Le retour d’Éric Martel chez Bombardier, survenu au même moment que le premier confinement du Québec, en mars 2020, s’est fait plutôt discrètement. Peu importe : celui qui avait fait un détour de cinq ans à la tête d’Hydro-Québec, après plus d’une douzaine d’années passées chez l’avionneur, revenait animé d’un enthousiasme contagieux pour assumer le poste de PDG. Et avec l’intention bien arrêtée de redorer l’image du fleuron québécois. Éric Martel est, avant tout, un homme d’action et de solutions.

Plein d’entrain et très sociable, Éric Martel était un garçon qu’il valait mieux tenir occupé. Il raconte en riant que ses parents l’inscrivaient à toutes les activités sportives disponibles. Débordant d’énergie, le gamin commence à livrer des journaux et des circulaires à neuf ans, pratique le tennis et le baseball, et joue au hockey au moins deux fois par jour, au retour de l’école et après le souper. Lorsqu’il étudie en génie, à l’Université Laval, il occupe parallèlement trois emplois. Un jeune actif et vaillant.

Curieux, aussi : enfant, il se régale des magazines de vulgarisation scientifique auxquels il est abonné. Depuis toujours, Éric Martel aime comprendre ce qui l’entoure. Il se souvient de son patron chez Bombardier, Laurent Beaudoin, qui n’était pas homme à donner des leçons, mais qui aimait susciter la réflexion. «Lors des rencontres, il posait des questions. Parfois, quand je sortais d’une réunion avec lui, ça continuait de me chicoter! Pourquoi m’avait-il posé cette question? Souvent, je ne comprenais que plus tard», souligne celui qui saisit les avantages d’une telle attitude. En effet, lui-même se plaît à poser des questions, une façon de stimuler ses équipes en exerçant un leadership ouvert et dynamique. Et une manière d’apprivoiser de nouveaux milieux avec simplicité.

L’art de faire sa marque

Éric Martel apprendra tôt à adopter un profil bas. Lorsque l’ingénieur fraîchement diplômé décroche un emploi chez Procter & Gamble à 22 ans et se retrouve à la tête d’une équipe d’une vingtaine d’employés qui ont le double de son âge, il sait que mieux vaut ne pas arriver avec de gros sabots. «J’ai été directement plongé dans l’usine, à gérer des employés de maintenance dont la majorité étaient en âge d’être mon père. Mon réflexe a été d’apprendre d’eux et surtout, de ne pas avoir l’attitude de celui qui en sait plus que tout le monde», raconte le dirigeant, qui prend alors le temps de s’informer et pose des questions afin de comprendre leur travail. «Les gens se collent à toi, parce qu’ils se disent : “Il veut apprendre”. J’ai gagné leur respect. Ensuite, je posais des questions pour faire avancer les choses : “Est-ce que quelqu’un a pensé à faire ça comme ça?” Poser des questions, c’est toujours la meilleure manière de se positionner! Personne n’apprécie les donneurs de leçons.»

Malgré son jeune âge au moment de sa nomination au poste de directeur, Éric Martel avait déjà une solide expérience de leadership. Ayant joint les Cadets de l’Armée tôt dans son enfance, il avait passé plusieurs étés à relever des défis audacieux, à repousser ses limites, à vivre des aventures formatrices. «J’ai adoré l’aspect militaire et les occasions d’essayer des choses que je n’aurais pas pu faire autrement, parce que cela nécessitait des équipements particuliers. Enlever un masque dans une chambre à gaz, ça ne se fait pas n’importe comment!» s’exclame-t-il. Que ce soit lors d’une expédition de survie dans les Rocheuses canadiennes ou de la construction d’un pont pour traverser une rivière, il développe alors le sens de la débrouillardise et de la collaboration. À 18 ans, après avoir réussi son cours d’officier, l’adjudant-chef au Centre d’entraînement des cadets de Valcartier dirige 2 000 cadets. «Ce sont des expériences extraordinaires! Tu découvres beaucoup de choses sur toi-même, sur l’esprit d’équipe. J’ai également appris à gérer des individus, en faisant des erreurs, bien sûr. Ce n’était pas facile du tout! Mais c’est comme ça que tu saisis la différence entre le pouvoir et l’influence.» Le leadership, en effet, est bien cet art d’influencer.

