Article publié dans l'édition Été 2020 de Gestion

Si votre organisation est saturée de changement, certains symptômes vont commencer à se manifester, si ce n’est pas déjà fait... Quels sont les signaux à surveiller ? Quelles sont les façons de remédier à la situation ?

À l’image d’un individu soufrant d’épuisement, une organisation qui croule sous les projets de changement présente des symptômes bien précis. Ainsi, un des premiers signaux est le manque d’harmonisation entre la stratégie, les structures et la priorisation des projets de changement de l’entreprise. Cela peut se manifester, par exemple, lorsqu’une organisation investit beaucoup d’énergie dans sa transformation culturelle afin d’être en mesure d’attirer et de retenir de nouveaux talents. Dans certains cas, on élabore des projets de changement vers des méthodes de travail plus agiles, vers des espaces de travail flexibles ou vers l’atteinte d’un certain équilibre entre les vies professionnelle et personnelle des employés.


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Cependant, en dépit de ces nobles intentions, il arrive qu’on oublie la vaste transformation structurelle qui s’impose. Les entreprises butent alors sur des obstacles dressés par le cloisonnement administratif, par des critères de promotion encore fondés sur l’ancienneté, voire par la non-révision des processus de recrutement, d’intégration et de socialisation des nouveaux employés.

Ces tensions causent un véritable gaspillage de ressources. Afin de maintenir une cohérence interne suffisante entre la stratégie, la culture et les structures de l’entreprise, les efforts requis sont considérables, alors qu’on aurait pu les consacrer, par exemple, à offrir une meilleure expérience client ou à numériser les processus décisionnels et opérationnels.

Des conséquences structurelles

Lorsque l’excès de changement étouffe littéralement une organisation, les conséquences sont nombreuses et bien visibles, notamment sur le plan structurel. Ainsi, on assiste souvent à des excès de formalités procédurières qui s’ajoutent aux effets négatifs du fonctionnement en vase clos. Pourquoi ?

Tout simplement parce qu’employés et gestionnaires ont alors tendance à se réfugier en terrain connu afin de se défendre et de résister au changement. Si les vases clos font obstacle à l’agilité, avouons qu’ils servent aussi de refuge pour éviter le changement ! Autrement dit, non seulement les vases clos constituent un problème organisationnel, ils deviennent aussi une mesure de protection adoptée par les employés saturés. En période de saturation, l’obsolescence des systèmes informatiques avant l’atteinte de leur plein potentiel est fréquente. Autrement dit, il faut tellement de temps pour implanter et pour optimiser un système TI que celui-ci est déjà périmé, ou presque, lorsqu’il est enfin rodé. Ce phénomène est très courant aujourd’hui, alors que de nombreuses organisations cherchent à uniformiser et à unifier leurs diverses plateformes afin qu’elles puissent communiquer entre elles.

Les employés ont aussi le sentiment d’être exposés à un perpétuel recommencement lors de chaque transformation technologique. En effet, au sein d’une entreprise saturée de changement – ce qui est souvent le cas à cause du manque d’harmonie entre la stratégie, les structures et la culture organisationnelle –, les gens ne perçoivent pas la finalité des innovations technologiques, et ce, d’autant plus lorsqu’on ne prend pas la peine de leur expliquer les objectifs poursuivis ou les raisons pour lesquelles ces changements pourraient leur être bénéfiques.

Au bout du compte, on assiste généralement à une « compétition pour les ressources », alors que les cadres intermédiaires en sont réduits à lutter entre eux pour obtenir les ressources nécessaires à la réalisation de leurs projets. Afin de mettre toutes les chances de leur côté, il n’est pas rare qu’ils sous-évaluent les budgets et qu’ils fixent des échéanciers irréalistes, ce qui entraîne évidemment d’autres difficultés par la suite.

Des retombées négatives sur le plan humain

Le phénomène de saturation a aussi des répercussions sur le plan humain, car l’augmentation du temps de travail que les employés doivent consacrer au changement par rapport aux activités courantes engendre un stress considérable. En effet, on mesure encore très souvent la performance des employés en fonction de la réalisation de ces activités. Par conséquent, une personne peut ressentir bien de l’inquiétude lorsqu’elle doit travailler de longues heures sur un projet qui n’aura aucune incidence positive sur son évaluation de rendement et qui pourrait même lui nuire.

À cela s’ajoute une perte de sens, non seulement en ce qui a trait à son propre travail mais aussi en ce qui concerne l’environnement organisationnel. De nombreuses questions peuvent surgir : « Quelle est ma place dans cette entreprise ? », « Où allons-nous ? »,

« Dans quel but ? ». Or, plusieurs de ces interrogations peuvent demeurer sans réponse.

