Article publié dans l'édition Automne 2019 de Gestion

Décider n’est pas chose facile... et c’est tant mieux, selon Sylvie-Nuria Noguer, auteure de Donnez du sens à vos décisions1. Ingénieure diplômée de l’École nationale supérieure d’arts et métiers, à Paris, Mme Noguer, qui a enseigné aux programmes de MBA de HEC Montréal et de l’Université McGill, soutient que l’art de décider va bien au-delà du simple choix entre deux options. Pour la revue Gestion, Mme Noguer décortique les processus décisionnels.

Les entreprises doivent-elles changer leurs façons de prendre des décisions ?

Sylvie-Nuria Noguer : Oui. Trop souvent, on examine la décision par le petit bout de la lorgnette. On résume le problème à une seule alternative : est-ce que je fais ceci ou cela ? Or, ce n’est jamais aussi simple. De plus, on estime à tort qu’un bon décideur, c’est quelqu’un qui tranche vite ! Mais la vitesse n’a rien à voir là-dedans.

Comment en êtes-vous venue à examiner les processus de décision ?

Mes études d’ingénieure m’ont formée à trouver des solutions techniques à des problèmes techniques. Puis, j’ai travaillé comme consultante en développement durable et j’ai pris conscience de la complexité des décisions à prendre. Il ne s’agit pas seulement d’optimiser des données techniques ou économiques, des ratios coûts-bénéfices : il faut aussi pouvoir tenir compte de l’environnement, de la société, des valeurs, ce qui implique des interrogations plus profondes.

Alors, qu’est-ce qui détermine une « bonne » décision ?

Mon expérience professionnelle m’a amenée à me rendre compte de l’importance de la finalité. La finalité représente une raison d’être, individuelle ou collective, qui guide le choix au service d’une vision et d’un système de valeurs. Avant de choisir quoi faire, on devrait se poser des questions comme celles-ci : « Où veux-je aller ? », « Quelle est mon intention ? », « À quoi veux-je contribuer ? »

Dans la plupart des livres sur la décision, on encourage les gens à définir des options d’abord au lieu de s’interroger sur la finalité de la décision à prendre. « Quelle est mon intention profonde ? Qu’est-ce que je veux améliorer, au juste ? » C’est ça, la finalité. C’est la finalité qui donne du sens à la décision.


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Bref, la décision doit avoir un sens ?

Le sens est un besoin essentiel de l’être humain, comme l’a montré Viktor Frankl [1905-1997], un neurologue et psychiatre autrichien qui a survécu aux camps de concentration nazis. La finalité, c’est une des dimensions du sens. Des travaux de recherche en psychologie ont dégagé trois dimensions du sens : la finalité, la cohérence et la notion de valeur. Chercher le sens d’une situation nécessite de se questionner sur ces trois dimensions.

À quoi voulez-vous contribuer avec cette décision, pour vous et pour les autres parties prenantes ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Quelle est l’option qui vous rapprochera le plus de cette finalité ? Une décision a du sens lorsque sa finalité est claire et inspirante. C’est pourquoi une étape déterminante de tout processus de décision consiste à en clarifier la finalité avant de définir les options.

Selon vous, le manque de sens dans les décisions mène au syndrome de brown-out, courant dans les entreprises. Qu’est-ce que le brown-out ?

Par opposition au burn-out, où les gens sont pour ainsi dire brûlés, exténués, le brown-out décrit le processus par lequel les gens s’éteignent intérieurement. Le brown-out est une souffrance liée au manque de sens. C’est ce qui arrive quand on se demande pourquoi on fait une chose alors qu’il y aurait davantage de bénéfices à faire autre chose. On ne voit plus le sens de ce qu’on fait. De nos jours, la perte de sens dans les organisations est une cause de souffrance et de démission intérieure.

Puisque nos choix façonnent nos vies, le sens que nous donnons à nos décisions aura une influence sur le chemin que prendra notre vie. C’est une responsabilité individuelle, mais une organisation peut devenir complètement vide de sens.


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Pour prendre une bonne décision, faut-il être rationnel ou suivre ses émotions ?

Une décision implique toute la personne : sa tête, bien sûr, dans la réflexion et dans l’analyse ; son cœur et plus globalement son corps, qui informent le décideur au moyen des sensations et des mouvements intérieurs ; enfin, sa conscience, qui, grâce aux sensations et à l’intuition, informe le décideur sur la correspondance de ses choix par rapport à ses valeurs.

