Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

Convaincus que la maximisation de la valeur au seul bénéfice des actionnaires a créé d’immenses déséquilibres économiques et sociaux tout en ne garantissant pas l’utilisation optimale des ressources disponibles sur la planète, de plus en plus de dirigeants se tournent vers de nouveaux modèles d’entreprise, donnant ainsi un nouveau souffle aux principes mêmes de la gouvernance.

Bienvenue à l’ère de l’entreprise progressiste!


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Beaucoup de dirigeants s’intéressent maintenant à la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) et à de nouveaux modèles qui relèvent soit de l’« économie du sens » (purpose economy1), en vogue aux États-Unis, soit du phénomène B-Corp2, qu’on observe non seulement chez nos voisins du Sud mais aussi au Canada et en Europe, soit du récent mouvement des « entreprises à mission3 » en France.

Stimulants, ces modèles ne précisent toutefois ni les stratégies ni la structure de gouvernance à mettre en œuvre. La gouvernance est d’ailleurs une question délicate pour plusieurs organisations, puisqu’elle détermine le choix des détenteurs du pouvoir et la façon dont celui-ci s’exercera au sein de l’entreprise. Et si la clé se trouvait dans une nouvelle façon de concevoir la gouvernance ?

En revisitant le modèle de l’entreprise progressiste présenté dans ces pages4 en 2016, nous nous appuyons cette fois-ci sur l’expérience de femmes et d’hommes d’affaires au sein de divers groupes de réflexion, notamment Terra Nova ainsi qu’Entreprise et Progrès en France, de même que le Groupement des chefs d’entreprise au Québec, pour définir un modèle innovant ancré dans une réalité vécue par des entreprises voulant fonctionner autrement tout en étant parfaitement rentables5.

Les cinq composantes de L’entreprise progressiste

L’entreprise progressiste allie l’économie et l’humanisme dans sa raison d’être, dans son éthique, dans sa stratégie et dans sa gouvernance. Considérée comme un bien commun, elle se veut profitable : le profit permet de créer de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes et constitue un moyen au service d’une fin (purpose before profit).

Volontaire, l’entreprise progressiste se différencie de ses concurrentes par sa contribution à la société, ce qui communique du sens à ses clients ainsi qu’à tous les acteurs et à tous les partenaires qui participent à la création de valeur.

Concrètement, le modèle de l’entreprise progressiste se structure autour de cinq composantes :

Une raison d’être économique et sociétale

La raison d’être d’une entreprise définit ce pourquoi elle existe, c’est-à-dire ce qu’elle apporte de fondamentalement utile (et, si possible, de distinctif) à ses clients et à la société. Au-delà des offres, de la technologie et même du secteur d’activité, la raison d’être cible une préoccupation reliée à la société. On parle ainsi d’une contribution à la construction d’un monde meilleur.

La multinationale agroalimentaire Danone résume sa raison d’être par cette phrase :

« Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre. » Quant à la formule « Du bonheur à l’intérieur comme à l’extérieur » que véhicule Prana, un distributeur canadien d’aliments bio- logiques certifiés sans OGM, elle illustre cette vision qui va bien au-delà des produits.

Des valeurs humanistes

L’éthique d’une entreprise au service du bien commun peut se définir à l’aide des quatre valeurs clés de l’humanisme : le respect, l’équité, l’honnêteté et l’ouverture à l’autre. Inscrites dans le processus décisionnel, ces valeurs mènent à un management participatif et libéré ainsi qu’à des modes d’organisation plus horizontaux et plus propices à la mobilisation de tous les acteurs.

Une Stratégie intégrée

Il n’y a pas un plan d’affaires avec des objectifs économiques (résultats financiers, marge bénéficiaire, parts de marché) d’un côté et, de l’autre, une démarche environnementale et sociétale de type RSE qui serve à corriger ou à adoucir les effets potentiellement dommageables d’une stratégie d’entreprise.

Le volet sociétal de la raison d’être doit faire partie intégrante du modèle d’affaires en s’inspirant de concepts tirés de l’économie circulaire, du commerce équitable ou, plus efficacement encore, de l’économie de la fonctionnalité, elle-même centrée sur l’utilité et sur l’usage des produits plutôt que sur la propriété et sur l’achat. Selon ce principe, un constructeur de voitures pourrait se lancer dans la location de voitures ou même dans l’auto-partage.

Une stratégie intégrée conduit naturellement à une performance globale où le profit et les indicateurs économiques font cause commune avec les indicateurs sociétaux, qu’il s’agisse de la mobilisation du personnel, de la satisfaction des fournisseurs ou de la création d’emplois dans la communauté.

La création de valeur partagée

Traditionnellement, les exercices de définition de la stratégie – qui visent à maximiser le retour aux actionnaires – passent par une pro- position de valeur attractive, idéalement unique et essentiellement favorable aux clients. Amazon et Ryanair excellent dans ce domaine sans pour autant être des entreprises progressistes puisque les autres parties prenantes (personnel, fournisseurs, société civile, etc.) n’obtiennent pas de contrepartie équivalente à leur apport à la proposition de valeur de ces entreprises.

La stratégie de l’entreprise progressiste définit non pas une mais cinq propositions de valeur. Chacune d’elles correspond à une des cinq parties prenantes principales de l’entreprise : actionnaires, clients, personnel, fournisseurs, société civile.

Outre ce qu’on fait pour les actionnaires, on doit certes chercher à établir des stratégies pour répondre aux besoins des clients, mais il faut ajouter à cela une proposition de valeur pour le personnel : promettre – on fait ici référence à la marque employeur – et permettre un développement des compétences, un cheminement de carrière, des parcours à l’international, des congés sabbatiques, etc.

En ce qui concerne les fournisseurs, il s’agit de les impliquer dans les processus de définition de la stratégie, d’amélioration de la qualité et d’innovation, et ce, dans une optique de partenariat à long terme. Dans le cas de la société civile, on doit favoriser le développement du territoire, la création d’emplois, la collaboration avec les établissements d’enseignement supérieur pour adapter les programmes de formation aux réa- lités nouvelles, etc.

Ce sont là autant de propositions de valeur attrayantes qui feront en sorte que les clients, les étudiants ou les chercheurs d’emploi, les fournisseurs et les institutions régionales voudront travailler avec ce type d’entreprise qui se distinguera en créant ce qu’on appelle de la valeur partagée.

Une gouvernance cohérente

Les résultats d’une entreprise dépendent de quatre facteurs : le talent, le capital, le temps et l’harmonisation de ses intérêts avec ceux de son écosystème. Il est alors impératif d’intégrer le talent et les principales parties prenantes dans les instances de gouvernance de l’entreprise.

Le système anglo-saxon est peu ouvert à cette idée, mais en Europe, 13 pays ont déjà adopté des législations qui offrent une place aux salariés dans les conseils d’administration. Depuis près de 50 ans, l’Allemagne applique le principe de la codétermination : les administrateurs salariés sont obligatoirement à égalité avec les administrateurs actionnaires dans les conseils des entreprises comptant plus de 2 000 employés.

La mise en œuvre de La gouvernance progressiste

À la codétermination, nous préférons la tridétermination, soit une gouvernance fondée sur trois piliers (actionnaires, administrateurs salariés et administrateurs indépendants) plutôt que sur seulement deux (actionnaires et administrateurs salariés). Nous préconisons une approche plus ouverte qui ne soit pas confinée à la dialectique capital-travail, passéiste et déphasée par rapport à la nécessaire prise en considération du principal facteur de succès qu’est le talent.

Or, il n’y a pas que les membres du personnel qui soient des personnes de talent : c’est aussi le cas des clients et des fournisseurs, lesquels font aujourd’hui de la co-conception de produits ou de services avec les entreprises. L’opposition capital-travail serait d’ailleurs plus délicate autour de la table des conseils d’administration d’entreprises ayant un lourd passé en matière de relations de travail. Les administrateurs indépendants6 peuvent constituer la troisième force des conseils et éviter l’éventuel affrontement évoqué ci-dessus.

Toutefois, aujourd’hui, les administrateurs indépendants, choisis pour leurs compétences, pour leur parcours ou pour leur sagesse, ont comme mandat précis de veiller à la conformité financière et juridique ainsi qu’à la pérennité des activités des entreprises, ce qui convient évidemment aux actionnaires.

Tout en leur confiant toujours ces deux responsabilités, on pourrait demander aux administrateurs indépendants d’être particulièrement vigilants quant aux intérêts à court et à long terme de toutes les parties prenantes; ils veilleraient notamment à ce que les réalités, les difficultés et les attentes des clients, des fournisseurs et de la société civile soient prises en compte. De la sorte, on complexifierait quelque peu le processus de sélection des candidats, certes.

Mais cette solution serait plus simple que la proposition, parfois entendue, de nommer des administrateurs représentant formellement les clients ou les fournisseurs; elle serait ainsi dépourvue de tout conflit d’intérêts potentiel. D’ailleurs, il importe ici de rappeler que les administrateurs sont tenus de défendre les intérêts de l’entreprise et d’être solidaires quant aux décisions du conseil d’administration.

Cette remarque s’impose pour éviter toute ambiguïté en ce qui a trait aux administrateurs salariés. Élus par l’ensemble des employés d’une entreprise, les administrateurs salariés jouent un rôle qui ne doit pas être confondu avec celui d’autres acteurs, syndiqués ou non, membres des instances représentatives du personnel.

