Entretien avec Pierre-Yves Gomez, philosophe de l'entreprise
2018-07-18
French
https://www.revuegestion.ca/entretien-avec-pierre-yves-gomez-philosophe-de-l-entreprise
2023-10-02
Entretien avec Pierre-Yves Gomez, philosophe de l'entreprise
Finances , Économie
Article publié dans l'édition été 2018 de Gestion
L’économiste français et docteur en gestion Pierre-Yves Gomez a consacré sa carrière à mieux comprendre l’entreprise et la place qu’elle occupe dans la société. Professeur de stratégie à l’École de management de Lyon (EM Lyon), en France, il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises. Avec Gestion, Pierre-Yves Gomez a discuté des multinationales dans une économie mondialisée et de leurs effets sur la gouvernance d’entreprise et sur la société dans son ensemble.
Pierre-Yves Gomez porte un regard neuf sur l’entreprise, qu’il définit comme une « incroyable organisation qui régente la vie des gens, qui oriente leur énergie et leurs représentations, qui fabrique leurs objets et leurs prêts-à-porter, qui contraint leur déplacement et qui anticipe leur avenir à leur place ». Voici ses réflexions sur ce qui fait de l’entreprise une entité politique.
Quelle est votre vision de l’entreprise et quel rôle joue-t-elle dans la société, selon vous ?
L’entreprise est l’organisation politique dominante dans les sociétés modernes. Je dis bien « politique » et pas seulement « économique ». Par son activité, sa production et sa manière d’organiser le travail et les échanges, elle oriente non seulement nos revenus mais aussi notre consommation, de même que les transformations de notre environnement et même nos mœurs : songez aux rythmes de travail ou aux répercussions de Facebook dans nos vies! Son rôle est donc décisif pour le fonctionnement et l’avenir de nos sociétés. D’où l’importance de bien connaître la réalité du tissu économique, de ne pas tout amalgamer aux entreprises géantes. Il est également essentiel de considérer ces énormes entités pour ce qu’elles sont : des concurrents politiques directs des États qui déterminent massivement le fonctionnement de nos sociétés. Il est donc crucial de comprendre comment ces entreprises géantes sont gouvernées, par qui et avec quels objectifs.
Dans un contexte d’économie mondialisée, comment la gouvernance des entreprises a-t-elle évolué ?
Les économies mondialisées sont davantage interconnectées. Par conséquent, depuis une trentaine d’années, les normes sociales ont tendance à s’homogénéiser. C’est vrai dans bien des domaines de la vie en société et, en l’occurrence, dans la manière de gouverner les entreprises. On ne peut plus le faire sans tenir compte des représentations et des attentes des actionnaires, des régulateurs, des parties prenantes et des salariés non nationaux. On a donc assisté à une certaine convergence pour accroître la transparence de l’information et la reddition des comptes économiques et sociaux. Néanmoins, ce mouvement concerne essentiellement les grandes entreprises cotées. L’immense majorité des entreprises privées, plus locales, continuent de souscrire à des modèles de gouvernance fortement influencés par les cultures nationales.
Quel est l’effet du développement de grands groupes internationaux sur la gouvernance des entreprises ?
Dans tous les pays, les grands groupes – que j’appelle « les géants » – représentent entre la moitié et les deux tiers du PIB. Par exemple, en France, les 267 plus grandes entreprises produisent 34 % du PIB et ont filialisé le tiers des PME. Nos économies sont de plus en plus concentrées autour de géants oligopolistiques qui occupent des positions de marché ultradominantes sur les autres entreprises. Ce sont eux qui orientent les chaînes de valeur internationales et donc la production à l’échelle de la planète. Paradoxalement, leur gouvernance est, sur le plan formel, assez proche de celle des petites entreprises : des dirigeants, un conseil d’administration, des actionnaires… mais la différence essentielle tient à la taille : quand une PME n’a que quelques actionnaires de référence, souvent très impliqués dans l’entreprise à long terme, les géants en ont des dizaines de milliers, anonymes, qui sont davantage des investisseurs que de véritables actionnaires. Quand l’équipe de direction d’une PME compte une dizaine de personnes expertes, dans les grands groupes, ce sont des centaines d’employés spécialisés qui contribuent à l’élaboration des décisions, au transfert de l’information, etc. On raisonne trop souvent comme si une entreprise géante était une petite entreprise… en plus gros. Or, un éléphant n’est pas une souris qui a grossi : ce sont deux animaux différents !