Pour bien décider, il faut pouvoir tenir compte de tous ces signaux si on espère prendre des décisions qui s’accordent avec notre système de valeurs et avec notre finalité.

Pour bien décider, il faut donc être un peu philosophe ?

De nombreux philosophes se sont penchés sur cette question. Ça fait appel à plusieurs courants de pensée. En fait, la prise de décision relève de différents champs de savoir, de savoir-faire et de savoir-être, d’où la multiplicité des sources sur lesquelles je me suis appuyée pour proposer une approche de la décision qui intègre à la fois la prise en compte de la complexité du contexte et la conscience du décideur.

Cependant, trouver la finalité et le sens ne suffit pas. Si on veut atteindre la rationalité, ne faut-il pas surmonter des idées préconçues et des schèmes de pensée involontaires ou imposés ?

Certains travaux en psychologie cognitive – notamment ceux des économistes Daniel Kahneman [né en 1934, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002] et du psychologue Amos Tversky [1937-1996] – ont montré que nous avons tendance à prendre des décisions à partir de raccourcis mentaux.

Il s’agit de mécanismes de pensée commodes mais qui peuvent susciter des décisions « sous-optimales » qui ne satisfont ni le décideur ni les parties prenantes. Outre les biais émotionnels propres à chacun, il existe une centaine de biais cognitifs qui peuvent être renforcés par l’entreprise, par l’éducation et par les valeurs sociales. Être conscient de ces biais et les observer permet d’atténuer leur effet sur le processus décisionnel.

Parmi les biais cognitifs fréquemment observés dans les organisations, il y a le « biais du statu quo », qui fait en sorte qu’on jugera une situation actuelle plus favorablement qu’une nouvelle option inconnue. Ainsi, on aura tendance à comparer les avantages de la situation actuelle aux inconvénients de la nouvelle option, alors qu’il faudrait également soupeser le contraire, c’est-à-dire les inconvénients du statu quo et les avantages de la nouvelle option. Un autre biais, appelé « l’escalade de l’engagement », traduit notre tendance à poursuivre une stratégie même si elle s’avère mauvaise. J’ai vu une entreprise investir pendant sept ans dans un projet qui ne devait en durer que deux. Pourtant, dès la quatrième année d’investissement, on avait de bonnes raisons de croire que ça ne marcherait jamais, mais personne ne voulait prendre la décision d’arrêter, car il aurait d’abord fallu reconnaître que cet investissement ne donnerait rien !

Parmi les autres biais cognitifs les plus courants en entreprise, on observe aussi le « biais d’autorité » et le « biais de conformité ». Dans ces deux cas, le décideur renonce à ses idées et à son jugement pour s’en tenir aux préférences de son supérieur ou de la majorité, même s’il sait qu’ils ont tort.

Dans une organisation, comment peut-on s’assurer que les décideurs décident correctement ?

Il y a trois conditions clés pour cultiver le discernement dans les organisations et pour y développer une culture de la décision. La première consiste à clarifier la raison d’être de l’organisation et à la décliner à tous les niveaux décisionnels.

L’entreprise française Veolia, par exemple, a présenté sa raison d’être lors de l’assemblée générale des actionnaires. Cette inscription de la raison d’être dans les statuts juridiques donne du sens à l’activité et aux choix stratégiques et opérationnels de l’entreprise, au-delà de la seule recherche de rentabilité.


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Le législateur peut d’ailleurs encourager les entreprises à le faire. En France, l’article 61 de la loi PACTE [Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises, adopté en avril 2019] a modifié le Code civil afin de permettre aux entreprises d’intégrer la notion de raison d’être dans leurs statuts juridiques.

La deuxième condition consiste à clarifier les rôles et les périmètres d’autonomie et de responsabilité des décideurs à tous les niveaux afin d’encourager la décentralisation des processus de décision. Qui décide quoi, à quel niveau, avec qui ?

Le troisième point qui me semble important, c’est le développement de la capacité des décideurs à discerner la complexité.

Cette capacité se cultive en permettant aux décideurs d’évaluer leurs décisions a posteriori. On y arrive en encourageant le questionnement, la prise de recul et l’esprit critique. Décider est donc un art qui s’apprend… avec le temps.


Note

1 Noguer, S.-N., Donnez du sens à vos décisions – 7 clés pour discerner et faire les bons choix, Paris, Éditions Eyrolles, 2018, 240 pages.