Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

La plupart des entreprises recherchent des cadres qui assureront sans relâche le coaching de leurs subordonnés. « C’est une erreur », affirme Sari Wilde, vice-présidente et directrice de la firme de consultants Gartner et auteure de l’ouvrage The Connector Manager1. Cette spécialiste du capital humain y explique le secret des cadres qui réussissent le mieux à développer le talent et les compétences de leur personnel.

Comment avez-vous découvert ces cadres que vous appelez les « connecteurs »?

Sari Wilde : Nous avons réalisé un sondage auprès de 9 000 cadres pour déterminer quelles approches de développement du personnel améliorent véritablement la performance au travail. Cela nous a permis de définir quatre types. La plupart des organisations recherchent et encouragent ce que j’appelle le type « toujours en service ». Ce cadre prône l’accompagnement continu de ses subordonnés. Il n’arrête jamais. Or, nous avons découvert que son effet sur la performance peut être négatif ! Deux autres types – le cheerleader, qui donne de la rétroaction positive mais qui se tient à l’écart, et l’« enseignant », qui s’appuie sur son expertise et sur son expérience – ont un effet positif mais modéré. Celui qui ressort vraiment du lot, c’est le « connecteur », qui obtient les meilleurs résultats. Sa façon de faire améliore la performance de ses subordonnés jusqu’à 26 %. C’est remarquable !

Quel est le secret du « connecteur »?

Les cadres qui font partie des trois premiers types s’appuient sur des certitudes. Ils supposent qu’ils connaissent bien, voire très bien, leurs subordonnés. Le connecteur s’appuie quant à lui sur la curiosité. C’est une de ses caractéristiques déterminantes. Il ne suppose rien a priori et cherche à connaître les membres de son équipe, c’est-à-dire leurs motivations, leurs intérêts et leurs compétences. Il prend le temps de comprendre leurs besoins et les défis qu’ils doivent relever. Cela lui permet d’évaluer le type de soutien dont chacun a besoin. Autre différence majeure : le connecteur n’offre pas le coaching lui- même, mais il s’assure que cet accompagnement se fasse.

Pourquoi le connecteur est-il si efficace?

De nos jours, un cadre moyen compte neuf subordonnés immédiats. C’est beaucoup plus que par le passé. Or, il n’est tout simplement pas possible pour un cadre d’assurer le coaching direct ou d’offrir de la rétroaction à tout le monde. Le connecteur va plutôt faciliter ce travail entre pairs afin que tout ne vienne pas uniquement de lui. Il va même essayer de structurer son action pour favoriser l’apparition de ce qu’on appelle des connexions organisationnelles.

De quoi s’agit-il?

IBM fournit le meilleur exemple de connexion organisationnelle. Il s’agit de créer une sorte de marché interne où chacun des employés peut s’inscrire pour devenir coach ou pour trouver un coach afin d’acquérir ou de développer une compétence particulière. Il y a de tout là-dedans : non seulement des compétences traditionnelles, notamment en matière de leadership, de gestion de projet ou de programmation, mais aussi des cours de français ou des recettes de pizza ! On tape ce qu’on cherche et on obtient une liste des membres de l’organisation qui ont ce type de compétences, de même que leurs disponibilités.


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L’idée est venue d’un dirigeant d’IBM France, Patrick Brossard, qui est un vrai connecteur. À un certain moment, alors que son équipe lançait un nouveau produit, il s’est trouvé bombardé de questions très précises pour lesquelles il n’avait pas toutes les réponses. Or, il avait remarqué qu’un de ses employés prenait ses rendez-vous médicaux au moyen d’un outil de planification en ligne qui affichait la disponibilité des médecins. Patrick Brossard s’est alors dit ceci : « Pourquoi ne pas faire la même chose avec nos compétences et avec nos connaissances internes chez IBM ? » Il a donc créé ce produit qui vient de prendre son envol, c’est-à-dire un marché de formation interne et ouvert où chacun peut trouver quelqu’un ayant une expertise spécifique et fixer un rendez-vous avec cette personne. C’est ouvert aux 10 000 employés d’IBM France. Ça donne du pouvoir à tout le monde et ça allège la tâche des cadres, qui ne sont pas obligés de chercher les réponses à toutes les questions.

Mais le talent du connecteur va très au-delà du réseautage, n’est-ce pas?

En effet. La clé, c’est le suivi. Tandis que les autres types de cadres ont tendance à diriger leurs employés vers un formateur et à attendre que le résultat se manifeste dans le rende- ment, les connecteurs jouent un rôle très actif pour s’assurer que leurs employés apprennent grâce à leurs connexions organisationnelles. Dans mon livre, je parle du PDG d’une PME de 15 employés qui essayait de développer l’expertise dans le domaine du commerce électronique. Comme il était bon connecteur, il a d’abord mis ses employés en contact avec des experts externes pour ensuite organiser une séance de discussion afin de faire le point sur ce que chacun avait appris. Ça lui a permis d’orienter la suite avec ses employés en leur demandant par exemple ceci : « Que devrions-nous changer dans notre approche en matière de commerce électronique ? » La plupart des cadres ne se donnent pas la peine de faire l’effort supplémentaire de voir ce que chacun a appris.