Tout comme c’est le cas lors des épisodes de grand stress au cours d’une vie, les gens ont alors recours à des mécanismes de défense automatiques (ou coping mechanisms en anglais) pour faire face aux changements. Ainsi, les réactions négatives s’étendent rapidement à tout projet de changement lorsque certaines personnes refusent par exemple de communiquer ou de partager l’information ; d’autres adoptent une attitude de défi ou de repli, croisent les bras et cessent de participer aux réunions.

Or, de tels comportements défensifs ont essentiellement pour but de se protéger du stress. Davantage réactionnels que rationnels, ils ne sont efficaces qu’à court terme. À la longue, les effets peuvent devenir dévastateurs.

L’épuisement professionnel est un autre problème qui frappe les entreprises saturées de changement. Par ailleurs, on observe que ce sont souvent les champions de l’organisation qui tombent au combat, usés et fatigués d’être perpétuellement aux prises avec des projets de changement qui se superposent les uns aux autres et qui semblent ne jamais aboutir.

Dans ces conditions, attirer et retenir les talents devient un défi de chaque instant, car un taux de roulement anormalement élevé est également un indicateur de saturation. Par ailleurs, ce taux semble résulter non seulement de l’ambiance générale autour des changements mais aussi d’éléments positifs en matière de changements organisationnels. Dans certaines organisations, on enregistre des taux de roulement plus élevés au sein des équipes où le gestionnaire est manifestement un leader transformationnel. Consciemment ou non, les employés sur la défensive préféreraient ainsi changer d’entreprise plutôt que de tenter de résister au changement. Inversement, lorsqu’un gestionnaire résiste lui-même au changement, le taux de roulement est parfois modéré, car ses employés se sentent implicitement autorisés à manifester leur mécontentement. Combattre ou fuir, éviter ou résister : voilà encore deux bonnes vieilles tactiques couramment observées sur le terrain.

Des voies à explorer

Que faire pour résoudre ces problèmes qui n’épargnent aucun palier hiérarchique et qui peuvent frapper tous les secteurs d’une organisation ? Il existe plusieurs stratégies. Ainsi, la gestion par atelier est une bonne piste à explorer. Ce mode de gestion collaborative aide à responsabiliser les équipes quant aux façons dont le changement sera mis en œuvre, par opposition à la communication en cascade, où les directives viennent du sommet et vont vers le bas. Concrètement, on organise des rencontres régulières avec un ordre du jour précis, par exemple pour énumérer les irritants reliés à un projet, pour déterminer les atouts dont on dispose afin d’atteindre l’objectif visé, pour établir les priorités, etc. Au lieu de s’appuyer sur ses supérieurs hiérarchiques, c’est toute l’équipe qui doit progresser et trouver des façons de mettre le changement en œuvre. Cette méthode, qui a déjà fait ses preuves dans les approches kaizen et agiles, pourrait être avantageusement utilisée dans un tel contexte.

La structure même de l’organisation est aussi à repenser, par exemple en adoptant une structure aplanie ou matricielle. De telles structures ont tendance à saturer moins rapidement, car la communication et l’intégration y sont plus fluides.

Le fonctionnement par projet est également une option à envisager. Elle consiste à mettre sur pied des équipes multidisciplinaires temporaires, composées de personnes issues d’horizons différents. Puisqu’il faut collaborer entre divers secteurs, cela a pour effet d’enrayer le phénomène des vases clos et d’élargir le champ de vision.


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Enfin, lorsque les exercices d’harmonisation et de planification stratégique sont effectués de façon cohérente, la saturation de changement a moins tendance à survenir. On peut aussi créer un comité exécutif chargé du « grand nettoyage ». Plutôt que de se réunir pour concevoir ou pour avaliser des projets, ce comité a pour tâche de choisir le ou les projets transformationnels qui devront être abandonnés. Il se réunit pour faire le point à intervalles réguliers, tous les six mois ou tous les ans, par exemple. Les projets à faire passer à la trappe sont habituellement ceux qui s’avèrent irréalisables après un mauvais départ ou qui mobilisent trop d’investissements comparativement aux retombées potentielles après évaluation des premières étapes franchies.

Ces mesures de délestage demandent de la volonté, et ce, aux plus hauts niveaux de l’organisation. Mais il faut faire preuve d’un certain courage pour envoyer un signal clair et pour éviter qu’une culture du cynisme ne s’installe dans les équipes d’une entreprise.

* Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste