Article publié dans l'édition Été 2020 de Gestion, Photo : Martin Girard, Shootstudio

On se souviendra longtemps de l’année 2020 et des effets de la COVID-19 : des milliards de personnes confinées à domicile aux quatre coins du globe pendant des mois, la pire récession économique mondiale depuis la Grande Dépression et une cascade d’autres problèmes de nature politique, sociale et technique parfois insolubles.

Pour bien des gens, ce confinement massif correspond à l’idée de la crise absolue. « Or, une crise, c’est imprévisible par définition. Ça arrive toujours tout croche. Ce qui était bon devient mauvais, tous les repères disparaissent », dit Thierry Pauchant, professeur titulaire de management à HEC Montréal et spécialiste de la gestion éthique des crises. Précurseur de l’étude de cette question au Québec, il a introduit le premier séminaire dans ce domaine à HEC en 1992. Il a d’abord enseigné à ses étudiants à reconnaître les crises – ce n’est pas toujours évident – et à mieux comprendre leur évolution. « Une crise “normale” suit trois étapes distinctes, dit-il. Les gestionnaires doivent gérer d’abord le crash, puis l’après-crise et, enfin, l’apprentissage profond. »


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Le premier problème des gestionnaires de crises consiste à saisir s’il y a crise ou non. « Une urgence, ce n’est pas une crise », dit Christophe Roux-Dufort, professeur titulaire au Département de management de l’Université Laval, qui a lui-même suivi le séminaire de Thierry Pauchant quand il était étudiant. « Lors d’une urgence, les moyens pour réagir vite existent déjà. On peut échouer à gérer l’urgence, mais on sait comment la gérer. Dans une crise, on n’a pas d’outils. On est en zone inconnue, et c’est déstabilisant pour les gestionnaires. »

Et il y a le type de crise. « Une crise conflictuelle ne se règle pas comme une crise consensuelle », dit Carole Lalonde, professeure titulaire au même département et directrice des programmes de maîtrise avec mémoire et de doctorat, qui a étudié à fond la gestion des CLSC pendant la crise du verglas de 1998. Une crise conflictuelle est toujours très compliquée, car personne ne s’entend ni sur la nature du problème ni sur la solution à adopter. La crise autochtone de l’hiver 2020, déclenchée par des bar- rages ferroviaires, en constitue un cas typique. Une crise consensuelle est plus simple parce que tout le monde se débat avec un problème objectif, par exemple une tempête de verglas, des inondations ou une épidémie.

« Ce qui complique les crises consensuelles, cependant, c’est que nous avons tendance à oublier les populations marginalisées, notamment les pauvres, les minorités et les personnes âgées », souligne Carole Lalonde. C’est ce qui s’est passé en France en août 2003, quand une canicule a fait 19 000 morts, surtout des aînés, et c’est ce qui se répète dans les CHSLD avec la COVID-19. « Au fond, les crises sont des révélateurs de ce qui se passe en temps ordinaire. »

« Une crise qui éclate aujourd’hui correspond toujours au rejet des questions auxquelles on n’a pas voulu répondre hier », ajoute Christophe Roux-Dufort. « Et les crises de demain seront le rejet des questionnements d’aujourd’hui. »

Ces distinctions sur la nature des crises ne sont pas purement théoriques : elles permettent d’établir le type de questions que les gestionnaires doivent ou peuvent se poser. Ayant étudié une quarantaine de crises et agi comme consultant pendant ou après une dizaine d’entre elles, Thierry Pauchant est convaincu qu’on met la charrue devant les bœufs lorsqu’on cherche à savoir ce qu’on apprendra de la crise sanitaire actuelle avant d’avoir réussi à la juguler. « Quand il faut éteindre un feu, on s’interroge sur les façons de le faire. Ce n’est pas le moment de se demander pourquoi, de découvrir les coupables, de chercher à le prévenir. Les médias ont ce réflexe, mais les gestionnaires ne doivent pas tomber là-dedans quand ils en sont à gérer le crash. »

L’évolution de la gestion des crises

Heureusement, on peut apprendre des crises, d’abord en ce qui concerne les manières de les affronter. Thierry Pauchant rappelle que la grippe espagnole, il y a un siècle, a tué entre 50 et 100 millions de personnes. « Il n’y avait ni OMS, ni grands laboratoires internationaux, ni pénicilline, ni télé, ni Web, dit-il. Cent ans plus tard, nous sommes dans une position bien meilleure. Le virus nous a quand même surpris, mais il existait des plans de contingence. »

