Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Même si elle n’est pas nouvelle en soi, l’entreprise sans salariés s’inscrit aujourd’hui dans une tendance forte, soutenue par l’idée selon laquelle une activité foisonnante peut reposer sur l’entrepreneur solitaire. Mais qui est cet entrepreneur solitaire ? Et est-il vraiment seul?

Mes recherches récentes ont fait émerger deux profils d’entrepreneurs sans salariés. Ils entreprennent tous pour la première fois. On distingue pourtant les novices des expérimentés. Le premier groupe correspond à des individus âgés de moins de 25 ans au moment de la création de leur entreprise. La décision de se lancer et de demeurer seuls dans leur activité semble être un choix par défaut : de peur d’être déçus, ils préfèrent chercher des compétences à l’externe. En cela, ces entrepreneurs s’exposent aux risques classiques du démarrage d’une activité entrepreneuriale1 et à la difficulté de réunir des collaborateurs compétents avec lesquels ils souhaitent établir une relation externe purement transactionnelle.


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Le second type de primo-entrepreneur a bien souvent mené une carrière professionnelle antérieure dans une grande entreprise. Il a une idée précise de ce qu’il cherche en démarrant son entreprise, il profite d’un réseau professionnel étendu et il est en mesure de comparer sa vie actuelle avec celle qu’il a connue auparavant : entreprendre seul est un choix professionnel délibéré, couplé à la recherche d’une meilleure qualité de vie personnelle. Les entrepreneurs interrogés dans le cadre de cette étude et qui font partie de cette catégorie ont entre 25 et 40 ans et ont, pour la plupart, de jeunes enfants. Ils souhaitent consacrer du temps à leur famille et veulent gérer eux-mêmes leur charge de travail. En ce sens, ils se rapprochent de l’entrepreneur lifestyle2. La croissance par la masse salariale ne les intéresse pas : ils veulent établir des partenariats avec des alter ego.

Dans les deux cas, les entrepreneurs semblent attirés par le fait de travailler seuls au sein d’un collectif ou en association avec des collaborateurs pour l’exécution de certains mandats spécifiques. Mais pourquoi faire ce choix?

La souplesse organisationnelle

D’abord, les entrepreneurs rencontrés apprécient la flexibilité permise par la rémunération d’une prestation externe pour services rendus. Cette souplesse concerne non seulement le lien avec les partenaires mais aussi la gestion de l’activité. L’entrepreneur fait appel à des compétences autonomes au moment souhaité sans devoir en assumer la gestion. D’un point de vue organisationnel, l’équipe ainsi créée pour la réalisation d’un mandat est plus adaptable et plus agile pour les clients qu’une équipe de salariés d’une entreprise, car elle est constituée pour une mission précise, facturée pour cette dernière uniquement et dissoute lorsque le contrat est terminé.

La force du collectif

Ensuite, le fait de réunir des compétences pointues et spécifiques dans un domaine donné constitue également une source de motivation importante. Complémentaires aux leurs, ces compétences permettent de proposer une prestation élargie et de meilleure qualité à la clientèle de l’entrepreneur : une vision stratégique, souvent ambitieuse, peut ainsi émerger autour du collectif constitué pour répondre aux besoins du client. Ce collectif, dont la dynamique spécifique correspond davantage à l’entrepreneur lifestyle – le primo-entrepreneur expérimenté –, sert les intérêts de chacun en leur donnant accès à des marchés autrement hors de leur portée. Habitués à travailler ensemble, ces entrepreneurs tissent des liens et des affinités, ce qui crée une sorte de culture d’équipe où on se soucie du traitement équitable de chacun, en vertu d’un mode de travail qui respecte avant tout l’indépendance des collaborateurs.

L’affranchissement des contraintes

Quel que soit le groupe d’entrepreneurs décrit ci-dessus, ils recherchent tous de la flexibilité dans la planification de leurs activités. Cette liberté passe notamment par l’absence de contraintes matérielles : ces entrepreneurs optent souvent pour une structure organisationnelle à coûts fixes faibles (absence de locaux, de véhicules, etc.) et offrant une grande marge de manœuvre quant au lieu, au temps et au volume de travail. Cette liberté et cette reconfiguration de la semaine de travail traditionnelle permettent ainsi de répondre au vœu d’équilibre entre le temps professionnel et le temps personnel.

Seuls? Pas vraiment !

Même s’ils travaillent seuls, ces entrepreneurs ne se sentent pas isolés : ils profitent d’outils et d’espaces de partage. Ils constituent un collectif de compétences (la plupart du temps à distance) utiles à leur activité et se rendent régulièrement dans un lieu de travail partagé. Ils expriment en effet le besoin de sortir de chez eux, de fréquenter un endroit où ils peuvent échanger avec d’autres entrepreneurs solitaires.

Pour certains, se déplacer physiquement pour travailler est même très important d’un point de vue psychologique : c’est une façon de ressentir l’impression de partir travailler.

Par ailleurs, les entrepreneurs lifestyle estiment beaucoup le travail en équipe. Qu’ils collaborent régulièrement ou ponctuellement avec des gens, quel que soit le statut de ceux-ci, ils tissent des liens de confiance et peuvent compter sur eux au besoin. Ces compétences requises pour leur activité en font de véritables partenaires. La relation qui s’établit entre eux va au-delà de la simple prestation rémunérée, qui caractérise davantage les relations établies par le primo-entrepreneur novice. Certes, chacun y voit un intérêt économique (sa rémunération et la satisfaction du client), mais c’est un intérêt partagé pour le travail réalisé conjointement, pour le client, qui est mis en avant.

Le solitaire ou le collectif de solitaires

On remarque une différence entre les entrepreneurs autour desquels gravitent des partenaires, plus ou moins fidèles mais sélectionnés pour leurs compétences et rémunérés pour leurs prestations, et les entrepreneurs qui fédèrent et animent un collectif de partenaires dont la prestation collective est proposée à un client.


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Certes, certains primo-entrepreneurs novices s’inscrivent dans une relation de défiance et sélectionnent des partenaires correspondant à leurs besoins, rémunérés ponctuellement. Toutefois, pour nombre d’entrepreneurs lifestyle, qui partagent une même volonté d’indépendance, la constitution d’une équipe de partenaires prime. Celle-ci est constituée en fonction d’expertises3 dans le but de décrocher des contrats plus importants : le principal motif semble donc d’ordre économique. Cependant, la relation va bien au-delà, puisque ces entrepreneurs cherchent à fidéliser leurs partenaires, à leur transmettre des valeurs et à susciter une certaine culture de groupe au même titre que peut le faire une entreprise avec son personnel. Cette manière de faire se rapproche d’une entreprise qui gère ses ressources humaines internes, alors qu’il s’agit ici de collaborateurs externes et indépendants.

Ainsi, l’entrepreneuriat solitaire parvient à l’occasion à partager un fonctionnement similaire à celui de l’entreprise sans toutefois subir les contraintes fonctionnelles et structurelles permanentes d’une équipe de salariés.


Notes

1 Sammut, S., « L’accompagnement de la jeune entreprise », Revue française de gestion, vol. 29, n° 144, mai-juin 2003, p. 153-164.

2 Gomez-Breysse, M., « L’entrepreneur “lifestyle” », Revue de l’entrepreneuriat, vol. 15, nos 3-4, 2016, p. 231-256.

3 Gundolf, K., et Jaouen, (dir.), Diriger sa petite entreprise – Gérer, communiquer, se développer, Paris, Dunod, coll. « Entrepreneurs », 2011, 168 pages.