Lors de grandes turbulences, ce sont les gestionnaires et des leaders d’équipes qui demeurent au front, permettant aux équipes de garder le cap et de rester à bord du navire. Or, il est temps pour eux de reprendre leur souffle en adoptant le leadership partagé.

Capitaines de navire omniprésents, superhéros infatigables, ces professionnels ont navigué contre vents et marées pour mener à bon port leurs équipes; ils se sont «désâmés» pour trouver des solutions… pour les autres. En s’excluant, paradoxalement, de l’équation qu’ils tentent de résoudre inlassablement : celle qui combine l’engagement et la mobilisation de troupes de plus en plus essoufflées.

Le discours convenu qui résonnait ces derniers mois dans les rencontres de gestion comme dans les grandes «messes» organisationnelles tenait plus de la légende que d’autre chose, autour de mots d’ordre ou d’expressions incantatoires telles que «le bonheur des employés avant tout»; «le statu quo n’est pas une option»; «nous en avons vu d’autres»; «l’impossible n’existe pas»; «nous sommes résilients»; «seul, on va plus vite, et ensemble, on va plus loin»…

Néanmoins, dans les coulisses de ces mises en scène, à l’occasion de parcours de formation, de conférences ou de séances de coaching, il était possible d’entendre les gestionnaires manifester leur inquiétude, leur peine ou leur colère, sinon leur espoir pour leurs équipes ou leur entreprise en difficulté (ou, inversement, trop florissante). Les cris et chuchotements suivants ont pu être entendus : «Nous en avons assez d’être des gestionnaires "Oreo", pris entre le marteau et l’enclume des exigences de l’organisation et des attentes des employés»; «nous n’en faisons jamais assez… parfois, nous avons l’impression d’être dans une garderie»; «et nous, qui se soucie de nous?»; et parfois même «y a-t-il vraiment encore ce désir de rester gestionnaire? Il est où, le sens?»

Certes, le haut niveau de fatigue et d’essoufflement affecte également les leaders et teinte négativement leurs propos. Résultat : le verre semble à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Sinon, s’il est plein, c’est de travail, de dossiers et de préoccupations incessantes, qui masquent les réalisations et les succès tout aussi notables à mettre à leur actif.

Le télétravail et le présentiel s’affrontent-ils?

Les gestionnaires sont de plus en plus nombreux à avouer leur sentiment d’impuissance face à ce qui leur semble une impasse : satisfaire non seulement les exigences de leurs employés – en grande partie hostiles au retour en présence au travail –, mais également celles de leurs clients et fournisseurs. Prise entre le marteau (l’expérience employé) et l’enclume (l’expérience client), l’expérience gestionnaire a, semble-t-il, été tout simplement occultée.

Lors du retour au travail en mode hybride des employés à la suite des différents confinements liés à la COVID-19, les gestionnaires dénonçaient deux réalités absolues, en apparence irréconciliables : celle du télétravail (voulu par les employés), obéissant à une quête de satisfaction et motivation individuelles, et celle du travail en présence (prôné par l’organisation), régi par la volonté d’une mobilisation collective.

L’univers du télétravail, dominé par une logique privée et individuelle, est caractérisé par une quête de productivité; par la prise en compte des besoins personnels et de la conciliation travail-famille; par la satisfaction des éléments extrinsèques au travail; par des relations sociales choisies (et non subies) dans la sphère personnelle; et par un contrôle de notre environnement. De la façon dont il est conçu, cet univers paraît donc incompatible avec celui du travail en présentiel, dominé quant à lui par une logique collective et organisationnelle, et défini par la prise en compte du besoin d’affiliation et de complicité; par la suprématie du «nous» sur le «je»; par la spontanéité, le social et les échanges informels; par la créativité et l’intelligence collective; par la quête d’un sens organisationnel; et par l’entretien d’un réseau de relations professionnelles.

Or ces deux univers s’opposent-ils vraiment? Ou, bien au contraire, se complètent-ils à la perfection? Et si la mobilisation des employés passait par l’acceptation de milieux de travail qui comprennent, pour un même employé, sa maison, des espaces intermédiaires (de travail partagé, par exemple) et l’espace du bureau en organisation?

Nous le voyons bien à travers cet exemple : il s’agit, pour les gestionnaires, de décadrer leur regard, de chausser de nouvelles lunettes pour voir les possibilités incroyables qu’offre l’éclatement des formes traditionnelles de travail. À l’heure où de nombreuses organisations tentent de mettre en place des politiques en équité, diversité et inclusion (EDI) et d’offrir des milieux de travail respectueux et humains, les nouvelles formes de travail permettent de répondre aux besoins individuels très diversifiés qui se manifestent au sein des équipes et de sortir ainsi d’une logique de conformité, de standardisation et d’égalité. La vraie collaboration commence donc par la prise en compte des besoins et différences de chaque personne pour miser sur la complémentarité, au service d’une vision et d’un sens collectifs; le tout en fixant des règles bien établies pour un savoir-vivre ensemble, en présence comme à distance.

Ce décadrage demandera, de la part des gestionnaires, de pratiquer la technique de l’avocat de l’ange, qui est bien connue en créativité et qui se trouve au cœur de la vraie résilience. Elle consiste à chérir ce qui nous rebute le plus, pour nous demander : en quoi le pire pourrait-il contenir de bonnes choses? Qu’avons-nous à apprendre de tout cela? Sur quoi pouvons-nous et voulons-nous agir ou ne pas agir? Quelles sont les pépites dissimulées derrière tous ces tourments? Qu’est-ce qui est le plus préoccupant dans tout cela?

Comment aider les gestionnaires?

Se pourrait-il que l’éclatement constaté des formes organisationnelles du travail soit d’autant plus mal vécu qu’il annonce une remise en question du rôle du gestionnaire, lequel est traditionnellement perçu comme une personne forte et en contrôle, sa performance étant définie – très caricaturalement – par ses connaissances ainsi que par sa capacité à avoir réponse à tout, à décider de tout et à agir sur tout?

Et si l’essoufflement ressenti par plusieurs gestionnaires était aussi le symptôme d’un vieux paradigme demandant à être dépoussiéré, c’est-à-dire celui du gestionnaire tout-puissant et infaillible? Il n’est tout simplement plus possible, dans la complexité très grande d’environnements dits VICA (volatils, incertains, complexe et ambigus), de tout contrôler et régler seul; bref, de maintenir un leadership traditionnel autour de l’archétype du gestionnaire au centre de ses équipes, omniprésent et omnipotent.

En réaction aux défis qu’ils rencontrent et aux impasses qu’ils perçoivent, les gestionnaires gagnent à réviser l’arsenal traditionnel de la méthode PODC – planifier, organiser, diriger et contrôler – pour adopter un leadership créatif, qui fait naître les questions suivantes : quelles sont nos préoccupations les plus importantes? Pourquoi? À quoi verrions-nous que la situation est satisfaisante? Quel est notre scénario idéal, et, à l’inverse, notre pire scénario? Qui d’autre est impliqué dans la situation? Qu’est-ce qui nous stimule le plus?

Une telle approche suppose l’avènement de nouveaux modèles de gestionnaires, rouages essentiels d’une chaîne de collaboration entre pairs qui pratiquent le leadership partagé, et dont la performance distinctive reposerait sur la capacité à insuffler une intelligence collective; à cultiver et développer les talents individuels et collectifs au sein des équipes; de même qu’à accueillir (et chérir) l’ambiguïté et la complexité comme des terreaux essentiels à la vitalité de l’organisation. Pour ce faire, il faut puiser dans les fondements du leadership partagé, en ajoutant à nos pratiques la conscience de soi, l’humilité et la vulnérabilité.

La première responsabilité du gestionnaire n’est-elle pas d’accepter, avec humilité, qu’il ne sait pas tout, mais qu’il tend à consulter ceux qui savent mieux que lui, à mobiliser ces personnes et à les rallier à sa cause?

Les leaders les plus heureux et les plus performants sont ceux qui ont accepté leurs limites, leurs failles et leurs vulnérabilités, les voyant comme des leviers pour bâtir des équipes riches. Ils ont misé sur un leadership partagé, en confiant à des chefs d’équipe (ou à des groupes d’employés) le soin de prioriser et mettre en place les améliorations et innovations qui répondent le mieux à leurs préoccupations de même qu’aux objectifs organisationnels, qu’ils ont contribué à définir. C’est ainsi que, dans plusieurs entreprises, des comités variés ont vu le jour; ils ont été mis en place par les chefs d’équipe et/ou des employés et sont animés par eux.

Néanmoins, certains gestionnaires soulèvent les limites rencontrées dans la mise en place de telles initiatives, qui n’ont fait que déplacer sur les épaules de certains employés ou chefs d’équipe la charge et la pression de performance portées précédemment par eux ou par des confrères. Pareilles propositions ne peuvent donc porter leurs fruits que si elles sont accompagnées d’un changement de posture de la part des personnes en position de leadership et si des mécanismes de soutien à la collaboration transversale sont mis en place.

Le leadership partagé pourra pleinement revitaliser les organisations s’il repose sur une lecture et un partage justes non seulement des forces, mais également des vulnérabilités et des besoins de soutien des gens, ainsi que sur la mise en place de véritables communautés de pratique et d’échange de leadership entre gestionnaires.

C’est ce regard lucide et courageux sur leurs forces et leurs limites – développé par la pratique d’un leadership conscient et authentique – qui peut permettre aux gestionnaires et à leurs employés de transformer véritablement le chaos apparent en un nouveau terrain de jeu à apprivoiser.

Prenons alors le temps de réfléchir à la manière de mettre en place – structurellement et à l’année – des mécanismes de répit, entre gestionnaires, de même que pour toutes les personnes dont la charge mentale est très forte sur une longue durée, question de les soulager. Les mécanismes de jumelage, de mentorat et d’organisation collective du travail instaurés depuis plusieurs mois dans les équipes gagneraient à être pratiqués également au sein des équipes de gestion. Les moyens et le soutien offerts aux personnes jouant le rôle de proches aidantes s’avèrent également une bonne source d’inspiration.

En fin de compte, il suffit de compléter la traditionnelle phrase «je suis capable» ainsi : «je suis capable de demander de l’aide et du répit». Et de s’assurer, comme organisation, de bien structurer cette aide.