Dans son séminaire, Thierry Pauchant forme les gestionnaires à embrasser la complexité inhérente à toute crise.« Malheureusement, trop de gens croient que la gestion d’une crise consiste strictement en une opération de communication.C’est absolument nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Un bon gestionnaire doit prévoir quelques actions dans une dizaine de champs d’activité. Il faut des interventions psychosociales pour calmer les gens. Il faut des ressources pour faire en sorte que les gens survivent. Il faut de l’appui logistique : on doit trouver plus de lits d’hôpitaux. »

Consultant depuis les années 1990, Christophe Roux-Dufort a pu constater à quel point les attentats du 11 septembre 2001 ont révolutionné la façon dont les organisations envisagent et abordent les crises. Avant cet événement, la gestion des crises ne concernait que les secteurs industriels ou technologiques jugés stratégiques, par exemple l’énergie et les télécommunications. « La plupart des autres dirigeants n’acceptaient pas l’idée selon laquelle ils devaient se préparer à l’invraisemblable. Depuis, il y a eu une prise de conscience. Le défi n’est plus de convaincre mais de savoir quand ça arrivera. »

Selon Thierry Pauchant, ce qui plombe la gestion des crises, c’est justement le problème du « quand » ou, plus exactement, la manière dont on s’obstine à mesurer le risque en fonction de sa probabilité. « Si on prend le cas d’un événement très peu probable mais qui peut coûter cher, l’équation donne un risque finalement assez faible. La gestion de risques, ça marche en finance, parce qu’on peut diversifier les portefeuilles. Mais en gestion de crise, cette logique ne tient pas. On ne peut pas diversifier une crise. Actuellement, on est aux prises avec un virus, un seul : il n’y a aucune diversification possible. Une bonne gestion de crise suppose qu’on se foute de la probabilité », explique Thierry Pauchant, qui espère qu’on renoncera à une gestion qu’il appelle « porte-crise », c’est-à-dire qui est porteuse de la crise et qui aggrave l’impréparation. « C’est le contraire d’une gestion préventive, qui encourage la préparation mais qui est très difficile à défendre politiquement. »

Carole Lalonde, elle, est contre les précautions excessives : « Les gens aiment bien dire qu’ils ont un plan, et ce plan peut être très détaillé, mais ce n’est qu’une carte routière. Encore faut-il le bon plan. » Elle oppose ce qui s’est passé avec l’ouragan Katrina en 2005 et avec le sauvetage de la capsule Apollo 13 en 1970. Dans le cas de Katrina, qui a fait 1 200 morts dans le sud des États-Unis, principalement à La Nouvelle-Orléans, le plan d’urgence fédéral n’a pas fonctionné : « Ce plan avait été conçu presque exclusivement en fonction de la lutte contre le terrorisme, ce qui n’aide en rien en cas d’ouragan, un phénomène pourtant archiprévisible dans le golfe du Mexique », raconte-t-elle. « Dans le cas d’Apollo 13, c’est le contraire : les gestionnaires de la NASA ont tout de suite compris qu’aucun plan ne pouvait servir. Ils se sont lancés dans une série de brillantes improvisations. »

« On dénigre beaucoup l’improvisation, mais elle est essentielle en temps de crise », poursuit Carole Lalonde, qui a fait ce constat en étudiant la réaction des CLSC à la crise du verglas de 1998. « Les CLSC de la Montérégie ont habilement relevé le défi de santé publique qui s’est posé à eux, raconte-t-elle. Les intervenantes – ce sont surtout des femmes – m’ont raconté qu’elles s’étaient senties complètement déboussolées. Pourtant, elles ont élaboré presque spontanément tout un tas de pratiques créatives qui répondaient parfaitement à la situation, sans plan. Elles ont pu le faire parce que les structures en place – des CLSC autonomes – leur permettaient de mettre à profit leur savoir passif et leur expérience. Dans le système actuel, qui regroupe les CLSC, les CHSLD et les hôpitaux sous une même structure centralisée, on ne peut plus acheter un crayon sans autorisation. Ça explique une part des difficultés des CHSLD dans la crise actuelle. »

Gérer… puis digérer une crise

Après la COVID-19, faudra-t-il davantage de stocks de masques ou de respirateurs ? « Peut-être, si la prochaine crise est sanitaire », dit Thierry Pauchant. À ses yeux, au lieu d’essayer de constituer des stocks qui pourraient ne pas être les bons, il serait préférable d’échafauder un système industriel capable de réagir et de produire l’essentiel selon les circonstances. « Mais en général, pour opérer ce genre de changement après la gestion du crash, il faut agir très vite. Si rien n’est fait après quelques mois, ça n’ira nulle part. »

