Article publié en avril 2016

Monstres et cie : ce que vous avez toujours voulu savoir sur la génération Y sans jamais oser le demander. C’est le titre de la conférence qu’a donnée Emmanuelle Duez dans le cadre d’une rencontre de l’APM Montréal1 qui s’est tenue le 18 mars 2016. Si la génération Y a de fait souvent mauvaise presse, la jeune femme de 30 ans a voulu remettre les pendules à l’heure et montrer qu’elle est pourtant une source de possibilités, notamment pour les entreprises traditionnelles qui se doivent d’innover en cette ère de mutations importantes. 

Cette prémisse constitue d’ailleurs l’une des principales raisons d’être de Boson Project, le cabinet de conseil qu’elle a lancé. Elle l’a aussi amenée à cofonder WoMen’Up, une association « par et pour la génération Y » qui s’attache à encourager la parité homme femme dans les organisations. Rencontre avec une « Y » résolument engagée.

Avant tout, pouvez-vous nous dire qui est la génération Y ?

D’un point de vue sociologique, elle est composée des jeunes qui sont nés après 1980 et jusqu’en 1995. Elle a deux caractéristiques fortes : c’est la première génération qui, d’une part, est mondialisée et, d’autre part, a grandi dans l’univers numérique. C’est d’ailleurs pour cela que l’on appelle les jeunes qui en sont issus des digital natives (natifs numériques).

Il s’agit ainsi d’une génération qui est surtout symptomatique d’un contexte de transformation des sociétés. En effet, le philosophe Michel Serres parle du numérique comme de la troisième révolution anthropologique majeure de l’histoire de l’humanité qui, après l’écriture et l’imprimerie, est en train de bouleverser les codes, les usages, les statuts et les hiérarchies. Le sociologue Michel Maffesoli, lorsqu’il évoque la société postmoderne, explique quant à lui que l’on est à l’aube d’une nouvelle ère et qu’il va falloir réinventer les modèles sociaux. De son côté, le penseur Marc Halevy considère que l’on est en train de vivre une série de ruptures (écologique, technologique, organisationnelle, économique et philosophique) qui marquent un tournant dans notre histoire et qui font que la génération Y se trouve dans un contexte de réinvention assez importante.

Donc c’est peut-être cela, à mon avis, la définition la plus juste de cette génération ­­: ce n’est ni une histoire de jeunesse, ni une histoire de génération, elle est le symptôme d’une transformation très profonde du monde. Avec l’entrée des jeunes de la génération Y sur le marché du travail au cours des quinze dernières années, on a constaté que leur vision de l’entreprise est très différente de celle des générations précédentes. Certains employeurs redoutent même ces jeunes qui n’adhèrent pas facilement au fonctionnement de l’entreprise conventionnelle.

Pourquoi cela ?

Je crois que l’on a une mauvaise perception de ces jeunes, car on ne les comprend pas bien. On dit que ce sont des gâtés pourris qui ne savent pas apprécier l’univers de l’entreprise, et qu’ils sont individualistes et déloyaux. Or, si c’est une génération que l’on a du mal à intégrer dans les codes de l’entreprise traditionnelle, c’est parce qu’elle est en quête de sens, de quelque chose que, manifestement, elle n’y trouve pas. Moi-même, quand j’ai commencé à travailler, j’ai été frappée par l’inadéquation entre ce que l’entreprise me proposait et ce dont je rêvais.

Les jeunes de la Gen Y voient aujourd’hui l’entreprise non plus comme le moyen de parvenir à quelque chose, mais comme une fin en soi, c’est-à-dire qu’elle doit leur permettre de s’épanouir en tant qu’individus. Le problème, comme je le disais plus tôt, c’est que l’on analyse leur génération sous un angle générationnel alors qu’en fait, elle n’est que le fruit d’une transformation sociétale. Ce n’est donc pas la génération Y qui rejette l’entreprise classique. C’est plutôt la société d’aujourd’hui qui fait en sorte qu’une entreprise trop hiérarchisée, statique et lourde n’est plus adaptée; que des organisations qui ne donnent pas de sens au travail sont des organisations pour lesquelles on ne s’engage plus.


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Dans votre conférence, vous abordiez la génération Y sous l’angle d’un « levier de transformation de l’entreprise ». Est-ce dire que pour se renouveler, une entreprise a vraiment intérêt à tirer profit des divergences de vues de cette jeune génération quant aux modes de fonctionnement d’une organisation ?

Je crois que la génération Y, qui a le pouvoir numérique entre ses mains, a beaucoup à offrir parce qu’elle est potentiellement porteuse de nouveaux modèles d’entreprises. D’ailleurs, si l’on se penche sur les organisations fondées par ces jeunes, on s’aperçoit que leurs modèles de management et de leadership sont différents de ceux que l’on connaît avec, par exemple, des fonctionnements basés sur la task force (force opérationnelle), donc plus collaboratifs.

Ainsi, dans une entreprise classique qui doit se réinventer, la génération Y peut apporter des pistes de réflexion intéressantes pour transformer les façons de faire et les façons d’être. Mais pour cela, il faudrait que l’on fasse le pari du capital humain et, plus précisément, le pari de cette jeunesse.

Comment ?

En faisant preuve de bienveillance et, plus concrètement, en inversant la pyramide organisationnelle, par exemple. Il faudrait effectivement prendre le temps de consulter les plus jeunes, les derniers arrivés dans l’organisation pour leur demander d’identifier les sujets de transformation, et ensuite remonter l’intégralité de la pyramide jusqu’au PDG pour essayer d’amener tous les collaborateurs vers cette nouvelle vision de l’entreprise. On va se rendre compte, en renversant ainsi la structure, que derrière les attentes des jeunes générations, il y a les désirs et les rêves de toutes les générations.

Consulter de jeunes employés qui sont nouvellement débarqués dans l’entreprise ne pourrait-il pas sembler un acte contre nature aux yeux des dirigeants qui, quant à eux, y cumulent parfois 20 ou 30 années d’expérience ?

Ces dirigeants doivent plutôt voir cela comme une chance, une richesse. Les solutions aux défis de la transformation des entreprises sont justement dans le croisement des regards, c’est-à-dire dans le croisement de l’expérience, qui est le fruit du temps, et de la fraîcheur, avec cette vision nue d’un monde numérique, c’est-à-dire d’un monde transparent, ouvert, interconnecté, rapide, fluide, transversal. Je pense que c’est de la confrontation idéologique entre les deux groupes que peuvent naître des solutions pérennes.

N’est-ce pas ce « croisement des regards » que vous voulez d’ailleurs encourager avec votre entreprise Boson Project ainsi que votre association WoMen’Up ?

Exactement. Chez Boson Project, qui est une start-up militante aux convictions fortes et visant une portée sociale, voire sociétale, le but est précisément d’amener les entreprises à considérer le phénomène Y différemment, d’ouvrir leurs chakras et de leur faire réaliser ceci : soit vous décidez de voir cette jeunesse comme une chance, soit c’est la fin pour vous. Déjà, nous avons fait de la pédagogie et proposé des solutions au sein de plusieurs types de boîtes : petites et grandes, françaises et internationales et issues de différents domaines (bancaire, du luxe, du service, de l’industrie, de l’énergie, etc.). Par la suite, on a constaté, chez ces clients, une véritable prise de conscience ainsi que des changements positifs.

Et avec WoMen’Up, nous entrevoyons la place des femmes et des jeunes Y en entreprise comme un même combat. L’idée derrière cette association est de mobiliser les jeunes collaborateurs dans les entreprises afin qu’ils expliquent à leurs dirigeants à quel point tout le monde a intérêt à ce qu’il y ait une plus grande diversité homme femme. Car cette parité permet une transformation dans les manières de travailler, c’est-à-dire, par exemple, une plus grande flexibilité, une égalité dans les perspectives professionnelles et une évaluation de la performance au plus juste. Finalement, je pense que si l’on parvient à bien expliquer les choses, il n’y aura pas d’angoisse face à la génération Y, mais plutôt un souffle de possibilités, une transformation des organisations.

En terminant, à quoi doit-on s’attendre de la génération Z, qui intègrera bientôt elle aussi le marché du travail? Comment se différenciera-t-elle de la génération Y ?

En tant qu’entreprise, on ne peut pas se dire : « le phénomène Y sévit actuellement, attendons que la tempête passe et que les Z arrivent ».  Parce qu’en fait, la génération Z, qui est née après 1995 avec l’Internet, s’inscrit dans la suite de la génération Y; elle en est même une amplification !  Elle pousse plus loin ses attentes et ses aspirations. Si la génération Y se pose des questions (c’est le « why ? » du « Y »), la génération Z, elle, voudra obtenir des réponses (et si elle ne les obtient pas, agira). Selon les projections sociologiques, les Z formeront une génération de l’éthique. Et je crois que l’éthique est en fait une forme de réponse à la quête de sens et d’un cadre de valeurs des Y. Tout cela est finalement rempli d’espoir : c’est un retour aux fondements des sociétés.


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1. Pour rejoindre la branche montréalaise de l’Association Progrès du Management (APM), contactez [email protected]