Cette manière d’exercer son influence le servira bien chez Procter & Gamble, quand les grands patrons se tourneront vers le jeune directeur au moment d’annoncer la fermeture de l’usine de Montréal. «Ce ne sont jamais des situations faciles. Même si l’usine était très performante, nous n’avions pas assez de volume. Une usine, c’est payant quand ça roule 24 heures sur 24, sept jours sur sept. La direction a donc décidé de fermer cette usine et m’a demandé d’aller aux ressources humaines durant les six derniers mois, parce que les gens étaient attachés à moi», souligne Éric Martel, sans fausse modestie.

L’apprentissage, d’une usine à l’autre

C’est à cette époque que le jeune ingénieur découvre le plaisir de la production. «Je suis très motivé par les résultats. Travailler en usine chez Procter & Gamble a éveillé en moi une véritable passion», raconte celui qui se plaisait à lancer des défis à son équipe. Il adore ce dynamisme, l’effervescence qui règne sur le plancher. «Parfois, le matin, j’arrivais et je disais aux gars : “Aujourd’hui, on va produire tel nombre de palettes et battre un record!” Tout le monde embarquait», se rappelle-t-il, les yeux pétillants.

Lors de la fermeture de l’usine de Montréal, même si on lui offre des postes intéressants ailleurs dans les autres usines de Procter & Gamble, Éric Martel choisit de demeurer au Québec. Il est embauché chez Kraft. Là encore, la production l’appelle. Apprécié dans ses nouvelles fonctions, il est bientôt convoqué dans le bureau du directeur. «C’était un vendredi après-midi et il m’a fait deux propositions : la direction de la maintenance de l’usine ou la supervision de la production, qui n’était certainement pas une promotion par rapport à ce que je faisais!» À 26 ans, le jeune homme étonne son entourage quand, le lundi matin, il annonce qu’il choisit la rétrogradation. Éric Martel se souvient de la surprise de son patron, à qui il explique que son choix est réfléchi et qu’il désire tout apprendre de la production pour mieux se préparer à réaliser son ambition : devenir un jour directeur d’usine. «Les jeunes veulent souvent accéder à des postes de direction ou de vice-présidence à tout prix, trop rapidement. Je crois qu’il ne faut pas sauter d’étapes. Il y a certainement des gens qui se sont demandé pourquoi j’acceptais ce poste de superviseur! Six mois plus tard, j’étais promu directeur de la production.» Un détour astucieux.

Suivant son destin, l’ingénieur travaille ensuite chez Pratt & Whitney, où il obtient la direction de l’usine de Longueuil. Il ne connaît rien en aéronautique et il y a là un syndicat particulièrement mobilisé. Il a 28 ans et les trois gestionnaires principaux qui se rapportent à lui sont dans la cinquantaine. Quand on demande à Éric Martel s’il était stressé, il répond dans un grand éclat de rire : «Pantoute! Je ne comprends pas trop pourquoi, d’ailleurs! Je ne suis pas un anxieux, à l’évidence. Je suis assez confiant en moi-même. Dans les réunions, les gars m’avaient à l’œil. Moi, je posais des questions! J’arrivais avec une autre vision, mais ils ont compris rapidement pourquoi j’étais là. Et nous avons réalisé des choses exceptionnelles. C’était un véritable laboratoire!» L’homme semble réellement trouver son bonheur partout où il passe.

Bombardier : des trains à l’aéronautique

Après un passage chez Rolls-Royce, où il se familiarise avec le service à la clientèle – ce qui lui servira tout au long de sa carrière, notamment plus tard, chez Hydro-Québec –, Éric Martel, en quête de nouveaux défis, entre chez Bombardier Transport, où on construit encore des trains.

À 34 ans, vice-président des Opérations pour l’Amérique du Nord, il confie qu’il a «vraiment du fun!» Pourtant, l’entreprise ne va pas très bien : les nombreuses usines manquent de contrats et roulent à perte. «Il y avait toutes sortes de problèmes, mais on a apporté plein de changements et deux ans plus tard, cette division était rentable. Quel défi! J’ai aimé apprendre de ce business-là. C’était différent de tout ce que j’avais fait auparavant.»

