Son travail sur le terrain et en recherche est une source d’inspiration. En 2006, il a d’ailleurs remporté le prix Nobel de la paix pour avoir fondé le premier établissement de microcrédit au monde, la Grameen Bank. Gestion s’est entretenue avec Muhammad Yunus, surnommé le « banquier des pauvres ».

Muhammad Yunus est né le 28 juin 1940 à Chittagong, au Bangladesh. Il constate rapidement la misère économique dans laquelle sont plongés ses compatriotes et les abus éhontés des requins de la finance. Du désir de venir en aide à sa communauté naît son concept du microcrédit en 1976, suivi en 1983 de la fondation de la Grameen Bank (littéralement, la « banque des villages »), dont le succès a largement dépassé les frontières du Bangladesh.

L’objectif ultime de cet entrepreneur et économiste bangladais ? L’éradication de la pauvreté dans le monde, ni plus ni moins. Il est maintenant à la tête du Yunus Centre, un organisme international à but non lucratif qui se consacre à l’entrepreneuriat social depuis sa création, en 2006*.

Avec Gestion, Muhammad Yunus a discuté entre autres de son prix Nobel, de sa vision, des différences entre les entre- prises sociales et traditionnelles ainsi que de leadership. Voici des extraits traduits de cet entretien.

Quel a été l’apport du prix Nobel de la paix pour la Grameen Bank et pour vous-même ?

En plus de procurer un immense sentiment de fierté aux Bangladais, ce prix a donné une visibilité et une crédibilité internationales au concept de microcrédit et à la Grameen Bank. Il a mis en lumière le fait que les pauvres ont une variété considérable de compétences inutilisées et un immense pouvoir créatif ; tout ce dont ils avaient besoin, c’étaient des services financiers pour les libérer. Le microcrédit a établi une nouvelle identité pour les pauvres et leur a ouvert une voie inédite pour s’affranchir de la pauvreté : l’entrepreneuriat. On n’avait jamais pensé qu’ils pouvaient être des entrepreneurs. Pour ma part, ça m’a confirmé que tous les êtres humains le sont par nature et que le fait de les orienter vers la recherche d’emploi est un égarement.


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Vous dites que les pauvres sont les meilleurs entrepreneurs du monde. De quelle façon ?

Pendant longtemps, les économistes se sont efforcés de trouver des moyens de sortir les gens du secteur informel pour favoriser la croissance et le développement. Pourtant, en matière de développement économique, j’estime que c’est le secteur qui a le plus grand potentiel. Pour moi, l’économie informelle, c’est le secteur du peuple. Les décideurs politiques devraient apporter leur soutien à ce secteur plutôt que de s’évertuer à l’éliminer. Ici, au Bangladesh, je vois des gens qui, sans aucun soutien public ou privé, parviennent à gagner leur vie grâce à leur immense créativité et à leur esprit entrepreneurial et qui découvrent des possibilités dont les décideurs ne soupçonnent même pas l’existence. Je suis inspiré et fasciné par le sens aigu des affaires dont font preuve les personnes analphabètes et prétendument non qualifiées, malgré tous les obstacles qui se dressent sur leur chemin.

Avec le concept d’entreprise sociale, vous avez ajouté une nouvelle dimension au capitalisme. Comment ce concept est-il apparu?

Tandis que je travaillais à accroître la portée du microcrédit au Bangladesh, je me suis intéressé à de nombreuses autres questions concernant les pauvres : santé, logement, eau, énergie, éducation, etc. Chaque fois que je m’attaquais à un de ces problèmes, je créais une entreprise. Au fil du temps, j’ai créé plus de 60 entreprises qui avaient toutes un élément en commun : elles devaient avant tout servir à résoudre un problème bien précis, sans égard à la notion de profit. J’ai commencé à appeler cela de l’entrepreneuriat social. Très tôt, je me suis rendu compte que ce type d’entrepreneuriat devait être inséré au cœur même de la théorie économique et faire partie intégrante du monde des affaires. Le système capitaliste a créé beaucoup de problèmes en ne tenant aucunement compte de la part altruiste des êtres humains.

pauvreté au bangladesh

Comment les entreprises sociales et les entreprises traditionnelles peuvent-elles coexister ?

Le système capitaliste sous sa forme actuelle fait fi de l’al- truisme inhérent à la nature humaine, ce qui donne lieu à un monde des affaires fondé sur l’égoïsme. Je propose d’intégrer l’altruisme dans la théorie économique. Mais je ne joue pas à l’autruche en faisant comme si l’égoïsme des gens n’existait pas. Puisque l’altruisme et l’égoïsme font partie de la nature humaine, le système économique que nous créons à partir de ces deux éléments permet aux entreprises sociales et traditionnelles de coexister. Lequel de ces deux types d’entreprises croîtra plus vite que l’autre ? Cela dépendra de la part relative d’égoïsme et d’altruisme que nous avons en nous.

Quelles différences y a-t-il dans le rôle d’un gestionnaire dans une entreprise sociale par rapport à son rôle dans une entreprise traditionnelle ?

La formation des gestionnaires pour chaque type d’entreprises doit être bien distincte. Les objectifs, les idées de base, les procédures opérationnelles et les indicateurs clés de performance sont différents, voire opposés. Dans une entreprise traditionnelle, on met l’accent sur la maximisation du profit, au détriment des personnes et de la planète. Dans une entreprise sociale, c’est tout le contraire. Un gestionnaire d’entreprise traditionnelle aura beaucoup de mal à gérer une entreprise sociale, et vice-versa.

Qu’est-ce qu’un leader selon vous, notamment pour les entreprises sociales ?

Un leader, c’est quelqu’un qui se trouve en tête du peloton. Il doit entre autres avoir la capacité de bien communiquer, de gagner la confiance des membres de son équipe, d’inspirer, de voir plus loin que les autres, de maintenir la cohésion, de guider ses troupes, même dans les épreuves, et de les mener au succès. En entrepreneuriat social, comme dans toute organisation, nous avons besoin de leaders. Plus la qualité du leadership est grande, plus les chances de succès et le degré de réussite sont élevés.

De grandes entreprises comme Danone ont utilisé votre modèle et sont devenues des partenaires de la Grameen Bank. Comment les avez-vous convaincues ?

En ce qui concerne Danone, ce sont eux qui ont fait les premiers pas. En 2005, un an avant que je reçoive le prix Nobel de la paix, le PDG du groupe, franck Riboud, m’a invité à dîner à Paris. Il cherchait des façons de donner une orientation plus sociale à Danone. Quand je lui ai expliqué le concept des entreprises sociales, il a immédiatement décidé d’aller dans cette direction. Je n’ai donc pas eu à le convaincre : il était déjà convaincu. Je l’ai seulement aidé à transposer ses objectifs généraux dans une entreprise sociale que nous avons créée conjointement au Bangladesh.

la grameen bank en bref

Vous caressez le rêve d’éradiquer la pauvreté dans le monde entier d’ici 2030. Comment comptez-vous y arriver ?

L’objectif pour le Bangladesh était de réduire la pauvreté de moitié avant 2015 et nous avons atteint cet objectif en 2013. L’expérience acquise et les outils à notre disposition facilitent donc l’atteinte de notre but. Quatre mégapouvoirs vont nous aider à y parvenir : les jeunes, la technologie, l’entrepreneuriat social et la bonne gouvernance. La force combinée de ces quatre éléments nous permettra d’éliminer la pauvreté d’ici 2030. Je suis tout à fait confiant.

Article publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion

* Notons qu’en novembre 2016, le Pôle IDEOS de HEC Montréal a fondé un centre d’entreprise sociale Yunus.