Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Marie-Claude Ducas est chef de la rédaction, volet francophone, de l’Initiative de journalisme local à la Presse Canadienne.

Zoom, Teams, Google Meet, Webex... Savoir ce qui sera utilisé. S’assurer d’avoir un compte. Se rappeler la façon dont est transmise l’information la plus récente sur le projet en cours : par courriel, par Slack, par l’entremise d’un groupe Facebook ? Retrouver les mots de passe... Avec la pandémie, nous nous sommes soudain retrouvés, et à haute dose, immergés dans les questions technologiques. Même si plusieurs d’entre nous étaient déjà familiarisés avec certaines de ces réalités liées au travail à distance, nous avons tous dû, admettons-le, galérer à des degrés divers à cet égard.

Nous nous retrouvons donc livrés pieds et poings liés à ces outils qui, oui, nous permettent de faire plein de choses... mais qui ont aussi le chic pour nous faire sentir plus incompétents que jamais.


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Ce qui, quand on y pense, était déjà vrai avant la pandémie. Le moment est peut-être venu d’examiner cette multitude d’« innovations » technologiques qui nous ont envahis et de nous demander lesquelles améliorent vraiment nos vies.

Cela fait des siècles – des millénaires, en fait – que nous tenons pour acquise l’idée selon laquelle toute innovation, par essence, est un progrès. Que tout ce qui nous permet d’aller plus vite, plus loin, de faire plus de tâches à la fois, ne peut qu’améliorer notre sort et nos existences. Et nous nous sommes toujours engouffrés en masse dans toutes les adaptations et dans tous les changements que ces innovations nous ont demandés.

Oui, il y a eu chaque fois des protestataires. Mais ces résistants ont toujours fini par se faire taxer de passéisme et par être balayés par l’inéluctable marche du progrès. C’était vrai lors de la révolution industrielle et de l’avènement des manufactures ; lors de l’informatisation généralisée de tous les domaines d’activité ; ce l’est autant avec la montée d’Internet et des réseaux sociaux, sans oublier la multiplication des écrans dans tous les aspects de nos vies. Le terme luddites, mot anglais qui désigne ceux qui, au début de la révolution industrielle, détruisaient les machines dans les usines, qu’ils tenaient responsables de la montée de l’exploitation et du chômage, a traversé les époques pour maintenant désigner de façon péjorative ceux qui remettent en question les avancées technologiques.

Je nous invite à nous poser honnêtement et même brutalement ces questions : tous ces progrès que nous nous essoufflons à suivre à un rythme de plus en plus échevelé améliorent-ils vraiment nos vies? Nous aident-ils, au final, à être de meilleurs journalistes, gestionnaires, professeurs, étudiants ? Nous aident-ils à être moins stressés ? Font-ils de nous de meilleurs êtres humains ?

Dès qu’on considère tout cela avec un peu de recul, on doit se rendre à l’évidence : tous ces trucs nous prennent en fait plus de temps, d’argent et d’énergie qu’ils nous permettent d’en économiser. Et pas que les outils de travail : avec combien de « plate- formes » différentes devons-nous nous battre au quotidien, que ce soit pour des transactions bancaires, pour des achats en ligne, pour la correspondance avec l’école à propos de nos enfants, pour nos impôts, nos soins de santé et une pléthore de démarches administratives avec diverses instances gouvernementales?

Et puis, les nouvelles technologies peuvent-elles parfois être moins performantes que les anciennes méthodes? Comment s’est-on retrouvé, au gouvernement fédéral, avec un fiasco comme le système de paye Phénix? D’ailleurs, que voulait-on améliorer, au juste? Est-ce qu’on n’a pas géré les payes pendant des siècles, voire pendant des millénaires, même sans ordinateurs? Et pourquoi les bulletins de vote électroniques? Jusqu’à présent, ils n’ont pas contribué de façon éclatante à réduire les risques de fraude et encore moins les problèmes techniques... Quelle urgence y avait-il à changer tout ça?

Sapiens, le best-seller mondial de l’historien Yuval Noah Harari1, apporte, sur la question du progrès, un point de vue non seulement lumineux mais aussi choquant tellement il va à l’encontre de nos idées reçues. Avant de parler d’Internet, de téléphones « intelligents », de courriel et même de la révolution industrielle, Harari s’attaque... à la révolution agricole, qu’il décrit comme « la plus grande escroquerie de l’Histoire ».

Vous pensiez que le fait de passer de nomades à sédentaires et de cesser d’être à la merci de la prochaine chasse ou des bonnes talles de baies sauvages avait été une bénédiction pour notre espèce ? Détrompez-vous : « De nos jours, en Chine, une ouvrière quitte son domicile autour de 7 heures du matin, emprunte des rues polluées pour rejoindre un atelier clandestin où elle travaille à longueur de journée sur la même machine : 10 heures de travail abrutissant avant de rentrer autour de 19 heures faire la vaisselle et la lessive, écrit Harari. Voici 30 000 ans, une fourrageuse pouvait quitter le camp avec les siens autour de 8 heures du matin. Ils écumaient les forêts et les prairies voisines, cueillant des champignons, déterrant des tubercules comestibles, attrapant des grenouilles ou, à l’occasion, détalant devant les tigres. Ils étaient de retour au camp en début d’après- midi pour préparer le repas. Cela leur laissait tout le temps de bavarder, de raconter des histoires, de jouer avec les enfants ou de traînasser. Bien entendu, parfois des tigres les attrapaient ou des serpents les mordaient, mais ils n’avaient pas à s’inquiéter d’accidents de la circulation ou de pollution industrielle. »

Vous pensiez que, depuis tout ce temps, c’est nous qui avions exploité le blé à notre avantage ? Erreur, explique l’historien : c’est le blé qui nous a domestiqués. En nous échinant pendant d’interminables journées sur des terres d’abord impropres à la culture de cette céréale, nous l’avons fait passer, en 10 000 ans, de simple herbe sauvage confinée dans une petite partie du Moyen-Orient au rang de plante cultivée à grande échelle dans le monde entier. Le blé a permis à l’Homo sapiens de prospérer en nombre, oui, mais au prix d’un asservissement et d’existences misérables pour les individus. La révolution agricole, souligne Harari, fut un piège, un marché dans lequel nous nous sommes engagés collectivement mais que personne n’a jamais vraiment accepté.


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Difficile de ne pas faire un parallèle entre nos lointains ancêtres, ployant sur les premières charrues au lieu d’admirer le ciel, et nous-mêmes, les yeux fixés sur nos multiples écrans, asservis par les innombrables apprentissages que ces machins ne cessent de réclamer de nous.

En arrivons-nous au point où nous devrons domestiquer les technologies si nous voulons survivre ?


Note

1 Harari, Y. N., Sapiens – une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015, 501 pages.