À terme, quelles conséquences néfastes ces géants pourraient-ils avoir sur la gouvernance des entreprises ?
On a tendance à comprendre mais surtout à réguler la gouvernance des entreprises à partir des géants. Par exemple, on impose des normes de transparence et de reddition de comptes auxquelles les géants ont les moyens humains et financiers de souscrire mais qui sont pratiquement impossibles à tenir sans coûts prohibitifs par les entreprises de plus petite taille. Autre exemple : on raisonne comme si les actionnaires et les dirigeants étaient systématiquement en opposition et qu’il fallait harmoniser leurs intérêts. Une grande partie des règles de gouvernance portent sur la défense des intérêts des actionnaires de structures de très grande taille. Or, dans l’immense majorité des cas, les entreprises sont dirigées par le propriétaire des parts sociales, donc une telle question ne se pose même pas. On finit par créer une culture de la suspicion généralisée qui est néfaste à l’économie, laquelle doit reposer sur la confiance.
Perçoit-on des différences entre l’Europe et l’Amérique du Nord ou la tendance est-elle partout la même ?
J’observe partout cette tendance à écraser les petites et moyennes entreprises sous la masse des géants, ce que j’ai appelé l’« effet Gulliver ». S’il faut en tirer une leçon, c’est que la société est vivante du fait de l’activité de millions de petites structures. À force de se concentrer sur les très grandes, on accélère le mouvement de concentration du capitalisme, dans une logique de prophétie autoréalisatrice…
Vous avez écrit que les entreprises se gouvernent comme des États. Pourriez-vous illustrer ce concept ?
Les principes politiques sont les mêmes, quelles que soient les structures auxquelles ils s’appliquent : une cité, un État ou une entreprise. C’est la même logique qui est à l’œuvre, et trois pouvoirs sont toujours nécessaires pour légitimer ceux qui dirigent. D’abord, le pouvoir souverain, exercé par ceux sur qui repose tout le système, par exemple le peuple dans un régime politique moderne, les actionnaires dans le régime économique capitaliste, les sociétaires dans le régime économique mutualiste, etc. Ensuite, le pouvoir exécutif, détenu par ceux qui définissent et mettent en œuvre les stratégies, soit le chef de l’État ou le dirigeant d’entreprise. Enfin, le pouvoir de surveillance, qui relève de ceux qui contrôlent l’exécutif, ceux-ci devant s’assurer que l’exécutif ne dérive pas et, en particulier, ne trahit pas les attentes des « souverains » : c’est le rôle du Parlement ou, dans l’entreprise, du conseil d’administration. Dire que les entreprises se gouvernent comme des États signifie que ces trois pouvoirs composent aussi leur gouvernance, tout comme pour un État ou pour une cité.
Quelles sont les classifications des entreprises selon leurs formes politiques ?
On peut parler de régimes de gouvernance comme on parle ailleurs de régimes politiques. Dans le Référentiel pour une gouvernance raisonnable des entreprises françaises, nous en avons repéré sept, mais je ne mentionnerai que les quatre principaux. D’abord, l’autocratie, quand le pouvoir souverain et exécutif sont détenus par une même personne : c’est le cas lorsque le dirigeant est aussi l’actionnaire de référence. Deuxième régime : la domination de l’actionnaire, lorsque celui-ci intervient activement dans la gouvernance mais n’exerce pas la fonction exécutive, par exemple quand une famille actionnaire reste influente mais a recruté un gestionnaire non familial pour diriger la société. Troisième régime : la domination du dirigeant, où l’actionnaire est faible ou intéressé seulement par les dividendes et où le dirigeant a une grande marge de manœuvre pourvu qu’il verse les fameux dividendes. Enfin, la démocratie entrepreneuriale, alors que les trois pouvoirs sont détenus par des personnes différentes jouant bien leurs rôles respectifs. Ces catégories sont très utiles pour différencier la gouvernance des entreprises et ne pas tout confondre, comme s’il n’y avait qu’une forme unique de bonne gouvernance.
Vous vous êtes récemment intéressé à l’évolution du travail. Pourquoi ?
Si on veut bien comprendre le rôle que jouent les entreprises dans nos façons de nous relier et de nous gouverner, il faut revenir au travail. L’entreprise est une machine à produire non seulement des biens et des services mais aussi du social. Plus particulièrement, la manière de travailler ensemble impose des rythmes, des projets ou des normes, y compris en matière de comportements physiques. Mes recherches sur l’évolution du travail, notamment dans la société numérisée, sont une suite logique de celles sur la gouvernance parce que, au fond, elles cherchent à répondre à la même question : qu’est-ce qui conduit les êtres humains à être gouvernés par des normes économiques strictes dans une société qui s’affirme libérale?
