Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Être ou ne pas être gentil? Telle est la question que pose Kim Scott dans son plus récent ouvrage. Titulaire d’un MBA de la Harvard Business School, cette coach de dirigeants y révèle quelques secrets d’Apple et de Google, où elle a travaillé. Et elle nous explique pourquoi les gestionnaires doivent à tout prix éviter le piège de la complaisance.

Selon vous, les chefs d'entreprise ne font pas vraiment ce qu'il y a de mieux pour leurs employés lorsqu'ils sont trop bienveillants. Quel est le problème, au juste?

Kim Scott : Plusieurs gestionnaires adoptent un comportement trop gentil que j’appelle de l’empathie dévastatrice. Par exemple, un employé commet une erreur grave, mais son patron passe l’éponge par crainte de le froisser ou de le blesser. Or, il devrait plutôt lui expliquer pourquoi et comment il s’est trompé. Si le gestionnaire ne signale pas les fautes commises par ses subalternes, comment ceux-ci pourront-ils les corriger ou les éviter? Quand un responsable s’abstient d’être honnête avec les membres de son équipe, ça crée de gros problèmes ; ça peut même mener à des congédiements. Sans verser dans l’excès inverse, un gestionnaire doit résister à la tentation d’éviter de blesser. Être bienveillant, ça consiste à penser aux intérêts à long terme de ses subordonnés.

Google et Apple ont créé des cultures d’ouverture basées sur la confiance, où le personnel se prête de bonne grâce aux critiques et peut en émettre lui-même. Quel est le secret de ces deux entreprises?

Elles ont bâti des cultures organisationnelles où les membres du personnel se sentent très libres de donner leur avis. Mais elles ont établi une différence très nette entre la critique et le débat. Les commentaires critiques sont présentés directement aux personnes concernées, en privé. C’est très important. Le débat, lui, a lieu en public. Par exemple, si vous évaluez le rendement d’un employé, il s’agit de commentaires critiques, ce qu’il faut donc exprimer en privé. Mais si vous parlez de stratégie, il s’agit d’un débat, et il faut le faire en groupe. Les critiques et les débats ont leur utilité, mais chez Google et Apple, on a bien compris qu’il faut faire chaque chose de la bonne manière.

Les gestionnaires doivent s’assurer que les débats portent sur les idées et non sur certaines personnes en particulier. Et il faut accepter que les discussions ne se déroulent pas nécessairement comme on le souhaitait au départ. J’ai vu ça chez Google : Sergey Brin, le cofondateur, pouvait se fâcher au point de frapper sur la table parce que les employés ne partageaient pas son point de vue, mais il était en même temps très fier d’avoir instauré une telle culture du débat. C’était indispensable aux processus d’innovation de l’entreprise.

Chez Apple, une des choses les plus brillantes que j’ai vues, c’est la pratique qui consistait à toujours avoir des chiffres et des données lors des débats. Cela permettait de dépersonnaliser la discussion et de faire en sorte que personne ne se sente directement visé ou blâmé. Ainsi, chacun laissait son ego au vestiaire et pouvait s’exprimer plus librement. J’ai même vu le président, Steve Jobs, aller jusqu’à inverser les rôles. Il était très conscient du fait que sa voix était à ce point prépondérante qu’il pouvait écraser tout le monde. Il était imbu de ses idées, oui, mais ce qu’il aimait encore plus, c’était un bon débat. Alors il proposait ceci aux gens : « Je vais défendre ton idée et tu défendras la mienne. » Il ne voulait pas susciter des divisions en obligeant les gens à prendre parti : il voulait plutôt que l’équipe parvienne collectivement à la meilleure solution possible.

Mais comment un gestionnaire peut-il gagner la confiance d’un subordonné en le critiquant?

Ça peut paraître complètement paradoxal, en effet. Si, après un repas, vous signalez discrètement à votre collègue qu’elle a un bout d’épinard collé sur une dent, elle vous en sera reconnaissante. La situation est la même dans le cas d’un employé qui, par exemple, soumet des rapports bourrés de fautes d’orthographe et de grammaire. Pour bâtir des liens solides avec ses employés, il faut leur signaler leurs oublis et leurs lacunes. Ça instaure un climat de confiance, ce qui constitue le but de la sincérité bienveillante.

Mais tout le monde a peur de critiquer son patron, non?

Oui, et c’est tout naturel. Il n’y a que vos enfants qui prennent plaisir à faire un « bilan critique » de votre performance! Pour aider des subordonnés à surmonter leurs craintes, il faut apporter un soin particulier à la manière dont on leur demande d’émettre des critiques. Il faut leur démontrer qu’on est sincère et qu’on veut vraiment entendre leur point de vue.