La nouveauté, pour Éric Martel, consiste alors à s’initier à une industrie qui fonctionne par contrats. Contrairement à une entreprise qui conçoit des produits et les vend, Bombardier fonctionne à l’inverse : le client intéressé à acheter un train soumet un volumineux document de caractéristiques techniques à partir desquelles le produit devra être conçu. Ce train-là n’existe pas encore ; il faut en faire le design et le construire, tout en sachant qu’il ne sera fabriqué qu’en quantité limitée pour un client spécifique. Une industrie difficile, risquée, où il faut corriger les erreurs et s’adapter tout au long du processus. Il y a aussi le respect des échéanciers, bousculés par les imprévus au moment du développement. «Pour une commande spéciale de ce genre, un retard de six mois, c’est énorme. Un retard de six mois pour un modèle de train ou d’avion qu’on vendra pendant 40 ans, ça s’amortit mieux», explique le PDG de Bombardier.

Malgré tout, ici comme ailleurs, Éric Martel s’amuse. Bientôt, en raison de son expérience, Bombardier Aéronautique le nomme vice-président et directeur général du programme d’avions d’affaires Challenger. L’homme d’usine y bouscule les habitudes. «L’équipe de direction était plutôt cloisonnée dans son bureau. Moi, chaque matin, à 6 h 15, je stationnais ma voiture, j’allais ouvrir mon bureau où je laissais mes affaires et je descendais sur le plancher faire le tour de l’usine. Tu n’as pas besoin de dire à tes gars d’être là : ils comprennent vite que toi, tu y seras! Et que lorsque tu arrives à la réunion de production de 10 heures, tu sais ce qui se passe. Ça gardait une saine tension», fait remarquer le dirigeant avec un brin d’humour.

Si le message envoyé est fort, cette visite matinale est inscrite dans une démarche constructive : elle permet au patron de comprendre, d’observer ce qui peut être amélioré et aussi, d’entendre les demandes des employés. «Mon travail, c’est de fournir le bon environnement de travail, les bons outils, tout ce dont les employés ont besoin pour atteindre les objectifs.»

Les 5 clés du leadership, selon Éric Martel

ÉCOUTER avec attention et respect... et poser des questions!

FAVORISER la transparence et l’authenticité par des gestes concrets.

MOBILISER les gens en ayant des objectifs ambitieux et clairs.

SERVIR en offrant à ses employés le meilleur environnement de travail et les bons outils pour atteindre les objectifs énoncés.

PRENDRE des décisions au bon moment.

La transparence, une qualité non négociable

En 2015, Éric Martel décide de quitter l’avionneur. Bombardier traverse des zones de turbulence marquées par des milliers de mises à pied. Le patron de la division des avions d’affaires ne semble plus s’amuser. Il est rapidement recruté à la direction d’Hydro-Québec, qui nage elle aussi en eaux troubles : la société d’État, sous la loupe de la vérificatrice générale du Québec pour avoir liquidé une turbine d’une valeur de 79 millions de dollars pour 75 000$, ne brille pas par sa transparence. Et c’est justement à cela que va s’attaquer le nouveau PDG.

Il entre en fonction en juillet, période sacrée où, chaque année, la société d’État fait sa demande tarifaire à la Régie. «Hydro-Québec, à l’époque, c’était une tour d’ivoire. On faisait la demande avec un bref communiqué pour annoncer l’augmentation, mais sans plus d’explications. Le lendemain, ça sortait dans les journaux, les médias accusaient Hydro-Québec de cacher des informations», explique Éric Martel. Il décide de faire les choses autrement et convainc le président de la division Distribution, responsable de la demande tarifaire, de publier un document expliquant cette démarche avant la rencontre à la Régie et de convoquer la presse ensuite pour répondre aux questions. «J’ai eu du mal à convaincre mon équipe, mais l’accueil des médias a été extraordinaire!»

À la société d’État, les façons de faire sont revues de fond en comble, car le nouveau patron a décidé de couper court à tous ces soupçons qui alimentent la méfiance. «Si un journaliste voulait avoir accès aux résultats de nos sondages, le réflexe, c’était d’en parler à nos avocats, ce qui coûtait au passage une fortune. J’ai dit à mon équipe : “Vous donnez l’impression qu’il y a des choses à cacher! Nous n’avons rien à cacher! Nous allons répondre aux questions. Et si on se trompe, on s’excusera et on apprendra de nos erreurs!”» Pour Éric Martel, dire les vraies affaires, par souci de transparence et de simplicité, est fondamental.