En effet, dès le retour à la normale, la gestion à courte vue reprend vite le dessus. « Quand j’étudiais la réponse des CLSC à la crise du verglas, des administrateurs me disaient : “À quoi bon trop investir dans des plans de crise ? Je ne reverrai peut-être pas ça de mon vivant” », se rappelle Carole Lalonde. « Juste après la crise actuelle, on va investir dans l’après-crise, mais guère plus. Les recherches iront sur les tablettes, on va peut-être bonifier un ou deux trucs, mais le réflexe sera de ne rien faire. »

Compte tenu des leçons de l’histoire, Thierry Pauchant est moins pessimiste : certaines crises suscitent des avancées réelles alors que d’autres laissent un arrière-goût d’occasion ratée. Il contraste la Grande Dépression des années 1930 et la crise financière de 2008-2009. « Après 1929, le célèbre économiste britannique John Maynard Keynes a formulé une nouvelle théorie qui postulait que l’intervention étatique devait compenser les défauts de l’économie de marché. » Il en a découlé une série de programmes gouvernementaux, de réformes d’envergure et d’investissements publics massifs comme le New Deal du président Franklin Roosevelt, qui a permis de tirer les États-Unis de la Grande Dépression, et le plan Marshall, qui avait pour but de redresser l’économie européenne après la Deuxième Guerre mondiale. « Mais après 2008, il n’y a eu ni grand plan international, ni changement théorique, ni émergence de grands leaders. »

Thierry Pauchant cite également la fameuse « affaire Tylenol » de 1982, lorsqu’une série de meurtres par empoisonnement au cyanure ont été commis dans la région de Chicago. Bien qu’on n’ait finalement déploré que sept morts, les répercussions ont été immenses : toute la structure juridique et industrielle a réagi afin de produire des emballages plus sécuritaires non seulement pour les produits pharmaceutiques mais aussi pour toute la chaîne alimentaire. « L’apprentissage est plus spontané quand la loi, la technique et les structures sont en cause, analyse-t-il. Quand ça touche la culture ou les habitudes sociales, la résistance au changement est plus forte. »

Selon Thierry Pauchant, le fait de ne pas pouvoir prévoir ce qu’on apprendra de l’épreuve du coronavirus n’interdit nullement d’espérer ni d’envisager la suite des choses. L’éthicien souhaite que la crise sanitaire force une relecture de certains grands classiques, comme l’œuvre d’Adam Smith. « Nous avons tendance à opposer libre-échangisme et protectionnisme, alors que ce philosophe et économiste écossais enseigne qu’il faut faire les deux. La science économique est paradoxale. Peut-être que cette crise nous apprendra à mieux vivre avec l’idéal du paradoxe. »

Aux yeux de Christophe Roux-Dufort, toute crise est une promesse de changement et une exigence de dépassement. « Mais pour que la promesse se réalise, dit-il, il faut dépasser ses limites. » Il fait une distinction très nette entre la volonté de réforme et la volonté de se changer soi-même. Quand les gens veulent à la fois changer eux-mêmes et changer la société, on assiste à une sorte de crise-vérité ou de crise-tremplin où tout bouge très vite. À l’inverse, si tout le monde ne veut rien changer, ni pour soi-même ni pour les autres, on est dans la crise-plafond et tout revient comme avant. Entre les deux, il y a la situation où des gens revendiquent du changement sans changer eux-mêmes ou, à l’inverse, des individus qui sont transformés mais qui ne cherchent pas à réformer la société. « Ces quatre profils sont toujours présents, mais ce sont les conditions sociopolitiques qui font que l’un ou l’autre prend le dessus. »


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Christophe Roux-Dufort espère que cette grande crise sanitaire fera émerger un nouveau rythme, de nouvelles valeurs et une nouvelle conscience. « Bien des organisations entretiennent un régime d’urgences factices, qui sont assez nocives pour le développement des organisations elles-mêmes et pour l’épanouissement des employés et des gestionnaires. Je pense que 90 % des urgences n’en sont pas vraiment. Combien reçoit-on de courriels prétendument urgents auxquels on pourrait répondre le lendemain sans que ça change quoi que ce soit ? Les technologies de l’immédiat font ça. Tout d’un coup, le monde s’est ralenti. Les fausses urgences s’écroulent. »

S’il est trop tôt pour prévoir ce qu’on retiendra de la pandémie de COVID-19, Christophe Roux-Dufort a néanmoins une certitude : chaque crise provoque une reconcentration du pouvoir. « Les gens vont revenir au travail remplis de quelque chose de nouveau. Si ce n’est pas partagé par la direction, il y aura des tensions, et ceux qui sont au pouvoir seront mis au défi. »