Pourquoi le connecteur est-il le type de cadre le mieux adapté au monde du travail d’aujourd’hui?

Le nombre total de compétences requises pour un seul emploi a augmenté de 10 % par année depuis 2016. Par ailleurs, le tiers des compétences exigées dans une offre d’emploi il y a trois ans ne seront plus nécessaires d’ici très peu de temps. Les cadres ne peuvent plus se permettre d’avoir une approche prétendument pédagogique en se contentant de se dire ceci : « Je l’ai fait de cette façon ; faites comme moi. » Ça ne fonctionne pas. Et c’est là qu’intervient un autre trait distinctif des connecteurs : l’humilité. En effet, ils sont capables de dire ceci : « Je n’ai pas réponse à tout, mais d’autres personnes savent sûrement. »

Les connecteurs sont plus susceptibles de tirer profit des points de vue différents au sein de leur équipe. Comment évitent-ils que ça déraille en conflit?

Parce qu’ils acceptent les différences individuelles, les connecteurs sont plus à même de résoudre les conflits de manière productive. Ils encouragent même le dialogue entre pairs pour faire ressortir les différences individuelles. Leurs employés ont le sentiment d’avoir leur mot à dire. Les connecteurs encouragent tout le monde à émettre son avis au lieu de toujours solliciter les mêmes personnes. Ceux qui seraient normalement mal à l’aise d’exprimer une opinion contraire sont encouragés à le faire. Les équipes deviennent ouvertes, réceptives et moins sujettes à la pensée unique. Par exemple, nous avons travaillé avec un connecteur qui, lors de certaines réunions, va jusqu’à attribuer des rôles aux participants. Il demande à une personne d’être cynique, à une autre d’être empathique et à une troisième de penser avant tout au budget comme le ferait un directeur des finances. Chacun met un chapeau qui n’est pas le sien afin de réfléchir autrement.

Naît-on connecteur ou le devient-on?

Nous avons constaté qu’environ 25 % des cadres sont naturellement des connecteurs. Certains traits de personnalité les y prédisposent, notamment la curiosité et l’humilité. Mais les circonstances jouent également. Les jeunes cadres, qui veulent s’assurer de faire un excellent travail, adoptent plutôt l’approche « toujours en service » par réflexe. En revanche, les personnes qui n’ont pas le temps de s’occuper de gestion et qui sont dans l’impasse ont tendance à devenir des cheerleaders. En général, les hauts dirigeants sont plus susceptibles d’être des connecteurs. Mais tout le monde peut changer son comportement afin de devenir ce type de leader.

Comment les entreprises peuvent-elles trouver des connecteurs?

On doit tout d’abord découvrir les connecteurs au sein de son personnel et les encourager à agir dans ce sens. La plupart des équipes de direction ont quelques connecteurs, mais les dirigeants doivent valoriser cette approche et la défendre. Deuxièmement, on doit faire en sorte que les organisations ne privilégient pas l’approche « toujours en service ». Beaucoup d’entreprises le font par inadvertance, croyant qu’il s’agit de la meilleure approche pour améliorer la performance individuelle. Ensuite, on doit intégrer les comportements de connexion organisationnelle dans la formation des cadres. Les entreprises doivent également proposer des outils de connexion, par exemple des intranets.

Les connecteurs seront-ils aussi efficaces dans le contexte de la réorganisation du travail inhérente à la crise de la COVID-19?

Nos récents travaux nous ont permis de constater que les connecteurs établissent un climat bienfaisant pour leurs équipes au moment où le télétravail devient de plus en plus courant. Dans cet environnement très particulier créé par la crise sanitaire, le style « toujours en service » est désastreux. Les cadres qui correspondent à ce profil auront beau être essentiels à leur entreprise et travailler un million d’heures par semaine, ils ne pourront pas survivre dans un contexte de télétravail où leurs subordonnés doivent en plus s’occuper de leurs enfants à la maison et gérer à distance toutes leurs relations professionnelles. Le télétravail suppose de faire confiance à ses employés et d’adapter leurs tâches en fonction de leurs besoins. Les connecteurs sont plus efficaces dans la situation actuelle. Si les équipes se trouvent dans des régions différentes ou dans plusieurs fuseaux horaires, il est difficile de faire participer les gens aux réunions et de s’assurer que leur voix soit entendue. Pour que ça fonctionne, les employés ont besoin de connecteurs.


Note

1 Wilde, S., et Roca, J., The Connector Manager – Why Some Leaders Build Exceptional Talent – and Others Don’t, New York, Penguin Random House, 2019, 272 pages.