employeurs privés, en vertu des conventions collectives qui les régissent et de la jurisprudence interprétative de la common law, sont tenus de respecter certaines règles d’équité procédurale, notamment celle d’informer le salarié des motifs de son renvoi et de lui permettre de répliquer avant son congédiement (D’Aoust, 1989 : 130).
La question éthique a pour objet de savoir si les entreprises non visées par la loi ou par une convention collective devraient également adopter une telle règle de conduite. Ne serait-il pas juste que tout employeur, avant de congédier un employé ou de prendre contre lui quelque mesure disciplinaire que ce soit, donne à cet employé l’occasion de se faire entendre devant une personne impartiale? Sans vouloir judiciariser le processus décisionnel, il nous semble que le niveau de justice dans l’organisation serait amélioré si une telle procédure existait.
Le droit d’association
Le droit d’association est reconnu par les chartes des droits et libertés de la personne. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Public Service Employee Relation Act (Alb.) (1987T353), n’a cependant pas voulu étendre la protection constitutionnelle au droit de négocier et de faire la grève. Toutefois, le Code du travail du Québec précise le contenu du droit d’association des salariés et ses modalités d’application : accréditation, négociation, droit de grève et signature d’une convention collective.
Des dispositions d’ordre public interdisent toute ingérence de la part de l’employeur, de même que toute intimidation, menace ou contrainte à un salarié en raison de son désir de devenir membre ou de s’abstenir d’être membre d’un syndicat. Sur le plan éthique, la première constatation est celle de l’existence d’un droit fondamental, le droit d’association. Cependant, les modalités d’exercice du droit d’association peuvent faire l’objet d’un sain débat.
Le modèle américain, avec son monopole de représentation, ne fait pas l’unanimité. Il diffère du modèle européen, au sein duquel la participation syndicale est laissée à l’adhésion libre de chacun, en fonction de son idéologie propre. Ces deux modèles se défendent, selon le contexte et la volonté exprimée par les intéressés.
Le deuxième aspect éthique de la négociation collective concerne l’utilisation du rapport de force comme mode de règlement des différends. Si l’entreprise est un lieu de collaboration, on peut se demander pourquoi il est nécessaire que l’épée de Damoclès de la grève ou du lock-out pende au-dessus de la tête des deux parties lors de chaque négociation collective. Les connaissances acquises dans le domaine de la gestion des conflits (Rondeau, 1990) nous montrent qu’il y a beaucoup plus de chances d’arriver à un règlement satisfaisant si les parties ont une vision intégrative de la négociation plutôt qu’une vision compétitive, qui ne peut mener qu’à un rapport de force. Tout système fondé sur le rapport de force favorise le plus fort aux dépens du plus faible.
Le contrepoids au rapport de force est l’éthique. Seule l’éthique pose les vraies questions : quelles sont les justes conditions de travail vers lesquelles devraient tendre les deux parties? Comment y arriver? Comme on l’a vu plus haut dans l’étude du concept de justice distributive, c’est par un processus respectueux des aspirations légitimes des personnes concernées que l’on peut atteindre une juste mesure d’équité et d’égalité.
Une vision éthique de la négociation collective est nécessairement intégrative plutôt que compétitive. Elle tend à rapprocher les parties par l’importance qu’elle accorde à résoudre les problèmes reliés aux revendications par une approche winwin qui fait une large place à l’échange d’informations et à des discussions centrées sur les problèmes à régler plutôt que sur les acteurs. La bonne foi vaut mieux que la destruction mutuelle.
Le droit au travail
Le droit au travail ne fait pas partie des dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne. Toutefois, il fait partie de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Au niveau de l’entreprise, les gestionnaires peuvent aisément écarter toute responsabilité à l’égard des personnes qui n’ont pas de travail en faisant reposer cette responsabilité sur l’État qui a l’envergure et les moyens pour assurer le minimum vital à tous les citoyens. Toutefois, il y a des circonstances dans lesquelles une entreprise, si petite soit-elle, peut avoir une responsabilité sociale à l’égard de ses salariés. Il s’agit du cas où, en raison d’une baisse des affaires ou d’une réorganisation administrative, elle doit licencier une partie de son personnel. Dans un tel cas, l’entreprise doit donner les préavis de licenciement prévus par les lois et, dans la mesure de ses moyens, participer financièrement à tout programme gouvernemental de reclassement.
Mais au-delà des prescriptions légales, l’entreprise ne devrait-elle pas penser à des formules de remplacement, tel le partage du temps de travail? Le gouvernement fédéral permet aux salariés qui font partie d’un tel programme de bénéficier de l’assurance-chômage les jours où ils ne travaillent pas. Il s’agit là d’une formule qui permet à plus de salariés de travailler, et donc de conserver leurs habiletés et leur estime de soi.
La dignité de l’être humain et l’organisation du travail
Le troisième alinéa au préambule de la Charte des droits et libertés de la personne se lit comme suit : Considérant que le respect de la dignité de l’être humain et la reconnaissance des droits et libertés dont il est titulaire constituent le fondement de la justice et de la paix.
Nombreux sont ceux qui, à juste titre, ont critiqué la division taylorienne du travail, à savoir la planification du travail par les cadres et l’exécution par les salariés, comme étant dévalorisante pour ces derniers.
Lorsqu’en 1912, Frederick Taylor comparut devant le Comité de la Chambre des représentants aux États-Unis, le président lui demanda si les ouvriers ne deviendraient pas des automates s’ils n’avaient qu’à suivre les instructions sur la manière de faire leur travail. Frederick Taylor répondit en comparant la formation donnée aux mécaniciens en vertu de son programme de management scientifique à celle donnée à de jeunes chirurgiens dans un hôpital universitaire, en soulignant le caractère précis des instructions données aux jeunes médecins. Taylor voulait ainsi justifier ses méthodes (Wendell, 1970 : 172-173).
La réponse astucieuse de Taylor ne tenait cependant pas compte de l’écart énorme qui existe entre la pratique professionnelle du chirurgien et la vie de tous les jours d’un mécanicien d’entreprise. Alors que la première se situe au sommet de l’échelle de la valorisation sociale, la seconde se situe plus près du bas de cette échelle. De plus, le mécanicien travaille souvent dans un environnement malsain, et parfois même dangereux.
D’un point de vue éthique, il importe de faire en sorte que l’individu puisse s’épanouir dans son milieu de travail. Pour ce faire, le travail doit être défini de façon telle qu’il puisse être tant valorisant pour celui qui le fait que valorisé par l’entourage de cet individu. C’est ainsi que le travail contribuera à la satisfaction du besoin d’estime de soi, et du besoin de donner un sens à sa vie. À cet égard, voici comment s’exprime John Rawls : À plusieurs reprises, j’ai indiqué que le bien premier et peut-être le plus important est le respect de soi.
Nous pouvons définir le respect (ou l’estime) de soi-même par deux aspects. Tout d’abord, comme nous l’avons noté plus haut, il comporte le sens qu’un individu a de sa propre valeur, la conviction profonde qu’il a que sa conception du bien, son projet de vie valent la peine d’être réalisés. Ensuite, le respect de soi-même implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses intentions, dans les limites de ses moyens.
Au cours du dernier demi-siècle, des progrès énormes ont été réalisés dans l’amélioration des conditions de travail des salariés. Une grande partie de ces progrès est le résultat de la négociation collective et de l’effort que font les syndicats pour défendre les intérêts des salariés sur la place publique. Les salaires ont été augmentés, les heures de travail réduites, les avantages sociaux améliorés, les règles de travail modifiées en faveur du travailleur, des procédures de griefs établies, etc. De plus, un certain nombre d’employeurs ont adopté diverses politiques dans le but d’améliorer la qualité de vie des travailleurs et de favoriser leur participation aux décisions et aux bénéfices des entreprises.
Ces politiques se sont traduites par la mise en place de mesures concrètes telles que les programmes de réaménagement du travail, la création de groupes semi-autonomes, les cercles de qualité ainsi que la participation à la gestion et aux bénéfices. Toutes ces pratiques, désignées par Lemelin et Rondeau (1991) sous le nom de «pratiques de gestion mobilisatrices», ont des effets déterminants sur la satisfaction des travailleurs, le climat organisationnel et l’efficacité de l’entreprise. Jugées à l’aune de l’éthique, toutes ces mesures valent dans la mesure où elles contribuent à l’épanouissement de l’individu et à son respect de soi. L’idéal à atteindre à cet égard consiste à faire en sorte que le travail soit source de créativité et de sens pour le travailleur (Burkard, 1990).
Conclusion
L’obligation kantienne de traiter la personne comme une fin plutôt que comme un moyen, de même que la priorité rawlsienne de la justice sur l’efficacité et le bien-être, nous convient à une vision déontologique plutôt qu’à une vision utilitariste de la gestion des ressources humaines.
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Les quelques jalons qui précèdent ne constituent qu’une amorce de réflexion. Plusieurs aspects des droits ne sont pas traités ici : le droit de dénoncer les pratiques illégales ou non éthiques, le droit à une vie privée et paisible, le droit à un milieu exempt de harcèlement, le droit au respect de son identité et de ses valeurs. De plus, l’éthique ne concerne pas que les droits ; elle concerne également les obligations des membres d’une organisation envers les autres membres, ainsi que l’esprit de réciprocité et de coopération qui doit sous-tendre leurs rapports.
Faute d’espace, ces aspects n’ont pas été traités ici. D’autres articles viendront, nous l’espérons, compléter ou préciser la nature de ces droits et obligations et, de façon générale, le sens de l’éthique en gestion des ressources humaines.
René Doucet est professeur en gestion des ressources humaines à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal.
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