On doit d’abord formuler correctement la question. Si on demande, par exemple, « Que pensez-vous de mon travail en général? », bien des gens ne sauront pas quoi répondre ou diront que tout va bien. Non, il faut être un peu plus précis : « Comment pourrais-je simplifier les choses pour vous lorsque vous travaillez avec moi? » Mais attention : ces précautions oratoires ne fonctionnent pas avec tout le monde. Un de mes employés, Jason, m’a répondu que ma question était trop ouverte, qu’il ne savait pas comment y répondre. Avec lui, j’ai donc pris l’habitude d’y aller de façon encore plus directe en lui demandant son avis tout de suite après une réunion : « Quels problèmes avez-vous remarqués? » Il n’y a pas de mots magiques. On doit rassurer tous les membres de son équipe en leur disant qu’ils ne courent aucun risque à émettre des commentaires critiques, bien au contraire.

Et comment peut-on faire régner la confiance?

En commençant par le commencement. Avant de critiquer un subordonné, on doit lui inspirer confiance en lui donnant l’occasion d’émettre ses propres commentaires. Il faut ensuite que le patron démontre à ses employés que leurs critiques seront prises au sérieux, qu’il s’en servira comme s’il s’agissait d’outils pour mieux faire son travail. Ensuite, il faut souligner les réussites particulières de ses subordonnés et éviter de tenir un discours qui se limiterait aux généralités ou, pire, aux banalités. Ça aide à bâtir la confiance avec une équipe tout en donnant une idée claire de ce en quoi consiste la réussite aux yeux du gestionnaire.

Je recommande d’ailleurs aux gestionnaires de faire cet exercice de reconnaissance fréquemment et en groupe. On commence à émettre des commentaires critiques seulement après avoir franchi les étapes précédentes. Les commentaires négatifs doivent eux aussi être recueillis à intervalles réguliers : toutes les semaines, par exemple.

Y a-t-il moyen de faciliter cet exercice d’honnêteté?

Pratiquer la sincérité bienveillante peut être difficile : il faut l’accepter. Peu importe la qualité des questions, cette démarche suscitera un malaise, du moins au début. Mais on peut surmonter ces moments gênants. Mon conseil dans de tels cas : gardez le silence. Quand il y a un malaise, on est tout de suite tenté de le dissiper en bavardant. Mais si vous faites ça, vous priverez vos subordonnés de l’occasion de réfléchir et de répondre à votre question. Taisez-vous pendant six secondes. Comptez-les bien dans votre tête : vous serez surpris de constater à quel point c’est difficile. Toutefois, ce petit délai permettra à votre interlocuteur de rassembler ses idées et de se rendre compte que vous voulez vraiment connaître son point de vue.

Ensuite, il faut récompenser les gens pour leur franchise. Si on ne le fait pas, ils ne parleront plus aussi librement à l’avenir. Il faut savoir écouter avec l’intention d’entendre et non de répondre. Ça, c’est plus difficile qu’on le pense! Et, à la toute fin, il faut bien sûr régler le problème. Ne négligez surtout pas cette dernière étape : il faut informer la ou les personnes concernées de la façon dont sera résolu le problème en cause. Et lorsqu’on ne sait pas comment le régler, on doit démontrer qu’on va prendre toutes les mesures nécessaires pour y parvenir. Si on ne peut pas le faire, il faut expliquer pourquoi.

Vous avez convaincu vos collaborateurs de vous critiquer?

Oui. J’avais la très mauvaise habitude d’interrompre constamment mes interlocuteurs. À un certain moment, un membre de mon équipe, Russ, a eu le courage de me le dire. Je savais qu’il avait raison. Mais c’était un vieux réflexe et j’étais bien consciente que je ne réglerais pas ce problème comme par enchantement ! J’ai donc pris une bande élastique, pareille à celles qu’on voit autour des pieds de brocoli à l’épicerie, et je l’ai glissée à mon poignet. À la réunion suivante, j’ai annoncé que pour m’aider à vaincre cette habitude, j’invitais mon voisin à tirer sur l’élastique chaque fois que j’interromprais quelqu’un. Parfois, ç’a pincé vraiment très fort! Mais ça m’a beaucoup aidée. Et mon geste a démontré très clairement aux yeux de mes employés que mon intention de solliciter des commentaires négatifs était sincère et que j’étais prête à agir pour corriger les problèmes, dont le mien.

Tout cela suppose énormément d’ouverture, n’est-ce pas?

C’est un élément indispensable de ce que j’appelle les « conversations professionnelles » sur les objectifs de carrière de chacun. Tout gestionnaire devrait avoir de tels échanges avec chaque membre de son équipe. Mais pour y arriver, il faut que les employés se sentent libres de s’exprimer en toute franchise. C’est essentiel pour comprendre non seulement comment ce processus peut aider chacun des employés à atteindre ses objectifs mais aussi comment le patron peut aider ses employés à cheminer dans ce sens.

Dans mon livre, je parle de Russ Laraway, qui a été directeur d’AdSense chez Google. Un jour, une de ses employées lui a dit qu’elle avait pour ambition lointaine de devenir productrice de spiruline, une sorte d’algue alimentaire. Aucun rapport avec AdSense, bien sûr. Russ a d’abord été tenté de la congédier. Mais après coup, il s’est rendu compte que cette femme était en réalité fortement motivée à acquérir des compétences de gestionnaire afin que son projet réussisse. Cela faisait d’elle une employée idéale. Pour que de tels échanges donnent de bons résultats, il faut évidemment un climat de grande confiance.