Article publié dans l'édtion Automne 2018 de Gestion

Contrairement au salaire des médecins et aux grandes réformes administratives, la logistique du système de santé ne défraie pas les manchettes. Pourtant, elle constitue un axe crucial d’amélioration de la performance.

Partout en Occident, les décideurs publics cherchent à tirer le plein potentiel de leurs réseaux de soins de santé. Depuis 20 ans, ils s’efforcent notamment d’améliorer les activités périphériques à la prestation de soins, y compris en matière de logistique. En effet, pour assurer la qualité des soins, un établissement de santé doit gérer efficacement une multitude de réseaux de distribution pour les fournitures médicales, les médicaments, les repas, etc. Comment le réseau québécois de la santé gère-t-il ses enjeux logistiques ? Voici ce qu’en disent des directeurs logistiques de plusieurs établissements du Québec.

Logistique hospitalière : une définition

Pas si simple à définir, la logistique hospitalière ! L’expression elle-même existe depuis à peine 20 ans. Au Québec, diverses expériences ont cours afin de clarifier le périmètre de ce concept dans les établissements de soins de santé. Avant la réforme de 2015, il s’agissait principalement des activités de gestion des approvisionnements, de gestion des stocks et de distribution du matériel à l’intérieur d’un même établissement. Mais ce périmètre tend à s’agrandir depuis la réforme de 2015. Les directions logistiques se sont dotées d’un pôle d’expertise pour des tâches de transport qui peuvent inclure notamment la brancarderie pour les patients. Dans certaines directions logistiques, on trouve également des activités de production (buanderie, alimentation, reprographie).

Si les contours de la logistique hospitalière demeurent à préciser, un consensus existe quant à l’ampleur des coûts qu’elle représente pour un établissement de soins de santé. Selon diverses enquêtes, de 35 % à 45 % des coûts de fonctionnement d’un établissement sont attribuables à des activités de logistique1. Un tel pourcentage peut sembler surprenant, mais il s’explique entre autres par le fait qu’une partie de ces coûts sont cachés. En effet, du personnel de soins doit régulièrement effectuer des tâches logistiques sans toutefois avoir l’expertise nécessaire. Cela a pour conséquence de détourner ce personnel clinique de sa principale fonction, c'est-à-dire les soins aux patients, en plus de nuire à l'optimisation de tâches logistiques qui pourraient être effectuées plus efficacement par des spécialistes dans ce domaine.


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Un fruit de la réforme de 2015

Tous les gestionnaires interrogés s’entendent pour dire que la création des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) ainsi que des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) lors de la plus récente réforme du réseau québécois de la santé, au printemps 2015, a accentué l’importance de la logistique hospitalière.

« Les besoins de ces méga-organisations n’ont que très peu de choses en commun avec ceux des établissements d’origine, qui se limitaient à quelques îlots ciblés d’activités de distribution », précise gilles Villeneuve, directeur adjoint de la logistique et de l’approvisionnement du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.

Christian Barrette, directeur adjoint de la logistique au CIUSSS de la Mauricie- et-du-Centre-du-Québec, renchérit : « Notre établissement se compose d’une centaine de bâtiments répartis sur un territoire qui couvre des milliers de kilomètres carrés. Les besoins logistiques sont devenus de plus en plus évidents. »

La réforme s’est accompagnée de cibles de réduction des coûts d’approvisionnement, rappelle pour sa part Christine Daniel, directrice générale adjointe et directrice logistique du CISSS de la Montérégie-Centre. Pour atteindre ces objectifs, on a dû améliorer les pratiques liées aux activités logistiques, principalement en matière d’approvisionnement. Il faut donc être vigilant tout en respectant le cadre réglementaire. « En fusionnant cinq ou six établissements d’une région, il peut y avoir une réduction du nombre d’appels d’offres pour un même besoin », explique Nadia Poulin, directrice par intérim de la logistique au CISSS des Laurentides. La valeur de ce nouvel appel d’offres unique sera plus élevée et, conséquemment, les enjeux seront plus importants pour ceux qui déposeront des soumissions. Auparavant, les fournisseurs perdants pouvaient se reprendre en participant à différents appels d’offres dans des établissements limitrophes ; de nos jours, c’est plus difficile. Plusieurs tentent donc de chercher des failles dans le processus – devis trop restrictifs, non-respect du cadre légal – afin d’invalider le résultat et de relancer la démarche.

Un élan de professionnalisation

La réforme a entraîné un autre changement majeur, souligné par tous les intervenants : la création de directions logistiques. « Nous avons commencé à exister », confirme Marc Thibault, directeur de la logistique au CIUSSS de la Capitale-Nationale.

Steve Harrisson, chef du service de la logistique et des approvisionnements au CISSS de la Côte-Nord, explique : « Auparavant, les activités logistiques existaient, mais elles étaient réparties, éparpillées dans l’organisation, souvent à l’intérieur des activités cliniques ou d’autres activités de soutien. Elles n’étaient alors que rarement réfléchies et n’offraient pas de vraie valeur ajoutée aux établissements. »

En soi, ces changements ne sont pas uniques au Québec. La consolidation des réseaux de la santé s’est amorcée au cours des années 1990 aux États-Unis et au cours des années 2000 dans les provinces de l’ouest canadien. De la même façon, l’émergence des directions logistiques reflète une tendance observée dans les centres hospitaliers américains, où le responsable des activités logistiques est un membre du comité de direction.

Apprendre à travailler différemment

Toutefois, la création de directions logistiques ne représente qu’une première étape. Les gestionnaires du réseau soulignent divers éléments clés pour que les services logistiques deviennent encore plus efficaces.

Afin de créer de la valeur réelle pour les établissements (notamment en contrôlant les coûts ou en améliorant le service logistique), les gestionnaires doivent aussi relever le défi de l’harmonisation des processus, souvent disparates au sein des établissements nouvellement centralisés. À cela s’ajoute la nécessité de bien comprendre les activités des clients internes. Ainsi, par exemple, les exigences d’un bloc opératoire sont très différentes de celles d’un établissement de soins de longue durée : le premier aura besoin de matériel souvent très onéreux dont le coût variera considérablement selon le type de chirurgie, alors que le second aura une demande beaucoup plus constante et moins variée. Pour Ginette Proulx, directrice de l’approvisionnement au Centre hospitalier de l’université de Montréal (CHUM), « le partage des rôles et des responsabilités entre les intervenants cliniques et logistiques est nécessaire et décisif ».

Par ailleurs, comme le mentionne Alain Dubé, directeur adjoint de l’approvisionnement et de la logistique au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, « un travail de pédagogie auprès des autres directions de l’établissement est indispensable pour qu’elles comprennent bien les bénéfices que les spécialistes de la logistique peuvent leur apporter ».

« Nos paradigmes sont souvent notre plus gros obstacle, souligne de son côté Carole Bordes, directrice adjointe de la logistique au CISSS de Chaudière-Appalaches. Il faut être ouvert à de nouvelles façons de résoudre des problèmes ou d’atteindre nos objectifs. »

L’émergence des CISSS et des CIUSSS a conféré aux nouvelles directions logistiques la masse critique nécessaire pour se doter de spécialistes. Il importe donc de valoriser les connaissances acquises au fil des ans dans les établissements, dans les directions actuelles ou dans les anciennes structures.

Bouillonnement d’idées au Québec

Le Québec peut se targuer d’être un remarquable laboratoire en matière de logistique hospitalière. Que ce soit à HEC Montréal, à Polytechnique Montréal, à l’École de technologie supérieure (ÉTS) ou à l’université Laval, des chercheurs mènent des travaux avec plusieurs établissements de la province.

Afin de disséminer ce riche savoir, plusieurs mécanismes de partage des expertises et des expériences ont été mis en place. Outre son congrès annuel, l’association québécoise de la logistique et de l’approvisionnement du secteur de la santé (AQLASS) crée et publie des webinaires sur divers sujets. Au ministère de la Santé et des Services sociaux, un comité national de la logistique et de l’approvisionnement travaille aussi dans ce sens.

Le caractère public du réseau de la santé favorise donc le partage des expériences afin de faire ressortir les pratiques éprouvées qui démontrent une efficacité supérieure. Cependant, « il n’y a pas beaucoup d’indicateurs qui nous permettent de nous mesurer les uns par rapport aux autres », déplore Ginette Proulx. C’est un signe manifeste qu’il subsiste des vecteurs d’amélioration.

Article écrit en collaboration avec Jean-François Venne, journaliste


Note

1- Bourgeon, B., Constantin, A., Karolszkyk, G., Marquot, J.-F., Pedrini, S., et Landry, S., « Évaluation des coûts logistiques hospitaliers en France et aux Pays-Bas », logistique & management, vol. 9, n° 1, 2001, p. 81-87 ;Landry, S., et Beaulieu, M., « The Challenges of Hospital Supply Chain Management, from Central Stores to Nursing Units », dans Denton, B. T., Handbook of Healthcare Operations Management, Ann Arbor, Springer, 2013.