L’économiste français et docteur en gestion Pierre-Yves Gomez a consacré sa carrière à mieux comprendre l’entreprise et la place qu’elle occupe dans la société. Professeur de stratégie à l’École de management de Lyon (EM Lyon), en France, il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises. Avec Gestion, Pierre-Yves Gomez a discuté des multinationales dans une économie mondialisée et de leurs effets sur la gouvernance d’entreprise et sur la société dans son ensemble.
Pierre-Yves Gomez porte un regard neuf sur l’entreprise, qu’il définit comme une « incroyable organisation qui régente la vie des gens, qui oriente leur énergie et leurs représentations, qui fabrique leurs objets et leurs prêts-à-porter, qui contraint leur déplacement et qui anticipe leur avenir à leur place ». Voici ses réflexions sur ce qui fait de l’entreprise une entité politique.
Quelle est votre vision de l’entreprise et quel rôle joue-t-elle dans la société, selon vous ?
L’entreprise est l’organisation politique dominante dans les sociétés modernes. Je dis bien « politique » et pas seulement « économique ». Par son activité, sa production et sa manière d’organiser le travail et les échanges, elle oriente non seulement nos revenus mais aussi notre consommation, de même que les transformations de notre environnement et même nos mœurs : songez aux rythmes de travail ou aux répercussions de Facebook dans nos vies! Son rôle est donc décisif pour le fonctionnement et l’avenir de nos sociétés. D’où l’importance de bien connaître la réalité du tissu économique, de ne pas tout amalgamer aux entreprises géantes. Il est également essentiel de considérer ces énormes entités pour ce qu’elles sont : des concurrents politiques directs des États qui déterminent massivement le fonctionnement de nos sociétés. Il est donc crucial de comprendre comment ces entreprises géantes sont gouvernées, par qui et avec quels objectifs.
Dans un contexte d’économie mondialisée, comment la gouvernance des entreprises a-t-elle évolué ?
Les économies mondialisées sont davantage interconnectées. Par conséquent, depuis une trentaine d’années, les normes sociales ont tendance à s’homogénéiser. C’est vrai dans bien des domaines de la vie en société et, en l’occurrence, dans la manière de gouverner les entreprises. On ne peut plus le faire sans tenir compte des représentations et des attentes des actionnaires, des régulateurs, des parties prenantes et des salariés non nationaux. On a donc assisté à une certaine convergence pour accroître la transparence de l’information et la reddition des comptes économiques et sociaux. Néanmoins, ce mouvement concerne essentiellement les grandes entreprises cotées. L’immense majorité des entreprises privées, plus locales, continuent de souscrire à des modèles de gouvernance fortement influencés par les cultures nationales.
Quel est l’effet du développement de grands groupes internationaux sur la gouvernance des entreprises ?
Dans tous les pays, les grands groupes – que j’appelle « les géants » – représentent entre la moitié et les deux tiers du PIB. Par exemple, en France, les 267 plus grandes entreprises produisent 34 % du PIB et ont filialisé le tiers des PME. Nos économies sont de plus en plus concentrées autour de géants oligopolistiques qui occupent des positions de marché ultradominantes sur les autres entreprises. Ce sont eux qui orientent les chaînes de valeur internationales et donc la production à l’échelle de la planète. Paradoxalement, leur gouvernance est, sur le plan formel, assez proche de celle des petites entreprises : des dirigeants, un conseil d’administration, des actionnaires… mais la différence essentielle tient à la taille : quand une PME n’a que quelques actionnaires de référence, souvent très impliqués dans l’entreprise à long terme, les géants en ont des dizaines de milliers, anonymes, qui sont davantage des investisseurs que de véritables actionnaires. Quand l’équipe de direction d’une PME compte une dizaine de personnes expertes, dans les grands groupes, ce sont des centaines d’employés spécialisés qui contribuent à l’élaboration des décisions, au transfert de l’information, etc. On raisonne trop souvent comme si une entreprise géante était une petite entreprise… en plus gros. Or, un éléphant n’est pas une souris qui a grossi : ce sont deux animaux différents !
À terme, quelles conséquences néfastes ces géants pourraient-ils avoir sur la gouvernance des entreprises ?
