Illustrateur : Sébastien Thibault

La productivité n’a pas du tout augmenté au Canada au cours des dernières années. De fait, le pays fait piètre figure sur ce plan depuis 40 ans. Si de multiples raisons peuvent expliquer ce retard, les solutions pour le résorber demeurent complexes.

La productivité canadienne n’a pas toujours traîné de la patte. Dans une récente note de recherche1, des économistes de la RBC nous rappellent que dans les années 1950, elle profitait de l’adaptation des technologies développées pendant la Seconde Guerre mondiale et augmentait de 5% par an. Puis, dans les années 1960, sa croissance annuelle s’est maintenue à environ 3,5%, en raison surtout de l’automatisation du secteur manufacturier et de la libéralisation des échanges avec les États-Unis.

Par la suite, la croissance de la productivité a suivi une courbe semblable chez les deux voisins nord-américains. Des années 1960 jusqu’en 2001, elle a augmenté en moyenne de 2,3% annuellement, indique un rapport2 du Centre for the Study of Living Standards (CSLS) publié en 2023. Dans les années 1970 et au début des années 1980, elle a même crû plus rapidement au nord de la frontière.

C’est à ce moment-là que les choses se corsent. «On observe un déclin de la productivité canadienne à partir du milieu des années 1980», souligne Robert Gagné, professeur titulaire au Département d’économie appliquée de HEC Montréal et directeur du Centre sur la productivité et la prospérité (CPP).

La situation empire au tournant du siècle. À partir de 2001, l’écart se creuse par rapport à la croissance de la productivité américaine, qui pourtant diminue elle aussi. Entre 2001 et 2021, celle-ci glisse à 2% par année chez notre voisin du Sud, mais au Canada, elle est inférieure à 0,9%. Dans un texte3 publié en 2023, les économistes Chris Haun et Timothy Sargent, du CSLS, notent que le Canada n’est pas le seul à connaître ce ralentissement : la productivité chute dans la plupart des pays développés depuis le début de la nouvelle décennie.

Mais la performance canadienne reste tout de même particulièrement faible. Affichant une croissance moyenne de sa productivité de 0,85% entre 2000 et 2022, le Canada ne se classe qu’au 28e rang parmi les 38 membres de l’OCDE. Il se retrouve tout juste devant le Royaume-Uni, l’Espagne et la France, mais derrière les États-Unis (1,28%) et la Suède (1,36%). La plupart des États qui arrivent en tête de lice, comme la Lettonie, l’Irlande, la Lituanie et la Corée du Sud, étaient passablement moins développés que le Canada au début de cette période. Leurs chiffres témoignent surtout d’un rattrapage sur le plan de la productivité.

Dossier - En quête de productivité

Pas mieux au Québec

Le portrait n’est guère plus rose au Québec. La dernière fois que la productivité du travail de l’économie québécoise s’est rapprochée de la moyenne de l’OCDE194, René Lévesque était encore premier ministre et Bob Gainey prenait la relève de Serge Savard comme capitaine des Canadiens de Montréal. Entre 1981 et 2022, elle a augmenté en moyenne de 1,01% par année et se retrouve aujourd’hui inferieure de 31% par rapport à la moyenne du groupe OCDE19, selon des données compilées par le CPP.

Robert Hogue, économiste en chef adjoint à la RBC, remarque toutefois que les chiffres sur la productivité doivent être regardés avec un certain recul. «Les résultats reposent sur plusieurs hypothèses qui peuvent varier d’un pays à l’autre, et il est particulièrement difficile de mesurer avec précision la productivité dans l’industrie des services», indique-t-il. Selon lui, cette incertitude ne doit pas servir à nier la piètre performance du Canada par rapport aux Etats-Unis, mais incite à la prudence quant à l’ampleur de la différence entre les deux pays.

Un marché bien particulier

Cette précision faite, le temps est venu de poser la question : pourquoi le Canada n’arrive-t-il pas à mieux performer? «Il est difficile de cerner l’ensemble des causes de ce retard de la croissance de la productivité canadienne par rapport à celle des États-Unis, car beaucoup de facteurs peuvent jouer», admet l’économiste Brett House, professeur de pratique professionnelle à la Columbia Business School.

Une partie du problème serait structurelle. Le Canada est très étendu géographiquement, mais peu populeux. Les coûts pour vendre ou produire dans tout le pays sont élevés. De plus, les marchés sont très provinciaux.

«L’une des motivations derrière la création de la Confédération était de constituer un marché national intégré, mais dans les faits, les barrières règlementaires imposées au commerce interprovincial demeurent très nombreuses, et ce marché reste quelque peu morcelé», poursuit l’économiste.

Notre marché intérieur souffrirait aussi d’un net manque de concurrence, selon le président du Conseil du patronat du Québec (CPQ), Karl Blackburn. «Les entreprises canadiennes ne ressentent pas le besoin d’investir dans leur productivité et d’innover autant que les firmes américaines ou européennes pour se démarquer et préserver leurs parts de marché», indique-t-il.

Un rapport récent du Bureau de la concurrence du Canada5 s’est intéressé à l’intensité concurrentielle du Canada, qui indique à quel point les entreprises estiment qu’elles doivent travailler pour acquérir un avantage par rapport à leurs concurrents. Leur étude montre que cette intensité a diminué de 2000 à 2022. Les industries sont plus concentrées qu’avant, en particulier dans les secteurs où la concentration était déjà̀ très forte. Les plus grandes firmes sont de moins en moins menacées de perdre leur position dominante et les nouveaux joueurs qui entrent dans le marché se raréfient.

Les entreprises canadiennes ne sont donc pas très incitées à innover. Elles tendent à investir moins que les entreprises américaines dans les équipements, les technologies de pointe, les nouveaux procédés et la recherche et développement. «Or, l’investissement est l’un des vecteurs principaux de l’amélioration de la productivité», précise Brett House, qui a aussi été économiste en chef adjoint à la Banque Scotia et économiste au Fonds monétaire international.

Des politiques publiques mal ciblées

De son côté, Robert Gagné critique la politique industrielle menée par le Canada et le Québec au cours des dernières décennies. «La plupart des politiques publiques n’avaient pas pour but d’accroître la concurrence entre les entreprises, mais plutôt de les protéger», déplore-t-il. Il soutient qu’une panoplie de programmes d’aide aux entreprises et de crédits d’impôt empêchent les firmes moins performantes de disparaître en les maintenant en vie artificiellement.

Or, rappelle l’économiste, cela nuit à «l’effet de réallocation», l’un des facteurs qui alimentent la croissance de la productivité d’un État. Au fil du temps, dans une économie dynamique, des entreprises apparaissent et d’autres meurent. Les nouvelles sont généralement plus productives que celles qu’elles remplacent. «L’effet de réallocation, c’est le passage des ressources, notamment humaines, des entreprises disparues vers les nouvelles, plus productives, explique l’économiste. Au Canada, cet effet demeure plus faible qu’ailleurs à cause de politiques publiques protectionnistes.»

Robert Gagné ajoute que ces politiques, entre autres au Québec, ont été largement axées sur la création d’emplois. On peut le comprendre aisément. Pour un gouvernement, il est beaucoup plus gagnant politiquement d’annoncer un investissement qui créera 200 postes que de mettre de l’avant des politiques de développement de la productivité. D’autant que dans certains cas, par exemple en ce qui a trait à l’automatisation ou à l’introduction de l’intelligence artificielle, les travailleurs, qui sont aussi des électeurs, peuvent craindre que les innovations fragilisent leur sécurité d’emploi.

Cependant, la situation sur le marché du travail a beaucoup évolué. Les politiques de création d’emplois ont contribué à lutter contre le chômage endémique au cours des années 1980-1990. Mais dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, on devrait surtout chercher à augmenter la productivité des entreprises, afin que les heures travaillées génèrent plus de rendement.

Les économistes citent bien d’autres éléments qui contribuent au déficit de productivité : le vieillissement de la population, la fiscalité corporative, les lourdeurs administratives, les infrastructures insuffisantes ou en mauvais état, la faiblesse du dollar canadien, la prédominance des PME ou encore le niveau de littératie des travailleurs.

Un effet sur la richesse collective

Pourquoi ce déficit de productivité devrait-il nous inquiéter? Parce qu’il a des conséquences bien réelles sur l’économie canadienne, le niveau de vie de ses habitants et les moyens dont disposent les différents gouvernements.

«La productivité représente la valeur que génère chaque heure travaillée, résume l’économiste Pierre Fortin. C’est donc ce qui détermine le revenu que l’entreprise peut distribuer en salaires aux employés, en bénéfices et dividendes aux actionnaires, en intérêt aux banques ou encore en taxes et impôts aux gouvernements.»

La productivité a un impact direct sur la croissance économique. Ce n’est donc pas un hasard si celle-ci reste au point mort depuis longtemps au Canada. Elle a aussi un effet sur le niveau de vie des habitants. Une analyse de Pierre Fortin démontrait en juin 20246  qu’après 70 ans de rattrapage, le PIB par habitant du Québec avait désormais dépassé celui de l’Ontario (en tenant compte du coût de la vie plus élevé en Ontario).

«Cependant, l’écart ne cesse de s’agrandir entre le PIB par habitant de ces deux provinces et celui des États-Unis depuis 35 ans», précise-t-il. De 1988 à 2023, le PIB par habitant au Québec est passé de 86 à 71% de celui des Américains. La chute a été particulièrement brutale depuis 2016.

Le rapport du CPP illustre la même tendance sur le plan international. En 2022, le Québec accusait un retard de plus de 16 000 dollars (à parité de pouvoir d’achat) par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE19. En 1981, le Canada arrivait au cinquième rang de ces pays pour ce qui est du niveau de vie. En 2022, il n’était plus que 12e. Le Québec, lui, est passé de la 15e à la 17e position.

«La hausse du revenu des ménages et du niveau de vie des Canadiens découle en grande partie de l’augmentation de la productivité; c’est vraiment fondamental», renchérit Benoît Hogue.

En théorie, on peut alimenter la croissance économique de deux manières : en travaillant plus d’heures ou en améliorant la productivité. Le Canada a beaucoup misé sur la première option, mais elle s’avère moins praticable dans un contexte de vieillissement de la population et de rareté de la main-d’œuvre. Puisqu’il est difficile de faire croître l’économie en augmentant le nombre de travailleurs ou le nombre d’heures travaillées, chacune de ces heures doit devenir plus productive (voir le graphique ci-dessous).

Le Canada affronte aussi des défis majeurs, comme la transition verte, la numérisation, l’utilisation de l’intelligence artificielle et une plus forte volatilité dans les échanges économiques internationaux.

Dans un texte publié dans la revue International Productivity Monitor7 en 2023, trois économistes canadiens notent qu’avant 2014, le déclin de la productivité canadienne se faisait sentir d’une manière similaire dans l’ensemble des secteurs économiques. Mais, depuis 2014, une plus grande part de ce déficit est dû à des ralentissements dans certains secteurs spécifiques. Ce fut le cas, par exemple, de la chute des prix des ressources entre 2014 et 2019, qui a durement touché le Canada. Dans une économie plus volatile, le Canada est vulnérable à ce genre de choc.

Une approche à revoir

Comment relancer la productivité québécoise et canadienne? «Le CPQ a proposé l’an dernier 40 mesures pour augmenter notre niveau de vie et plusieurs d’entre elles touchent la productivité, souligne Karl Blackburn. On y trouve notamment une approche plus offensive en R et D et innovation, un soutien accru au développement et à l’intégration des nouvelles technologies, un renforcement des secteurs stratégiques d’avenir ou encore une réévaluation de la fiscalité des entreprises.»

De son côté, Robert Gagné estime que nous devons développer une obsession pour la concurrence dans tous les secteurs où c’est possible. «Nous devons aussi revoir de A à Z notre approche en matière de politiques publiques de soutien aux entreprises, parce qu’actuellement, nous dépensons des milliards de dollars sans obtenir de résultats», affirme-t-il.

«La productivité est multifactorielle, ce qui exigera de travailler sur plusieurs fronts en même temps», rappelle Brett House, qui cite notamment une fiscalité favorisant davantage les investissements des entreprises et une fluidification du commerce interprovincial.

«Mais nous devons également interpeller les entreprises à ce sujet, croit-il. C’est à elles d’expliquer clairement ce dont elles ont besoin pour investir plus massivement dans l’amélioration de leur productivité. En ce moment, elles disent ce qu’elles n’aiment pas du climat des affaires, mais n’avancent pas beaucoup de propositions valables quant à ce qui pourrait faire augmenter ce type d’investissement.»

 Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion


Notes

1 - «Le défi de la croissance au Canada : pourquoi l’économie est au point mort», RBC, 2024.

2 - «The post-2001 productivity growth divergence between Canada and the United States», Centre for the Study of Living Standards, 2023.

3 - Haun, C., et Sargent, T., «Decomposing Canada’s post-2000 productivity performance and pandemic era productivity slowdown », International Productivity Monitor, vol. 45, automne 2023, p. 5-27.

4 - Un échantillon constitué de 19 pays développés.

5 - «La concurrence au Canada de 2000 à 2022 : une économie à la croisée des chemins», Bureau de la concurrence, 2023.

6 - Fortin, P., «Les Québécois seraient-ils plus riches que les Ontariens?», L’Actualité, 27 juin 2024.

7 - Rosell, C., Dowsett, K., et Paterson, N., «A critical juncture: Assessing Canada’s productivity performance and future», International Productivity Monitor, vol. 45, automne 2023, p. 61-92.