La question des relations de travail, avec tous ses aspects extrêmement concrets concernant la vie des gens qui travaillent dans l’entreprise, ne doit pas envahir l’ordre du jour du conseil d’administration, instance fondamentale pour la pérennité de l’entreprise et par conséquent concentrée sur la stratégie. En effet, le dialogue social s’inscrit dans l’opérationnel; il relève de la direction générale ou de la direction des ressources humaines.

Le conseil d’administration et La réflexion stratégique

Trop souvent, le conseil d’administration ne fait qu’approuver et contrôler. Or, dans une entreprise progressiste, il se réapproprie le long terme et aligne l’organisation sur sa raison d’être. Il s’implique avant, pendant et après la définition de la stratégie. Le conseil d’administration est donc au cœur du processus de réflexion stratégique (voir le tableau ci-dessus), et ce, dans sa formulation, dans les décisions auxquelles il mènera, dans le contrôle de sa mise en œuvre et dans l’examen des résultats.

Dans une entreprise progressiste, le conseil d’administration et l’équipe de direction ne sont pas isolés l’un de l’autre, voire en opposition dans des calculs destinés à déterminer lequel des deux a le plus d’ascendant. Afin d’élaborer la stratégie d’entreprise, par exemple, les membres du conseil et de l’équipe de direction peuvent se réunir lors d’une ou deux journées de réflexion et de partage au cours desquelles ils font abstraction de leurs statuts de mandant et de mandataire dans le but de faciliter les échanges.

En étant composé de représentants des parties prenantes et en se concentrant sur la stratégie, le conseil d’administration trouve toute sa place : décideur ultime, il est pleinement responsable. Et, contrairement à ce que certains proposent, il devient dès lors inutile de créer, parallèle- ment au conseil d’administration, un comité des parties prenantes qui ne peut être qu’un assemblage hétéroclite, dénué de tout pouvoir et strictement consultatif, grâce auquel le conseil d’administration traditionnel peut se défausser, c’est-à-dire esquiver ses responsabilités à l’égard des parties prenantes autres que les actionnaires.

Vers un changement de paradigme

On reproche aux entreprises de faire de l’écoblanchiment (greenwashing en anglais) lorsqu’elles se contentent de capitaliser sur les angoisses écologiques des consommateurs en proposant quelques belles initiatives en matière de protection de l’environnement.

La distinction entre ces entreprises opportunistes et celles qui souhaitent assumer toutes leurs responsabilités d’organisations soucieuses de la prospérité des personnes qui dépendent d’elles se fera en fonction de la stratégie et, ultimement, de la gouvernance qu’elles auront adoptées.


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Les questions essentielles se formulent donc comme ceci: la stratégie est-elle intégrée, c’est-à- dire au service d’une raison d’être porteuse de sens pour la société, empreinte d’altruisme plutôt que fondée sur la cupidité? La gouvernance est-elle véritablement en harmonie avec cette raison d’être, avec cette ouverture sur l’ensemble des parties prenantes?

Telle que définie dans le modèle de l’entreprise progressiste, la gouvernance va bien au-delà de la RSE traditionnelle. En effet, elle constitue la clé de voûte d’un capitalisme nouveau : le capitalisme des parties prenantes7.


Notes

1 Voir notamment Hurst, A., The Purpose Economy – How Your Desire for Impact, Personal Growth and Community is Changing the World, Boise (ID), Elevate Publishing, 2014, 288 pages. L’économie du sens se fonde sur les entreprises qui se donnent un but, un dessein, au bénéfice de la communauté.

2 L’appellation B-Corp (abréviation de benefit corporation) désigne ces entreprises qui, tout en étant à but lucratif, inscrivent dans leurs statuts l’objectif suivant : contribuer à rendre la société meilleure. Une certification B-Corp complète cette double vision ; à ce jour, près de 4000 entreprises dans le monde l’ont reçue.

3 Les entreprises à mission constituent, sur le plan juridique, l’équivalent français des benefit corporations américaines. Ce statut leur permet de conjuguer l’atteinte d’objectifs économiques et la mise en œuvre d’une raison d’être au service de la société.

4 Coupet, A., et Dormagen, E., « Au-delà de la RSE, l’entreprise progressiste », Gestion HEC Montréal, vol. 41, n° 3, automne 2016, p. 25-29.

5 Coupet, A., et Jézéquel, M., « L’entreprise progressiste – L’éthique créatrice de valeur partagée », Gestion HEC Montréal, vol. 43, n° 4, hiver 2019, p. 81-83.

6  Voir page 81, note 1.

7 Coupet, A., et Lemarchand, A., « Vers un capitalisme des parties prenantes » (article en ligne), La Croix (section « Tribune »), 14 février 2019.