Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Améliorer le fonctionnement d’un hôpital avec des méthodes de gestion propres à l’industrie automobile et au secteur de l’électronique? C’était le but de Brad Parsons, PDG du NEA Baptist Health System, un réseau de 22 hôpitaux en Arkansas, aux États-Unis. Entretien.

Pour mettre en œuvre dans le milieu hospitalier les stratégies innovantes qu’il avait en tête, Brad Parsons a recruté deux gestionnaires du secteur industriel, Patrick Graupp et Skip Steward. En 2019, ils ont publié un livre intitulé Creating An Effective Management System1, dans lequel ils dévoilent leurs secrets.

Comment la gestion industrielle peut-elle s’appliquer à un hôpital ?

Brad Parsons : Les défis en milieu hospitalier sont très différents de ceux qu’on doit affronter dans l’industrie automobile, mais ces deux secteurs se ressemblent sur un point : ils reposent sur des processus très complexes. Nous voulions concevoir un nouveau modèle de gestion hospitalière inspiré du système Lean élaboré par Toyota, qui est devenu une norme dans l’industrie automobile. Or, le système Lean met fortement l’accent sur la création de flux de production.


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Analyser les processus de manière structurée est très important : cela permet d’établir des normes qui rendront ces processus plus efficaces. Lorsque j’ai été engagé comme PDG du NEA Baptist Health System, mon expérience du système Lean était plutôt limitée, mais mon nouveau directeur à l’amélioration de la performance, Skip Steward, arrivait de l’industrie manufacturière. Quant à Patrick Graupp, recruté à titre de consultant, il connaissait très bien le domaine de la formation en entreprise [training within industry, ou TWI en anglais], une approche élaborée dans les années 1940 pour former rapidement de la main-d’œuvre qualifiée. Nous collaborons maintenant depuis cinq ans. En 2019, nous avons gagné un prix d’excellence du Collège américain de cardiologie.

Quels défis avez-vous dû relever ?

Un vieil adage dit que les meilleures pièces ne feront jamais une bonne voiture si elles ne sont pas conçues pour fonctionner ensemble. Parmi les principes de gestion que nous avons adoptés, il y a celui selon lequel un système qui fonctionne bien est un système dont les composantes interagissent de façon harmonieuse. Pour créer un flux de production optimal, les éléments doivent interagir de manière idéale. Nous devions donc abandonner l’idée reçue selon laquelle il suffit de rassembler les meilleurs médecins, les meilleures infirmières, les laboratoires et les appareils les plus perfectionnés ainsi que le meilleur service des urgences pour obtenir l’hôpital le plus performant qui soit.

Prenons justement l’exemple d’une salle d’urgences. C’est un milieu très complexe qui doit pouvoir prendre en charge les cas les plus graves tout en traitant les cas mineurs qui se présentent sans relâche, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, 365 jours par année. Impossible de fermer ne serait-ce qu’une journée ! toutefois, pour bien fonctionner, un service des urgences a besoin d’une salle de radiologie. Même si elle est à la fine pointe de la technologie, la salle de radiologie doit pouvoir composer avec de fortes variations du nombre de patients, qui passent d’abord par le service des urgences.

La notion d’engrenage est au cœur de votre système de gestion. Pourquoi ?

Comme dans n’importe quelle organisation, tout est interrelié dans un hôpital. Une roue principale, de grandes dimensions, actionne les roues plus petites. Dans le milieu de la gestion, on a tendance à penser que chaque service « roule » de façon indépendante. En réalité, le mouvement de la plus grosse roue d’engrenage fait en sorte que les petites roues doivent tourner beaucoup plus vite ! C’est une réalité que la haute direction d’un hôpital ne doit jamais perdre de vue. Par exemple, lorsque nous avons établi l’échéancier de mise à jour des logiciels, nous avons dû tenir compte du fait que cet exercice est plus compliqué à l’urgence qu’à la haute direction, où les choses vont moins vite. Nous avons donc dû prévoir plus de temps pour former tout notre personnel.

Et tout ça pour améliorer la fluidité des soins aux patients ?

Oui, et ça peut mener à des décisions qui semblent contraires à la logique. Par exemple, nous traitons maintenant les cas mineurs plus rapidement. La raison en est simple : afin d’assurer un bon débit, il faut libérer des lits pour les cas plus graves. Les médecins doivent donc s’occuper des cas bénins et donner congé à ces patients le plus tôt possible afin que les cas plus compliqués, qui requièrent des soins prolongés, puissent être pris en charge.

