Article publié dans l'édition Été 2020 de Gestion, Photo : Martin Girard, Shootstudio

Le coronavirus force à revoir bon nombre de certitudes. Pour Henry Mintzberg, s’il y a un élément à retenir de cette crise, c’est bien la rapidité sans précédent avec laquelle elle a évolué et perturbé nos vies. Autre constant : le Québec apprend à composer avec les répercussions de la pandémie en tentant de maintenir un équilibre entre le gouvernement, les entreprises et la société civile.

L’équipe éditoriale de la revue Gestion s’est entretenue avec Henry Mintzberg, professeur à l’Université McGill et sommité mondiale en sciences de la gestion, pour discuter des effets de la crise du coronavirus sur l’économie, sur les organisations et sur les gestionnaires.

Quelles sont vos réflexions par rapport à cette crise qui évolue sans cesse ?

Henry Mintzberg : Tout est terriblement bouleversé ; nos vies sont bouleversées. Si quelqu’un avait annoncé, il y a quelques mois à peine, que toute la population de la planète serait confi- née à la maison au printemps, personne ne l’aurait cru : ç’aurait été parfaitement inconcevable.


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Ce qu’il y a d’extraordinaire, d’absolument extraordinaire, c’est de se rendre compte que le monde peut changer aussi vite. Mais la vitesse de réaction est fabuleuse : chacun est resté chez soi, les écoles ont été fermées, toutes les activités publiques sont annulées. Nous agissons avec une rapidité incroyable, mais nous pouvons voir tout aussi rapidement les résultats lorsque des monstres comme Donald Trump n’agissent pas.

Quels types d’organisations vont réussir à traverser cette crise et à bien composer avec ses conséquences ?

Il y a de nombreuses réactions possibles. En ce moment, certaines organisations continuent de fonctionner en subissant assez peu de contrecoups : les travailleurs poursuivent leurs tâches chez eux et ça ne change pas grand-chose. Ensuite, il y a un deuxième groupe d’entreprises qui tentent d’exploiter la situation, par exemple un producteur de masques de protection qui va les vendre à gros prix. Il y a enfin un troisième groupe qui essaie de consacrer ses efforts à fournir les biens et les services dont nous avons besoin immédiatement. La situation actuelle est très révélatrice : elle différencie les gens qui agissent en adultes de ceux qui se comportent comme des enfants.

On a comparé la pandémie de coronavirus à la grippe espagnole de 1918-1919. Cette lecture de la situation vous paraît-elle juste ?

On peut en effet établir un parallèle avec la grippe espagnole, mais ce virus a eu des conséquences beaucoup plus graves, et le début du 20e siècle était vraiment une autre époque. Ce qu’il y a d’unique dans la crise actuelle, c’est la rapidité avec laquelle elle est survenue. En comparaison, la dépression économique des années 1930 est arrivée brusquement, mais pas aussi rapidement que ce que nous sommes en train de vivre. Il y a d’abord eu le krach boursier d’octobre 1929, lors duquel le marché s’est effondré d’un seul coup, mais les répercussions à l’échelle mondiale se sont étalées sur plusieurs années. Or, au printemps 2020, nous avons tout fermé. Les coûts de cette décision seront énormes. Dans un sens, cette crise est différente, parce qu’on n’a jamais pris de telles mesures de confinement par le passé. Cependant, je vous assure que la situation était bien pire en Allemagne en 1945 ou encore pendant les bombardements de 1940-1941 à Londres. L’histoire nous a assez épargnés, ici au Canada; nous avons été très chanceux et très gâtés.

Comment peut-on envisager l’après-crise, alors?

On peut prédire avec justesse certains événements, bien sûr, mais il est très difficile de faire des prédictions plausibles quand on a affaire à des situations exceptionnelles et singulières. Alors, comment s’y préparer ? On se débrouille ! Évidemment, il faut être en mesure d’imaginer les conséquences de nos actes. Si des dirigeants congédient tous leurs employés, ceux-ci vont tenter de se trouver du travail ailleurs. Mais si les gestionnaires essaient vraiment de soutenir les travailleurs, ils pourront alors créer une véritable relation de confiance.

