Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

L’environnement technologique où évoluent les avocats, les notaires et les juges transforme de fond en comble leurs professions respectives, ce qui les force à moderniser leurs méthodes.

Le droit est une science de la réaction. Dans sa manière d’être, il est conservateur. Ainsi, une jurisprudence est généralement basée sur un précédent, faisant en sorte que les juristes travaillent beaucoup avec un regard dans le rétroviseur. Pour leur part, les lois et les contrats fixent dans le temps un certain avenir, et ce, même si les outils sont amenés à s’adapter à des circonstances forcément évolutives. Les professions juridiques correspondent à des entités très institutionnalisées qui tendent à perpétuer les manières de faire et d’agir.

En dépit de ce peu d’appétence pour les changements, il est malgré tout dans la nature du droit de correspondre à son époque. Le « bon droit » est donc celui dont les principes sont en harmonie avec la réalité sociale. Or, la révolution numérique actuelle bouleverse autant l’objet d’analyse que l’organisation de la justice. La vitesse du changement constaté est sans précédent et force le monde juridique à remettre en question ses valeurs et ses normes.

Dossier : Révolution numérique

L’obligation de compétence technologique

La révolution numérique se manifeste d’abord auprès des avocats, qui doivent s’y adapter à bien des égards. En premier lieu, substantiellement, aucun secteur n’y échappe. Tous les domaines du droit, ou presque, doivent faire face à la transversalité du numérique : les contrats deviennent numériques, la vie privée devient numérique, le droit criminel encadre les faits et gestes technologiques.

En deuxième lieu, les outils utilisés par les praticiens migrent peu à peu vers le tout-technologique. Pratiquer, c’est gérer des documents : il faut les créer, les conserver, les traiter, les transmettre. Or, toutes ces opérations peuvent désormais être réalisées de façon numérique. Par voie de conséquence, ces documents peuvent éventuellement servir comme preuves et être présentés aux juges sur des supports qui tendent peu à peu à s’uniformiser.

En novembre 2020, on a annoncé des modifications au Code de déontologie des avocats, notamment en ce qui a trait à l’obligation de compétence technologique : les avocats doivent développer et mettre régulièrement à jour leurs connaissances et leurs habiletés dans le domaine des technologies de l’information. Cela devient donc un préalable; l’excuse du « je ne savais pas ! » est de moins en moins recevable. Il en va de même pour la sécurité des documents, qui doit atteindre un degré suffisant.

Enfin, les avocats doivent de plus en plus intégrer des savoirs qui, autrefois, n’étaient pas de leur ressort : normes techniques, codes informatiques, procédures et mesures de sécurité, etc. Ils doivent donc maîtriser une plus grande variété de normes et de pratiques.

L’essentielle numérisation des documents

Dans le cas de la pratique notariale, certains événements ont grandement favorisé la numérisation de la profession. En 2013, la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic a obligé de nombreux professionnels à se questionner sur la fragilité du support papier en raison de la destruction de milliers de testaments par les flammes, les chambres fortes de deux cabinets notariaux de cette ville n’ayant pas résisté à la puissance du brasier. Plus récemment, certains changements technologiques, notamment les actes notariés numériques, se sont imposés d’eux-mêmes. La Chambre des notaires tardait depuis plusieurs années à prendre cette direction, du fait notamment du malaise de certains praticiens devant ce virage numérique et des craintes quant au degré de protection associé à ces nouvelles technologies. Il aura fallu la pandémie de COVID-19 pour adopter ces pratiques, et ce, par simple décret. Bien que cela s’opère actuellement de façon temporaire, les circonstances exceptionnelles du moment ont montré qu’il était possible de produire de tels actes numériquement. Ainsi, avec une signature numérique qui permet d’identifier les notaires, les actes notariés sur ce nouveau support parviennent à attester les mêmes informations que lors de la production d’un acte sur support papier : identité du notaire, sécurité du document, preuve solide, information du client, confidentialité des échanges, etc.

Les algorithmes remplaceront-ils les êtres humains?

Le droit implique aussi, bien évidemment, l’intervention des juges. Or, l’efficacité du système de justice est également critiquée pour son peu d’inclination à intégrer les nouvelles technologies. Cette numérisation de la justice passe par exemple par celle des procédures. Il est en effet dommage qu’on ne puisse que trop rarement effectuer le dépôt sur support numérique des nombreux documents que les procès requièrent. Si certains tribunaux l’autorisent, incités par le Code de procédure civile de 2016, qui entend privilégier l’usage des technologies, des résistances demeurent, et ce, que ce soit à cause de l’absence d’infrastructures techniques ou en raison de de juges réfractaires aux changements.

Toute transition numérique, comme l’a affirmé le philosophe français Michel Serres, entraîne des pertes et des gains. Un passage structuré et harmonieux au numérique s’impose donc, et il est devenu nécessaire de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie dans les technologies innovantes. Un équilibre doit être prôné devant cette tendance au tout-numérique, les décisions étant souvent prises en fonction des seules économies financières que ce virage est susceptible de générer. À titre d’illustration, il y a lieu de s’interroger sur certains algorithmes qui sévissent déjà, davantage aux États-Unis qu’au Canada, et qui tendent à se substituer aux décisions humaines. Par exemple, de sérieux doutes existent en ce qui a trait aux logiciels commerciaux qui vont déclarer la dangerosité d’un prévenu sur la base de critères prédéterminés par une machine.

Le numérique est donc le bienvenu, mais pas pour tout et pas n’importe comment. S’il se comprend bien pour des opérations somme toute assez simples, suppléant par exemple le dépôt des procédures sur support papier, qui sont d’un autre âge, on peut se questionner sur plusieurs autres applications, plus récentes et passablement plus complexes, qui évoquent parfois davantage des outils d’apprentis sorciers technologiques.

La résistance au changement

Tous les professeurs de gestion vous le diront : pour favoriser l’adoption d’une nouvelle technologie, il importe d’accompagner les professionnels afin de leur permettre de vaincre leur résistance au changement. Cette résistance est d’autant plus grande que les technologies suscitent passions et déraison, gonflant parfois les bienfaits attendus ou, au contraire, surévaluant les pertes envisagées. Le débat de l’été 2020 autour des applications de traçage sanitaire en est une illustration flagrante. Et la vitesse d’évolution est un facteur aggravant, tout comme le conservatisme des juristes.