On a tendance à comprendre mais surtout à réguler la gouvernance des entreprises à partir des géants. Par exemple, on impose des normes de transparence et de reddition de comptes auxquelles les géants ont les moyens humains et financiers de souscrire mais qui sont pratiquement impossibles à tenir sans coûts prohibitifs par les entreprises de plus petite taille. Autre exemple : on raisonne comme si les actionnaires et les dirigeants étaient systématiquement en opposition et qu’il fallait harmoniser leurs intérêts. Une grande partie des règles de gouvernance portent sur la défense des intérêts des actionnaires de structures de très grande taille. Or, dans l’immense majorité des cas, les entreprises sont dirigées par le propriétaire des parts sociales, donc une telle question ne se pose même pas. On finit par créer une culture de la suspicion généralisée qui est néfaste à l’économie, laquelle doit reposer sur la confiance.
Perçoit-on des différences entre l’Europe et l’Amérique du Nord ou la tendance est-elle partout la même ?
J’observe partout cette tendance à écraser les petites et moyennes entreprises sous la masse des géants, ce que j’ai appelé l’« effet Gulliver ». S’il faut en tirer une leçon, c’est que la société est vivante du fait de l’activité de millions de petites structures. À force de se concentrer sur les très grandes, on accélère le mouvement de concentration du capitalisme, dans une logique de prophétie autoréalisatrice…
Vous avez écrit que les entreprises se gouvernent comme des États. Pourriez-vous illustrer ce concept ?
Les principes politiques sont les mêmes, quelles que soient les structures auxquelles ils s’appliquent : une cité, un État ou une entreprise. C’est la même logique qui est à l’œuvre, et trois pouvoirs sont toujours nécessaires pour légitimer ceux qui dirigent. D’abord, le pouvoir souverain, exercé par ceux sur qui repose tout le système, par exemple le peuple dans un régime politique moderne, les actionnaires dans le régime économique capitaliste, les sociétaires dans le régime économique mutualiste, etc. Ensuite, le pouvoir exécutif, détenu par ceux qui définissent et mettent en œuvre les stratégies, soit le chef de l’État ou le dirigeant d’entreprise. Enfin, le pouvoir de surveillance, qui relève de ceux qui contrôlent l’exécutif, ceux-ci devant s’assurer que l’exécutif ne dérive pas et, en particulier, ne trahit pas les attentes des « souverains » : c’est le rôle du Parlement ou, dans l’entreprise, du conseil d’administration. Dire que les entreprises se gouvernent comme des États signifie que ces trois pouvoirs composent aussi leur gouvernance, tout comme pour un État ou pour une cité.
Quelles sont les classifications des entreprises selon leurs formes politiques ?
On peut parler de régimes de gouvernance comme on parle ailleurs de régimes politiques. Dans le Référentiel pour une gouvernance raisonnable des entreprises françaises, nous en avons repéré sept, mais je ne mentionnerai que les quatre principaux. D’abord, l’autocratie, quand le pouvoir souverain et exécutif sont détenus par une même personne : c’est le cas lorsque le dirigeant est aussi l’actionnaire de référence. Deuxième régime : la domination de l’actionnaire, lorsque celui-ci intervient activement dans la gouvernance mais n’exerce pas la fonction exécutive, par exemple quand une famille actionnaire reste influente mais a recruté un gestionnaire non familial pour diriger la société. Troisième régime : la domination du dirigeant, où l’actionnaire est faible ou intéressé seulement par les dividendes et où le dirigeant a une grande marge de manœuvre pourvu qu’il verse les fameux dividendes. Enfin, la démocratie entrepreneuriale, alors que les trois pouvoirs sont détenus par des personnes différentes jouant bien leurs rôles respectifs. Ces catégories sont très utiles pour différencier la gouvernance des entreprises et ne pas tout confondre, comme s’il n’y avait qu’une forme unique de bonne gouvernance.
Vous vous êtes récemment intéressé à l’évolution du travail. Pourquoi ?
Si on veut bien comprendre le rôle que jouent les entreprises dans nos façons de nous relier et de nous gouverner, il faut revenir au travail. L’entreprise est une machine à produire non seulement des biens et des services mais aussi du social. Plus particulièrement, la manière de travailler ensemble impose des rythmes, des projets ou des normes, y compris en matière de comportements physiques. Mes recherches sur l’évolution du travail, notamment dans la société numérisée, sont une suite logique de celles sur la gouvernance parce que, au fond, elles cherchent à répondre à la même question : qu’est-ce qui conduit les êtres humains à être gouvernés par des normes économiques strictes dans une société qui s’affirme libérale?
Finances , Économie