Que révèlent les bouleversements actuels quant à l’état du leadership dans le monde ?

Il n’y a rien de bien surprenant! Si on observe quelqu’un comme le premier ministre du Québec François Legault, par exemple, on se rend compte qu’il agit comme un entrepreneur, ce qu’il a été. Les vrais entrepreneurs sont des gens d’action : ils construisent et ne veulent pas toujours être en réunion. Je ne sais pas si c’est le genre de leader politique qu’il nous faut, mais peut-être est-ce ce dont nous avons besoin pendant cette crise : il agit. Par ailleurs, on ne s’étonne pas non plus de la réaction de leaders narcissiques comme Donald Trump. Cela dit, le problème est très profond aux États-Unis et dépasse largement le personnage lui-même. Il s’agit d’un symptôme, du résultat du déséquilibre en faveur des intérêts du secteur privé et, plus spécifiquement, de la logique de marché.

Pouvons-nous nous attendre à une remise en question des façons dont fonctionnent nos sociétés et nos entreprises ?

Je ne fais pas de prédictions, mais j’ai beaucoup écrit sur l’équilibre des sociétés. Pour que les choses fonctionnent, trois groupes doivent jouer un rôle distinct : le gouvernement doit protéger les citoyens, les entreprises doivent fournir des biens et des services aux consommateurs et les associations communautaires doivent mobiliser les gens. Je décris par ailleurs cet équilibre ainsi : les gouvernements doivent être respectés ; les entreprises doivent être responsables ; les associations communautaires doivent être robustes. Ici au Canada, et particulièrement au Québec, cet équilibre existe. Le secteur communautaire est plus fort au Québec que dans le reste du pays. Et si, par le passé, le monde des affaires a été assez faible au Québec, il est aujourd’hui très solide. Par ailleurs, le secteur public québécois est peut-être le plus fort en Amérique du Nord.

Or, aux États-Unis, cet équilibre est perdu. Absolument perdu. À mon avis, la Bourse est coupable de ce déséquilibre. Par exemple, si la valeur boursière d’une entreprise dépasse les 1 000 milliards de dollars, est-ce une bonne chose ? Non ! Pour les tenants de ce système, c’est un bon début… mais il leur en faudra toujours plus, encore et encore! C’est une force qui pousse à la corruption.

Le flot constant d’informations nuit-il ou aide-t-il à prendre des décisions ?

Les deux à la fois, je crois. Nous voulons être au courant des événements et avoir la certitude qu’il n’y a pas de censure. Par contre, quand on voyait aux bulletins d’information ce qui se passait ailleurs, par exemple à New York où la situation était horrible, on se disait : « Ça s’en vient, ça s’en vient ! » Mais attention : ce n’était pas tout à fait vrai. Le virus ne s’est pas propagé à la même vitesse ni de la même manière partout ; c’est un fait dont on ne doit pas faire abstraction. En Italie, la maladie a frappé avec force dans le nord mais beaucoup moins dans le sud. Aux États-Unis, il y a eu une forte propagation dans le nord-est du pays et à quelques autres endroits, mais pas avec autant de vigueur partout. Ce sont des disparités qu’une récente étude provenant d’Italie pourrait aider à expliquer. La pollution atmosphérique serait un des facteurs qui auraient permis au virus de se propager en s’accrochant aux particules en suspension dans l’air et d’être ainsi transporté sur de plus longues distances.


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C’est une hypothèse, oui, mais c’est une hypothèse réaliste à laquelle nous devons réfléchir. Nous en discutons actuellement au sein d’un groupe formé d’étudiants et de diplômés en leadership qui travaillent dans le système de santé et qui sont aux premières loges de cette crise. La question de la pollution, c’est peut-être un des grands paradoxes de cette pandémie. Maintenant que tout est arrêté et que les gens restent à la maison, il y a beaucoup moins de véhicules qui circulent, moins d’avions dans les airs, etc. On assiste à une diminution de la pollution de l’air, qui serait peut-être en cause dans la propagation de la maladie.

Avez-vous un conseil pour les gestionnaires et pour les dirigeants qui naviguent à travers cette crise ?

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