Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

La présence croissante du numérique transforme profondément le monde du travail. Comment les travailleurs du savoir s’adaptent-ils à ces changements? Ces transformations améliorent-elles leurs conditions de travail? Quels sont les problèmes éthiques qui en résultent? Exploration des grandes questions liées à cette révolution.

La première révolution industrielle, survenue à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, a transformé l’organisation du travail et les modes de production en permettant à des ouvriers peu qualifiés (souvent issus de l’exode rural) de participer à la production et en dépossédant les artisans de leur savoir-faire pour les transformer en simple force de travail. Cette évolution ne s’est pas faite sans heurts. En Grande-Bretagne, les luddites (1811-1812) se sont révoltés contre leur remplacement par des machines. En France, les canuts ont lutté contre la nouvelle organisation du travail centralisée des manufactures (1831-1848). Cette rationalisation du travail manuel s’est poursuivie jusqu’à la fin du XXe siècle. Les nouvelles méthodes de management ont ainsi permis de multiplier par 50 la productivité des travailleurs manuels1.

Pendant la même période, la productivité des travailleurs du savoir – ceux dont les tâches sont davantage intellectuelles que manuelles et nécessitent l’exploitation de connaissances et le traitement d’information afin de prendre des décisions (avocats, ingénieurs, médecins, spécialistes du marketing, comptables, conseillers financiers, architectes, recruteurs, analystes d’affaires, journalistes, enseignants, chercheurs, etc.2) – n’a pas connu une augmentation aussi forte. Or, la proportion de travailleurs du savoir sur le marché du travail a grandement progressé au cours des 50 dernières années, et pas uniquement dans les divers secteurs de la haute technologie3.

La révolution numérique actuelle bouleverse les modes de production, de stockage, de diffusion et de traitement de l’information. Or, l’information est justement ce qui permet aux travailleurs du savoir de réaliser leurs tâches. Ce que la première révolution industrielle a fait au travail manuel, en automatisant une partie des tâches dangereuses et épuisantes, la révolution numérique pourrait-elle le faire au travail intellectuel, en automatisant la prise de décisions?

Certains pensent que les travailleurs du savoir sont menacés; d’autres, que leur travail va non pas disparaître mais se transformer et que de nouveaux types d’emplois vont apparaître. La réflexion nécessaire sur les enjeux suscités par ces changements nous amène à nous poser la question suivante : quels sont les effets de la révolution numérique sur les tâches des travailleurs du savoir, sur leur positionnement au sein des organisations et sur leur identité?

Dossier : Révolution numérique

Une profusion de technologies et de données

La révolution numérique constitue une transformation fondamentale des manières dont les acteurs économiques créent, transfèrent et accumulent de la valeur. Quand on parle de numérique, on fait généralement référence aux technologies de l’information et des communications ainsi qu’à la dématérialisation des transactions et des biens qui leur sont associés. De façon schématique, ces technologies peuvent être catégorisées en quatre grands ensembles (voir le graphique à la page suivante) :

  1. Les technologies qui servent à collecter ou à produire les données, soit les technologies d’augmentation (exemple : l’internet des objets) et d’intermédiation (les plateformes) ;
  2. Les technologies qui servent à stocker et à administrer les données, soit les technologies de simplification comme les solutions infonuagiques ;
  3. Les technologies qui servent à sécuriser les données, soit les technologies de décentralisation comme les chaînes de blocs ;
  4. Les technologies qui servent à exploiter les données, soit les technologies d’automatisation (exemple : la robotisation des processus) et de prédiction (les algorithmes bâtis sur l’apprentissage automatique, ou machine learning).

Ces technologies sont interdépendantes et s’alimentent les unes les autres en permettant de produire, de stocker, de diffuser et de traiter un très grand volume d’informations variées et produites avec une très grande vélocité. Ce déluge de données est communément appelé « données massives » (ou big data).

D’un point de vue macroscopique, la révolution numérique est à l’origine de bouleversements profonds dans la structure et dans la dynamique des environnements concurrentiels. En effet, de nombreux secteurs d’activité ont subi des perturbations majeures au cours des années 2010 avec l’arrivée de nouveaux joueurs à vocation technologique sur le marché. Par exemple, des entreprises comme Airbnb, Uber et Netflix ont très vite accaparé des parts de marché considérables dans les domaines du tourisme, du transport urbain et de l’audiovisuel, contribuant ainsi à redéfinir les règles du jeu dans des pans entiers de l’économie mondiale. Or, ces nouveaux acteurs technologiques pourraient mettre en péril des professions et des entreprises qui ont recours à un grand nombre de travailleurs du savoir.

Du point de vue des organisations, il s’agit pour les acteurs en présence de faire face à ces menaces en révisant leurs propositions de valeur ainsi que leurs modes d’organisation et de travail afin de mieux exploiter les ressources emblématiques de la révolution numérique : les données. Une réponse organisationnelle efficace passe donc par une bonne compréhension des technologies qui permettent de maîtriser et d’exploiter les mégadonnées. Cependant, il ne s’agit pas d’une tâche aisée dans la mesure où ces technologies sont complexes et donc obscures pour un grand nombre de gestionnaires.