Ce profond changement de culture met en outre de l’avant l’approche client. «Chez Hydro-Québec, le service à la clientèle était complètement déficient; l’expression n’existait même pas! En fait, on abolissait des postes d’employés qui répondaient au téléphone parce qu’il fallait réduire les coûts. Résultat : le temps d’attente était d’environ 50 minutes.» Quand le patron annonce que l’objectif est de réduire ces délais à moins de deux minutes, la résistance est forte. Mais les objectifs sont clairs, faciles à mesurer. Et puis, Éric Martel est un homme de solutions. Il peut être fier d’avoir restauré la réputation de la société d’État en établissant une culture de la transparence et une approche personnalisée du service à la clientèle.

Restaurer une image de marque abîmée

Lorsqu’Éric Martel revient chez Bombardier en 2020, cette fois pour en prendre la direction, la COVID-19 fait rage et pourrait mettre en péril les ententes commerciales de l’entreprise, par ailleurs en meilleur équilibre que lorsqu’il l’a quittée cinq ans plus tôt. En moins de deux ans, l’actuel PDG recentre Bombardier dans la fabrication exclusive des jets d’affaires – un marché particulièrement lucratif en période de pandémie –, ce qui permet de réduire la lourde dette de l’entreprise.

Le fleuron québécois n’a toutefois plus la cote de popularité dont il a longtemps bénéficié. «La confiance a été largement mise à mal parce que, comme organisation, on a fait des erreurs, il faut bien le reconnaître. Et il a fallu cogner à la porte des gouvernements pour obtenir leur soutien financier. À partir du moment où tu reçois de l’argent public, comme mon père disait, il faut se garder une petite gêne», admet le dirigeant.

Actuellement, fort de la transparence dont il sait faire preuve, Éric Martel s’affaire à restaurer la fierté de Bombardier en expliquant le modèle d’affaires particulier de l’entreprise, en jouant franc jeu, en répondant aux questions. «Je ne connais pas d’autres industries où il faut dépenser entre 4 et 5 milliards de dollars pour développer un nouveau produit avant de commencer à le livrer. Nous construisons des avions magnifiques et nous devons être fiers de notre savoir-faire. Des avions comme ça, très peu de pays sont capables d’en concevoir et d’en construire. Nous, à Montréal, nous pouvons le faire. Avec ses 5 000 avions qui volent à travers le monde, Bombardier fait rayonner le Québec!»

Déterminé et compétitif, Éric Martel aime les défis. «Quand j’étais jeune et que j’embarquais sur la glace pour une joute de hockey, c’était pour gagner», lance-t-il avec un rire sonore et communicatif. Bon vivant, joueur d’équipe, énergique, le grand patron de Bombardier porte une vision ambitieuse. Mais pas à n’importe quel prix. Jamais au prix de ses valeurs profondes, notamment le respect des gens qu’il côtoie et qu’il dirige. «Je suis prêt à perdre mon emploi pour préserver mon intégrité, pour la transparence, pour mes valeurs.»

Pour l’instant, à 54 ans, Éric Martel nous confie qu’il n’y a pas un matin où il se lève sans ressentir l’enthousiasme d’aller au travail. À la lumière de son expérience, son meilleur conseil est de cultiver la patience, de construire dans le plaisir. «Quand on est jeune, l’ambition peut nous pousser à vouloir un titre, un plus gros salaire. Moi, je dis : “Respecte les gens, donne ton maximum, fais tes classes et tout va tomber en place.” Parce qu’un titre, un salaire, ce n’est pas un objectif. La vraie question à se poser, c’est plutôt : “Est-ce que je vais être heureux?”»

Quelques repères du parcours d’Éric Martel

1968 : né à Roberval, Éric Martel grandit avec ses parents et sa soeur à Québec.

Diplômé en génie électrique de l’Université Laval, il occupe plusieurs postes dans différentes multinationales : Procter & Gamble, Kraft, Pratt & Whitney et Rolls-Royce.

Depuis 1998 : il s’implique auprès de Centraide du Grand Montréal.

2002 : recruté par Bombardier, il passe une douzaine d’années à gravir les échelons de l’organisation.

2015 : il quitte Bombardier et prend la direction d’Hydro-Québec. Sous sa gouverne, le nombre de plaintes chute, le temps de réponse téléphonique passe d’une cinquantaine de minutes à moins de deux et l’engagement à limiter les hausses tarifaires à un niveau inférieur ou égal à l’inflation est respecté.

2018 : le magazine L’actualité nomme Éric Martel l’une des cinq personnes les plus influentes du Québec, notamment pour la transparence qu’il a su insuffler à Hydro-Québec.

2019 : l’Université Concordia lui décerne un doctorat honoris causa.

2020 : il revient chez Bombardier comme PDG.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion