Article publié dans l'édition Automne 2009 de Gestion

Comme Ray en témoigne avec humour, l’envahissement du travail dans la vie personnelle est un phénomène qui devient préoccupant en raison de la généralisation des technologies de l’information et de la communication, ou TIC (ordinateur, BlackBerry, etc.), et des exigences de disponibilité que ces dernières comportent pour de nombreux travailleurs.

Selon Aubert (2003), on attend aujourd’hui des cadres et des professionnels (et plus seulement d’eux) qu’ils puissent être joints à n’importe quel moment «en cas d’urgence». L’idée sous-jacente est que l’entreprise efficace et concurrentielle est capable de réagir «en temps réel». Or, ce fonctionnement rend caduque la séparation entre temps professionnel et temps personnel, puisque la clé de l’efficacité se trouve désormais dans la disponibilité et la flexibilité des travailleurs.

Avec les technologies mobiles, il est possible de travailler n’importe où, n’importe quand : à la maison, la fin de semaine, pendant les vacances. Tant en Amérique du Nord qu’en Europe, nombreuses sont les personnes qui tirent la sonnette d’alarme. Les Américains, comme les Québécois, seraient environ 45 % à se sentir toujours pressés (Pronovost, 2005), un taux en forte progression depuis 25 ans et qui est semblable en Europe (Ipsos, 2001).


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L’envahissement du travail dans la vie personnelle aurait des effets nocifs entre autres sur la santé physique et mentale des individus (fatigue, stress, épuisement professionnel) (Ettighoffer et Blanc, 2003), sur l’environnement de même que sur la dégradation du tissu familial et communautaire1. Rapporter du travail à la maison accroît fortement la fréquence du sentiment d’être débordé ou de manquer de temps, que ce soit au travail ou dans la vie quotidienne (Chenu, 2002). En plus des conséquences individuelles, ce phénomène aurait des répercussions négatives sur le fonctionnement des organisations (émergence de fausses priorités, d’urgences qui n’en sont pas vraiment, surcharge informationnelle), les rendant aliénantes, voire inefficaces (Aubert, 2003).

Cela dit, l’usage des TIC peut avoir des conséquences ambivalentes sur l’emploi du temps. Les TIC peuvent en effet inciter les individus à prolonger indéfiniment leurs activités professionnelles au détriment de leur temps personnel (Ray, 2001). À l’inverse, elles peuvent offrir de nouvelles possibilités d’émancipation aux personnes désireuses de travailler là où elles veulent, quand elles le veulent, répondant ainsi aux attentes de flexibilité des jeunes et des femmes en particulier (Tremblay, 2004).

Comme les frontières entre la vie professionnelle et la vie personnelle se brouillent de plus en plus (Campbell Clark, 2000; Besseyre des Horts et Isaac, 2006), cet article vise justement à répondre à la question : pourquoi les femmes et les hommes cadres laissent-ils leur travail empiéter sur leur vie personnelle?

Dans cet article, nous présentons une synthèse des rai- sons qui peuvent pousser les personnes à laisser le travail envahir leur vie personnelle, en distinguant plus particulière- ment les facteurs propres aux hommes et ceux propres aux femmes. Nous illustrons notre propos à partir d’une enquête menée auprès de cadres en France. Traditionnellement à l’avant-poste de l’évolution technologique et organisationnelle, les cadres sont les premiers touchés par le brouillage des frontières entre les différents temps de la vie et forment donc une population particulièrement intéressante à étudier. Nous concluons l’article par des pistes de réflexion sur les implications de ce phénomène pour les individus et les organisations.

Les formes d’empiétement du travail sur La vie personnelle

Pour clarifier le phénomène de l’empiétement du travail sur la vie personnelle, nous en distinguons trois formes principales, en fonction du poste ou du travail (Genin, 2007).

En premier lieu, il y a le prolongement du travail effectué en dehors des lieux et des horaires habituels de travail, c’est-à-dire le soir après le travail, la fin de semaine et pendant les vacances. Il s’agit d’un travail informel, irrégulier et occasionnel visant à lire, à écrire, à analyser, etc. Ce travail s’effectue généralement à la maison, mais il peut également être fait dans les transports, à l’hôtel, dans une résidence secondaire, etc. Le prolongement du travail à domicile se différencie du télétravail car ce dernier est encadré par le contrat de travail (travail formel reconnu par l’employeur) et s’effectue habituellement pendant les horaires réguliers de travail.

À l’opposé, le prolongement du travail à domicile ne correspond pas au simple déplacement du lieu où le travail est accompli, mais à un prolongement du travail dans la sphère privée. En effet, la plu- part des enquêtes (Metzger et Chéach, 2004; Fermanian, 1999) montrent que la majorité des personnes qui travaillent pendant leur temps personnel le font d’abord pour terminer ce qu’elles n’ont pas le temps de faire au bureau. Ce phénomène n’est pas nouveau en soi, et il ne nécessite pas l’usage de TIC. Ce qui est nouveau, par contre, c’est l’ampleur qu’il prend. En effet, une étude menée par l’Institut Chronopost (2004) conclut que l’usage des TIC accroît de manière importante le brouillage des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle.

En deuxième lieu, on trouve le prolongement des appels professionnels, qui représente la fréquence des appels téléphoniques professionnels le soir, la fin de semaine et pendant les vacances. Les communications professionnelles se différencient du prolongement du travail à domicile par la nature de la tâche effectuée. Elles correspondent davantage à une disponibilité à l’endroit de l’employeur, par exemple le fait de laisser son téléphone cellulaire allumé «au cas où». La logique sous-jacente est différente de la précédente, car il s’agit d’être disponible pour son emploi et non de terminer ce que l’on n’a pas pu faire au bureau.

En dernier lieu, la nature même de l’emploi occupé est susceptible de requérir un certain empiétement sur la vie personnelle, comme des voyages d’affaires ou des repas professionnels. Cette forme d’empiétement constitue le prolongement lié aux exigences de rayonnement et de mobilité du poste.

Différentes enquêtes2 renseignent sur l’ampleur de l’empiétement du travail sur la vie personnelle. Tout d’abord, ce phénomène touche particulièrement les professionnels et les cadres. Ils seraient environ 50 % à travailler au moins une heure par semaine à domicile ou dans les transports. En outre, il semble que cette tendance prend de l’ampleur. Un quart des professionnels et des cadres déclaraient travailler souvent à la mai- son en 2004, contre moins de 10 % en 1995.

En ce qui concerne le sexe des personnes, la plupart des enquêtes convergent sur le fait que les hommes ont tendance à augmenter leur durée du travail en milieu de carrière, alors que les femmes la réduisent avec l’arrivée d’enfants. Les femmes sont en moyenne deux fois moins nombreuses que les hommes à travailler plus de 50 heures par semaine. Cependant, les résultats de ces enquêtes divergent quant au lien entre le sexe et la fréquence de l’empiétement du travail sur la vie personnelle. Certaines enquêtes concluent que les hommes laissent davantage déborder leur temps de travail sur leur temps personnel, alors que d’autres ne trouvent pas de différences entre les hommes et les femmes (Delteil et Genin, 2004). En conséquence, il est intéressant d’explorer plus avant les causes de ce phénomène.

Les facteurs influant sur l’empiétement du travail sur La vie personnelle

Le tableau 1 résume les facteurs pouvant avoir une incidence sur l’empiétement du travail sur la vie personnelle. Il y a d’abord les caractéristiques du poste occupé. L’autonomie dans le poste – qui augmente généralement avec le niveau hiérarchique – est de nature à favoriser le prolongement du travail à domicile, car cela permet d’organiser son temps de travail à sa guise.

De plus, la fréquence de l’empiétement du travail sur la vie personnelle est corrélée avec le niveau hiérarchique (Delteil et Genin, 2004) : plus le nombre de personnes supervisé est grand, plus on est susceptible d’être contacté en tout temps. Enfin, l’empiétement du travail sur la vie personnelle est d’autant plus fréquent que le nombre total d’heures de travail est élevé : les personnes qui travaillent le plus au bureau sont aussi celles qui travaillent le plus à la maison, dans les transports, qui effectuent le plus de déplacements professionnels, etc.

Par ailleurs, le fait que les jeunes en début de carrière semblent relativement protégés d’un envahissement du travail sur la vie personnelle (Delteil et Genin, 2004) peut être dû à un contenu de tâches différent et à des responsabilités hiérarchiques moindres. En outre, le fait que les femmes soient relativement absentes des hautes sphères de la hiérarchie organisationnelle en Europe comme aux États-Unis (Eagly et Carli, 2007) et qu’elles encadrent généralement de plus petites équipes laisse supposer qu’elles sont moins envahies par le travail.

Les caractéristiques de l’environnement de travail d’une personne peuvent aussi avoir un effet sur l’empiétement. La surcharge de travail est très souvent invoquée pour expliquer le prolongement d’activités professionnelles en dehors des lieux et des horaires habituels de travail (Metzger et Cléah, 2004). De plus, les normes sociales et la culture organisationnelle peuvent avoir un effet (Perlow, 1999; Campbell Clark, 2001).

Par exemple, la promotion passe souvent par des processus formels et informels exigeant une grande disponibilité. Les systèmes de gestion et d’évaluation des entreprises alimentent souvent de telles normes ou attentes de disponibilité et de mobilité (expatriation, déplacements professionnels, réponse immédiate aux courriels, etc.) étant donné qu’elles sont considérées comme essentielles pour gravir les échelons dans l’organisation (Laufer, 2005; Eagly et Carli, 2007).

Les hommes auraient tendance à considérer l’investisse- ment représenté par de longues heures de travail et une disponibilité pour celui-ci pendant leur temps personnel comme un signe d’engagement professionnel permettant de monter dans la hiérarchie, et ce, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord (Bailyn, 1993; Karvar et Rouban, 2004). En revanche, les femmes semblent préférer d’autres stratégies. Rutherford (2001) constate, par exemple, que de nombreuses femmes gestionnaires utilisent le travail à la maison pour limiter leur temps de présence au bureau, tout en fournissant les mêmes résultats que leurs homologues masculins.

En outre, les femmes sont moins souvent disposées que les hommes à accepter des déplacements professionnels fréquents ou de longues heures de travail (Laufer, 2005; Eagly et Carli, 2007). Ces recherches nous conduisent à penser que les raisons pour les- quelles les femmes et les hommes font empiéter leur travail sur leur temps personnel sont différentes. Les femmes travailleraient à domicile pour concilier temps professionnel et temps personnel, alors que les hommes verraient la disponibilité et la mobilité par rapport à leur emploi comme un moyen de gravir les échelons de la hiérarchie.

Finalement, les caractéristiques personnelles sont susceptibles d’influer sur l’empiétement du travail sur la vie personnelle. Il s’agit, par exemple, d’une attitude positive face au travail à domicile, aux appels professionnels en dehors des horaires normaux et aux exigences liées au rayonnement et à la mobilité. En effet, les recherches ont montré que le travail à domicile peut parfois être utilisé pour mieux articuler l’emploi et la famille (Tremblay, 2004). La fréquence du travail à la mai- son augmente légèrement avec la présence d’enfants (Delteil et Genin, 2004).


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En outre, l’investissement conjugal et familial des femmes amène celles-ci à gérer différemment leur temps de travail et leur disponibilité pour le travail. Les femmes sont plus souvent dans des couples à double carrière, ce qui peut les pousser à faire des compromis, en matière de mobilité et de disponibilité, par rapport à la carrière de leur conjoint (Laufer, 2005). À l’inverse, les hommes bénéficient largement du soutien de leurs conjointes, qui assurent encore la plus grande partie du travail domestique.

Ainsi, les hommes semblent éprouver moins de tensions entre vie professionnelle et vie personnelle que les femmes (Eagly et Carli, 2007). Ils peuvent en général consacrer plus de temps au travail que les femmes. Les hommes auraient donc tendance davantage à laisser empiéter leur travail sur leur vie personnelle tout simplement parce que leur temps personnel est moins rempli que celui des femmes.

Par ailleurs, les attitudes face au travail à la maison ou aux appels professionnels en dehors des horaires normaux peuvent avoir un impact sur l’empiétement du travail sur la vie personnelle. Rothbard et al. (2005) affirment que les individus peuvent être plus ou moins séparateurs ou intégrateurs. Ces auteurs définissent le désir de séparation comme la volonté de maintenir une frontière imperméable entre le travail et la vie personnelle. À l’opposé, le désir d’intégration correspond à la volonté d’intégrer ou de faire chevaucher les activités et les rôles professionnels et personnels. Par conséquent, le désir de séparation ou le désir d’intégration pourrait prédisposer les personnes à l’égard de certaines formes d’empiétement du travail sur la vie personnelle. L’empiétement serait donc lié également à des préférences personnelles.

L’empiétement du travail sur la vie personnelle : les différences entre les femmes et les hommes cadres

Le schéma 1 présente la fréquence des trois types d’empiétement du travail sur la vie personnelle selon les cadres masculins et féminins auprès desquels nous avons mené notre étude (voir l’encadré 1). Le premier constat à tirer de ces résultats est que la fréquence du prolongement du travail à domicile est équivalente chez les femmes et les hommes de notre échantillon. Ils travaillent en moyenne deux heures par semaine à domicile ou en dehors du lieu habituel de travail. Toutefois, les causes du travail à domicile sont sensiblement différentes en fonction du sexe.

D’autre part, le prolongement des appels professionnels en dehors des horaires habituels de travail est plus répandu chez les hommes que chez les femmes de l’échantillon. Par exemple, les hommes vont appeler au bureau entre trois et cinq fois pendant leurs congés, contre une ou deux fois pour les femmes. Ils sont appelés pour des raisons professionnel- les le soir ou la fin de semaine environ une fois par mois, contre une fois tous les trois mois pour les femmes.

Finalement, la fréquence du prolongement du travail en rai- son des exigences de rayonnement et de mobilité est supérieure chez les hommes de l’échantillon. Autrement dit, ils effectuent davantage de voyages d’affaires et participent à un plus grand nombre d’activités professionnelles (par exemple, lunchs et soirées d’affaires) en dehors de leurs heures de travail habituelles que les femmes.

Le prolongement du travail à domicile

Comme l’illustre le schéma 2, la première raison qui conduit les cadres à prolonger le travail à domicile est une attitude positive face à celui-ci. Autrement dit, ils préfèrent réaliser certaines tâches à la maison. Cette variable a sensiblement plus de poids pour les hommes que pour les femmes.

La deuxième cause du prolongement du travail à domicile est la charge de travail. Dans ce cas, les cadres ne se prévalent pas de la possibilité de choisir leur lieu de travail; ils se voient plutôt contraints de prolonger leur activité professionnelle durant leur temps personnel pour faire face à une charge de travail importante. Ce phénomène s’observe chez les hommes et les femmes dans une même proportion. En somme, le prolongement du travail à domicile se présente comme une combinaison de liberté (une préférence pour celui-ci) et de contraintes (une nécessité au vu de la charge de travail).

Par ailleurs, il semble que le conflit entre l’emploi et la famille contribue plus à expliquer le prolongement du travail à domicile pour les femmes que pour les hommes. Les femmes qui vivent plus ce conflit sont aussi celles qui prolongent le plus leur travail à domicile. Ce résultat est de nature à corroborer la thèse selon laquelle les femmes prolongent leur travail à domicile parce qu’elles ressentent davantage le conflit travail- famille, plutôt que la thèse qui voudrait que le travail à domicile facilite la conciliation travail-famille.

Enfin, la rémunération explique le prolongement du travail à domicile pour les femmes seulement : les femmes les mieux rémunérées sont celles qui prolongent plus leur travail à domicile.

En résumé, les hommes prolongent leur travail à domicile essentiellement en raison d’une attitude positive face à celui-ci, mais aussi en raison de leur charge de travail et, dans une moindre mesure, du conflit emploi-famille. Le prolongement du travail à domicile parmi les femmes est lié à ces mêmes facteurs, auxquels s’ajoutent le niveau de rémunération et le niveau hiérarchique. Il est donc plus élevé chez les femmes cadres supérieures et dirigeantes que chez les femmes cadres intermédiaires. En revanche, ces différences quant au prolongement du travail à domicile semblent moins marquées entre les hommes cadres supérieurs et dirigeants et les hommes cadres intermédiaires.

Le prolongement des appels professionnels

Le schéma 3 indique que la durée du travail est le premier facteur qui influe sur le prolongement des appels professionnels tant pour les hommes que pour les femmes. En d’autres termes, ceux qui travaillent le plus d’heures par semaine ne décrochent pas non plus pendant leur temps personnel. La rémunération est le deuxième facteur explicatif du prolongement des appels professionnels.

Deux autres facteurs sont significatifs pour les hommes sans l’être pour les femmes : la pression du groupe de travail et l’autonomie. Il est possible que les femmes cadres résistent davantage que leurs homologues masculins aux pressions exercées par le groupe de travail pour répondre aux appels professionnels en tout temps, ou qu’elles se dirigent plus volontiers vers des environnements de travail où ces pressions sont moins fortes.

Le prolongement du travail lié aux activités de rayonnement et de mobilité

Comme le montre le schéma 4, la durée du travail par semaine et la rémunération expliquent largement le prolongement du travail pour des activités de rayonnement ou de mobilité, et ce, indépendamment du sexe des personnes. Les cadres qui prolongent davantage leur travail à cause d’activités de rayonnement et de mobilité sont aussi les mieux rémunérés et les plus hauts dans l’échelle de l’organisation.

De manière relativement surprenante, une attitude positive face au travail à domicile explique une bonne part de la fréquence du prolongement du travail lié au rayonnement et à la mobilité chez les femmes, alors que ce facteur n’est pas significatif chez les hommes. Pour les hommes, l’autonomie s’avère un facteur significatif sans l’être pour les femmes : plus ils sont autonomes, plus ils prolongent leur travail au moyen d’activités de rayonnement et des voyages.

Finalement, le temps consacré au rayonnement et aux voyages professionnels est lié fortement au niveau hiérarchique, et ce, pour les hommes comme pour les femmes. Cependant, les femmes étant très peu présentes dans la haute direction, elles enregistrent en moyenne des fréquences plus faibles pour ce type de débordement du travail sur le temps personnel que les hommes.

En résumé, pour les femmes, le niveau hiérarchique semble jouer un rôle important. Autrement dit, les femmes les mieux placées dans la hiérarchie laissent leur travail empiéter de façon relativement importante sur leur vie personnelle. En revanche, la position des femmes cadres intermédiaires apparaît plus éloignée de ce modèle. Chez les hommes, les différences entre les cadres supérieurs et les cadres intermédiaires semblent moins marquées.

Les implications pour les personnes et les organisations

Tout porte à croire que l’empiétement du travail sur le temps personnel est un phénomène appelé à prendre de l’expansion, en particulier en raison de la généralisation des TIC (Besseyre des Horts et Isaac, 2006). Les résultats de notre enquête montrent que le sexe des personnes a une certaine incidence sur ce phénomène de même que sur ses causes. Si la fréquence du prolongement du travail à domicile est équivalente chez les hommes et chez les femmes, ce n’est pas le cas du prolongement des appels professionnels en dehors des horaires habituels de travail ni du prolongement du travail en raison d’activités de rayonnement et de mobilité.

D’après nos résultats, les femmes paraissent s’écarter davantage que les hommes du modèle de la disponibilité totale pour le travail. En outre, les hommes adoptent des comportements plus proches de ceux des dirigeants au regard de l’empiétement du travail sur le temps personnel, ce qui n’est pas le cas des femmes. Pour les femmes ayant accédé au sommet de la hiérarchie, l’empiétement du travail sur la vie personnelle semble agir comme un signe distinctif clair, témoignant de leur appartenance au groupe des cadres de la haute direction. En revanche, la ligne de démarcation est beaucoup plus mince entre les hommes cadres intermédiaires et dirigeants.

Nos résultats indiquent que ce sont les personnes qui ont atteint des postes élevés dans la hiérarchie qui laissent le plus le travail envahir leur temps personnel, tandis que les femmes se distinguent par une adhésion moindre à ces comportements. Or, de tels comportements sont encore souvent perçus comme des indicateurs implicites de l’engagement dans le travail, comme le révèlent les parcours des femmes dirigeantes, qui sont faits d’engagement et de disponibilité. Elles adoptent des comportements généralement associés à des modèles masculins, caractérisés par une grande disponibilité pour le travail (Belghiti-Mahut, 2004).

La persistance de modèles de carrière fondés sur une très grande disponibilité pour le travail tendrait donc à exclure certaines femmes, qui ont moins de temps à consacrer (Eagly et Carli, 2007). Pour ces dernières, le débordement du travail sur le temps personnel, comme condition d’accès à des postes de pouvoir, a à voir avec la formation du plafond de verre.

Cette problématique renvoie donc en filigrane à celle de l’évaluation et des critères de promotion. Les gestionnaires devront se poser la question suivante : dans quelle mesure les critères d’évaluation utilisés pour la promotion légitiment-ils des exigences en matière de disponibilité? Au regard des excès per- mis par les TIC (Ray, 2001), cette exigence de disponibilité conduit-elle à un empiétement excessif (voire nocif) du travail sur la vie personnelle? Enfin, les gestionnaires devront se demander si cette exigence de disponibilité n’exclut pas, de fait, certaines femmes des mécanismes de promotion.

Les gestionnaires doivent être conscients que les hommes et les femmes cadres abordent leur carrière avec un rapport au temps sensiblement différent, pouvant entraîner l’exclusion ou l’autoexclusion des femmes de certains mécanismes de promotion. Par exemple, faire le choix de l’équilibre emploi-famille peut conduire les femmes à se diriger vers des modèles de carrière moins valorisés (Laufer et Fouquet, 2001) dans lesquels les exigences de disponibilité pour le travail sont moins lourdes.

Les postes d’expertise, où les femmes sont plus nombreuses, semblent faciliter l’adoption d’horaires raisonnables, mais l’encadrement de subordonnés demeure un préalable qui permet de sélectionner les futurs dirigeants (Laufer et Pochic, 2004). Ainsi, les femmes peuvent être exclues ou s’autoexclure des mécanismes de promotion, qui dépendent encore souvent de la disponibilité pour son emploi (Laufer, 2005). Ces dernières peuvent voir fondre leurs perspectives de carrière au profit de collègues masculins plus disponibles.

Si la féminisation des cadres et des professionnels est incontestable, celle-ci n’a pas gommé les inégalités entre les femmes et les hommes en matière d’accès aux sphères dirigeantes. L’une des hypothèses souvent avancées pour expliquer ces faibles progrès a trait à l’inégalité des femmes et des hommes face à la ressource «temps». En effet, les femmes étant toujours soumises davantage que les hommes à des obligations domestiques et familiales, leurs ambitions et leurs perspectives de carrière s’en trouvent amoindries. Nos résultats semblent confirmer que les femmes témoignent d’une moins grande disponibilité implicite pour le travail (appels professionnels en dehors des horaires habituels, exigences de rayonnement et de mobilité) que les hommes.


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Par ailleurs, l’augmentation du nombre de familles monoparentales et de familles à double carrière, en particulier chez les jeunes, pourrait conduire de plus en plus d’hommes à expérimenter les mêmes difficultés que les femmes en matière de conciliation emploi-famille (Tremblay, 2004). Une réflexion sur les avantages et les inconvénients du travail à domicile pourrait contribuer à une meilleure compréhension de ces mécanismes.

L’empiétement du travail sur le temps personnel, lorsqu’il n’est pas souhaité, produit incontestablement des effets négatifs; mais le travail à domicile et une certaine flexibilité dans l’organisation constituent des moyens d’améliorer la qualité de vie et la satisfaction au travail. Or, ces enjeux apparaissent de plus en plus importants pour les organisations désireuses d’attirer et de retenir les talents.

Les résultats de cette recherche constituent une invitation pour les praticiens à prendre en considération les phénomènes d’empiétement du travail sur la vie personnelle, quant à leurs aspects négatifs et positifs, pour l’individu comme pour les organisations. Ils pourront, par exemple, proposer des programmes de gestion du temps individualisés. Cependant, il semble illusoire de croire que l’individualisation du temps de travail est la réponse à toutes les questions relatives à l’équité en emploi.

En effet, la recherche montre que de tels programmes sont inefficaces s’ils ne sont pas soutenus activement par la hiérarchie et bien établis dans la culture organisationnelle (Campbell Clark, 2001). Finalement, la problématique de l’égalité professionnelle devrait aussi être pensée en fonction de l’«égalité des temps» (Poilpot-Rocaboy et Kergoat, 2006) en s’interrogeant sur les racines de la culture de disponibilité.

Dans un contexte d’individualisation croissante du temps de travail et de la relation d’emploi, gageons que la prise en compte de ces dynamiques par les organisations pourra conduire à la mise en place d’aménagements gagnant-gagnant pour améliorer la qualité de vie au travail et l’accès d’un plus grand nombre de femmes à des postes de direction.


Notes

1 Voir Crouter et al. (2001), Hochschild (1997), Perlow (1999), Schor (1993).

2 Voir Chenu (2002), Dares (1998), INSEE (2005).

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