Les technologies qui favorisent l’automatisation et la prédiction apparaissent comme étant particulièrement utiles – mais aussi potentiellement menaçantes – pour les travailleurs du savoir. Très vaste, leur champ d’application va de l’automatisation de tâches routinières grâce à des robots logiciels jusqu’à l’automatisation de tâches moins facilement codifiables au moyen de l’intelligence artificielle.

Les robots logiciels au travail

L’automatisation robotisée des processus (ARP) consiste à avoir recours à des solutions logicielles relativement simples qui permettent de créer des robots logiciels, communément appelés « bots informatiques ». Ces bots sont conçus pour reproduire – et donc pour automatiser – certaines tâches que les travailleurs exécutent lors de leurs inter- actions avec des systèmes d’information dans leur organisation. Le marché de l’ARP est en pleine effervescence. La firme-conseil américaine Gartner prévoit qu’il représentera 1,89 milliard de dollars en 2021, soit une augmentation de 19,5 % comparativement à 2020, et qu’on continuera d'observer un taux de croissance dans les deux chiffres jusqu’à 2024, et ce, malgré la crise économique associée à la pandémie de CoviD-194.

L’ARP cible d’abord des tâches et des processus standardisés et répétitifs pour les êtres humains qui doivent les mener à bien. Ainsi, à titre d’exemple, l’ARP permet non seulement d’extraire automatiquement des données de comptes bancaires pour les intégrer dans un logiciel de rapprochement de comptes mais aussi de transférer dans un système d’information comptable des écritures de journal faites dans des feuilles de calcul numériques transmises par courrier électronique. L’ARP pourrait aussi permettre d’automatiser les tâches routinières suivantes : élaboration de rapports de conformité, traitement ou annulation de commandes, recouvrement de créances, rédaction et envoi de courriels, mise à jour de données clients.

L’implantation de solutions en matière d’ARP est attrayante pour les organisations, car elle promet des gains d’efficacité et de productivité. En effet, les robots déployés forment une nouvelle main-d’œuvre numérique qui ne fait pas d’erreurs et qui travaille 24 heures sur 24. De plus, la mise en œuvre de ces solutions est relativement aisée et rapide. Des logiciels spécialisés (notamment UiPath, Blue Prism et Automation Anywhere) comportent des interfaces qui permettent de modéliser facilement les séquences de travail à automatiser et de préciser la façon dont l’automatisation doit être exécutée ainsi que les éléments de contrôle qui doivent encadrer cette exécution. Certains outils permettent même d’enregistrer les séquences d’interactions entre les employés et les systèmes d’information afin de les traduire en instructions que les logiciels pourront ensuite exécuter à grande échelle. Cette énumération de certaines tâches effectuées par des robots n’est pas sans rappeler les ouvriers du XIXe siècle qui se sont littéralement fait déposséder de leurs compétences.

L’effet accélérateur de l’intelligence artificielle

Parallèlement à l’ARP, l’intelligence artificielle (IA) se révèle elle aussi comme une menace envers les travailleurs du savoir. L’IA consiste en un ensemble de techniques informatiques qui permettent à des machines de simuler des capacités cognitives qu’on associe à l’intelligence humaine, par exemple la faculté de reconnaître des sons et des images, de comprendre des textes, voire de prendre des décisions complexes.

L’exploitation de l’IA pour automatiser les tâches des travailleurs du savoir peut prendre des formes très diverses. L’IA peut être superposée à l’ARP pour ajouter des propriétés intelligentes. Cela peut notamment permettre d’automatiser la lecture et l’analyse de documents complexes. Des éditeurs juridiques (la société canadienne Kira Systems, par exemple) proposent déjà des logiciels qui ont recours à ces techniques afin d’extraire et d’analyser des informations pertinentes dans des contrats ou d’examiner des lois et des décisions juridiques. Le marché potentiel pour ce type de technologie est encore embryonnaire, mais il aurait un potentiel équivalent à dix fois la taille actuelle du marché de l’ARP5.

De manière plus générale, le travail du savoir est sérieusement menacé à moyen terme, car l’IA a le potentiel d’en automatiser une composante essentielle : la prise de décisions en contexte d’incertitude. Toute décision à prendre peut être formulée comme un problème de prédiction6. Grâce à leur capacité de faire des prévisions précises et fiables, les algorithmes apprenants pourraient aller jusqu’à automatiser des processus décisionnels qu’on ne pensait pas pouvoir confier à des ordinateurs, par exemple la détection de transactions frauduleuses, l’attribution de budgets marketing et même l’approbation de la libération conditionnelle de détenus7.

Des tâches de plus en plus complexes pourraient ainsi être confiées à des machines. Les travailleurs du savoir seraient-ils devenus obsolètes au point d’être bientôt menacés de « chômage technologique », pour reprendre la célèbre expression de l’économiste John Maynard Keynes à propos des ouvriers d’antan?

Travail intellectuel taylorisé ou augmenté?

Les travailleurs du savoir pourraient pourtant sortir gagnants de ces transformations en laissant aux machines les tâches fastidieuses et chronophages au bénéfice d’activités plus gratifiantes et à plus haute valeur ajoutée. Les technologies de la révolution numérique ne viendraient donc pas remplacer les travailleurs du savoir : au contraire, elles augmenteraient leur capacité et leur valeur.

Plusieurs stratégies sont dès lors envisageables :

  • Stratégie d’évitement : les travailleurs du savoir pourraient d’abord concentrer leurs efforts sur les tâches pour lesquelles les êtres humains restent les plus efficaces, par exemple lorsqu’elles requièrent de la créativité, lorsqu’elles sont difficilement automatisables ou lorsqu’elles nécessitent l’apport de qualités humaines comme l’empathie, la compassion ou la persuasion. Ce serait le cas dans les domaines de la santé et des conseils financiers ainsi que de certaines activités de recherche.
  • Stratégie de collaboration : les travailleurs pourraient ensuite, en ayant recours à leur jugement professionnel et à leur expertise, interpréter et corriger les décisions routinières prises par des algorithmes. Les juristes, les comptables, les fiscalistes et les ingénieurs de conception pourraient ainsi avoir à examiner et, le cas échéant, à accepter les propositions faites par ces algorithmes.
  • Stratégie de conception : les travailleurs du savoir pourraient contribuer au paramétrage des algorithmes d’intelligence artificielle. En effet, une bonne partie de l’apprentissage automatique se fait de manière supervisée. Cela signifie qu’une intervention humaine est nécessaire pour qu’un algorithme apprenne à distinguer les bonnes décisions des mauvaises.

Les professionnels disposent ainsi de compétences indispensables pour garantir l’efficacité des algorithmes.

Évidemment, les travailleurs du savoir peuvent choisir de combiner ces trois stratégies : un médecin ou un comptable pourrait à la fois jouer un rôle crucial dans l’interprétation des don- nées produites par des algorithmes et continuer à remplir les fonctions essentiellement humaines de sa profession, par exemple pratiquer des opérations chirurgicales complexes ou participer à la création du nouveau modèle d’affaires d’une entreprise.

Les stratégies de collaboration et de conception nécessiteront évidemment, de la part des travailleurs du savoir, une certaine compréhension des algorithmes avec lesquels ils travailleront. Toutefois, on pourra déléguer certaines tâches plus techniques à des scientifiques de données qui travailleront sous la responsabilité de professionnels qui détiendront toujours l’expertise dans leur domaine.

Un scénario moins pessimiste se dessine. Des stratégies alternatives à l’automatisation existent. Ces outils vont pousser certains professionnels à acquérir de nouvelles compétences afin de tirer profit des possibilités offertes par l’intelligence artificielle. Cependant, les outils de la révolution numérique vont inévitablement modifier les tâches des travailleurs du savoir ainsi que leurs relations avec les autres acteurs. Il faut s’attendre à ce que la disparition de certaines tâches bouleverse l’identité même des travailleurs du savoir.


Notes

1 Drucker, P. F., « Knowledge-worker productivity: the biggest challenge », California management Review, vol. 41, n° 2, janvier 1999, p. 79-94.

2 Davenport, T. H., et Kirby, J., only Humans need Apply – Winners and losers in the Age of Smart machines, New York, Harper Business, 2016, 288 pages.

3 Baldwin, J., et Beckstead, D., « Les travailleurs du savoir dans l’économie canadienne, 1971 à 2001 », Statistique Canada, 30 octobre 2003, 18 pages.

4 « Gartner says worldwide robotic process automation software revenue to reach nearly $2 Billion in 2021 » (communiqué de presse en ligne), Gartner, 21 septembre 2020.

5 « Robotics process automation and beyond » (document en ligne), CPA Canada, 2019, 9 pages.

6 Agrawal, A., Gans, J., et Goldfarb, A., Prediction machines – theSimple economics of Artificial intelligence, Boston, Harvard Business Review Press, 2018, 272 pages.

7 Cela n’est pas sans risque. De nombreux travaux ont en effet montré que les décisions prises de cette manière ne sont pas exemptes de biais et ont même souvent tendance à amplifier ces biais au détriment des minorités (voir à ce sujet O’Neil, C., Weapons of math Destruction – How Big Data increases inequality and threatens Democracy, New York, Crown Books, 2016, 272 pages). De plus, l’automatisation de ces décisions pose des problèmes en matière de responsabilité : qui, par exemple, serait responsable d’une catastrophe qui résulterait d’une décision prise par un algorithme? Serait-ce la personne qui aurait élaboré l’algorithme (mais qui est-ce, exactement?) ou celle qui l’aurait utilisé?