Comment y êtes-vous parvenus ?

Il a fallu mettre fin à un vieux réflexe qui consistait à toujours traiter les cas graves en priorité. Nous avons créé une équipe de médecins, d’infirmiers et de membres du personnel pour étudier les étapes du processus de triage à l’urgence, ce qui nous a permis de permuter certaines opérations et d’éliminer les tâches superflues. Par exemple, rien n’empêche de faire des prélèvements sanguins et de discuter avec les patients en même temps. Mais pour y arriver, il a fallu que le laboratoire d’analyses participe à la reconfiguration du processus : nous avons dû faire comprendre aux responsables et aux employés de ce service que le but consistait à faire en sorte que tout se passe plus vite, sans anicroche.

Que faites-vous pour éviter de susciter des réactions négatives au changement ?

Deux choses. Tout d’abord, nous donnons beaucoup d’explications. Les gestionnaires tiennent trop souvent pour acquis que tout le monde comprend, alors qu’au contraire, les gens n’ont souvent aucune idée des raisons pour lesquelles on leur demande de changer leurs façons de faire. En expliquant les choses de façon rationnelle, on parvient à mettre à profit la créativité et les idées du personnel. Deuxièmement, nous offrons chaque séance de formation à l’étage même où travaillent les gens. C’est une simple question de respect, direz-vous, mais ça permet aux gestionnaires de voir comment les choses se passent vraiment sur le terrain. Et nous avons souvent des surprises!

Remettez-vous en question le style de gestion « commander et contrôler » ?

Ce style de gestion donne souvent des résultats, mais ce sont rarement des résultats durables. Il a pour principal défaut d’étouffer la créativité et de réduire la motivation des équipes. En contexte hospitalier, un gestionnaire comme moi n’a ni l’intelligence ni toutes les connaissances requises pour répondre à toutes les questions ! tous mes cadres sont dans la même situation. Mais je crois qu’ensemble, les 2000 membres du personnel de nos 22 hôpitaux vont trouver de bonnes réponses. C’est pour cette raison qu’il faut instaurer une culture du respect et que l’équipe managériale doit faire preuve d’humilité.

Et on la crée comment, cette culture ?

En donnant aux équipes la liberté de tenter des choses et d’échouer à l’occasion. Nous avons récemment terminé une expérience assez complexe qui avait pour but de réduire le taux de réadmission des patients qu’on croyait guéris. Grâce au personnel infirmier, nous nous sommes rendu compte que l’organisation de l’information posait problème : les facteurs de risque n’étaient pas consignés de façon suffisamment claire dans les dossiers médicaux de chaque patient pour que le personnel soignant puisse en prendre connaissance au premier coup d’œil.

Un des principes de votre système de gestion est le « respect de tous ». Comment mettez-vous en œuvre ce principe ?

De plusieurs façons. Nous prenons le temps d’expliquer nos décisions et les employés nous en sont reconnaissants. Nous rendons aussi hommage à ceux qui le méritent ; il suffit parfois d’écrire un courriel pour raconter l’heureuse initiative ou la clairvoyance d’un employé, tout simplement. Nous décernons aussi une récompense à un membre du personnel quatre fois par année : le prix est remis dans le hall de l’hôpital devant tout le monde, y compris les patients et leurs proches ! tous ces petits gestes nous aident à construire une culture de respect, d’humilité, d’empathie et de confiance. Ce sont les quatre principes de base de notre système managérial.

Dans votre livre, vous insistez sur le but premier de la gestion. Quel est-il exactement ?

Les dirigeants ont longtemps perçu les systèmes de gestion comme des choses qui accompagnent les systèmes opérationnels, un peu en parallèle. Or, dans notre esprit, les deux systèmes sont intégrés. Je dis ceci à nos gestionnaires : « Votre boulot consiste non pas à faire travailler les gens mais à améliorer les manières dont tout le monde travaille. » Il s’agit avant tout d’éliminer les obstacles pour permettre aux processus de mieux fonctionner.


Note

1 Parsons, B., Graupp, P., et Steward, S., Creating an effective Management System – Integrating Policy Deployment, tWI, and Kata, Abingdon-on-Thames (G.-B.), Routledge, 2019, 214 pages.