Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

* Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste

Aujourd’hui, il nous serait bien difficile d’imaginer nos vies sans les technologies. À la maison comme au travail, elles sont devenues indispensables. Il y a toutefois un prix à payer : le stress numérique, qui croît lui aussi à un rythme alarmant.

Même si l’arrivée massive des technologies de l’information et des communications (TIC) est relativement récente, nous peinons déjà à nous rappeler l’époque où nos échanges à distance au travail passaient uniquement par le téléphone, par la poste ou par le télécopieur. Internet et tous les outils qui en ont découlé ont constitué une véritable révolution et il semble désormais impossible de s’en passer.

Les technologies numériques nous offrent de multiples avantages, notamment une performance accrue, un accès rapide à l’information et la capacité d’entrer instantanément en contact avec nos proches et nos collègues. Toutefois, la médaille a un revers, et ces technologies peuvent aussi provoquer du stress chez certaines personnes. Dans la littérature scientifique, on parle de stress numérique (ou de technostress), autrement dit du stress subi par un individu lorsqu’il utilise les TIC. Précisons qu’on ne doit pas confondre le stress numérique – c’est-à-dire l’état de stress ressenti par un individu – et les sources de stress numérique qui, elles, s’ajoutent à des facteurs de risque psychosociaux mieux connus, par exemple la demande psychologique et le manque d’autonomie. En d’autres termes, le stress numérique peut découler de plusieurs sources. Il importe donc de les reconnaître pour comprendre leurs effets et, éventuellement, pour les prévenir, les contrôler ou les limiter. Mais comment déterminer les sources de stress numérique et en comprendre les effets?

Dossier : Révolution numérique

Diverses sources de stress numérique

Des chercheurs ont relevé cinq sources de stress numérique au travail, soit les différentes manières dont la technologie peut susciter un état de stress chez les employés.

  1. Il y a tout d’abord la techno-surcharge, c’est-à-dire le potentiel des TIC à amener un employé à travailler davantage parce qu’il peut gérer plus de tâches en même temps et les accomplir plus rapidement.
  2. La techno-invasion fait plutôt référence au sentiment d’être envahi dans sa vie personnelle parce qu’on est constamment connecté. Chez les travailleurs, il existe alors une certaine porosité entre les différentes sphères de l’existence.
  3. Quant à la techno-complexité, elle peut créer un sentiment d’incompétence chez les utilisateurs en raison de la complexité des logiciels et de la difficulté à apprendre à s’en servir adéquatement.
  4. Pour sa part, la techno-insécurité se rapporte au sentiment qu’éprouvent les employés lorsqu’ils ont peur d’être remplacés par des outils technologiques. Ils craignent en effet de perdre leur emploi à cause de l’automatisation et de la robotisation de certaines tâches.
  5. Enfin, la techno-incertitude désigne les changements constants et les mises à jour successives des outils numériques, ce qui constitue une autre source de stress pour les usagers.

Des manifestations variées

Comme pour les autres sources de stress, la réaction de l’organisme humain aux sources de stress numérique se manifeste de différentes façons. Devant une situation stressante ou une menace, voire une obligation incontournable (le respect d’une date butoir en dépit d’un changement de logiciel ou d’un bogue informatique, par exemple), notre organisme sécrète une cascade d’hormones, d’abord les catécholamines, puis les glucocorticoïdes (notamment le cortisol). La fréquence cardiaque augmente, de même que la tension et la température corporelle. Une fois la source de stress ponctuelle éliminée, ces symptômes disparaissent. Lorsque la source de stress perdure ou s’intensifie et qu’on a l’impression que ce qu’on nous demande d’effectuer dans une journée dépasse nos moyens, le corps fonctionne alors en surrégime. L’exposition à des sources de stress chronique en milieu de travail, y compris les sources de stress numérique, peut alors mener à des symptômes tels qu’une diminution de la concentration, de l’irritabilité et des troubles de la mémoire. À cela peuvent s’ajouter un sentiment d’épuisement et diverses émotions négatives comme l’inquiétude, l’anxiété, voire la dépression. Les troubles musculo-squelettiques et les maladies cardiovasculaires font aussi partie de ce triste palmarès.

En plus d’avoir des conséquences sur la vie personnelle, le stress chronique peut avoir des répercussions dans la sphère professionnelle. Selon la gravité des symptômes, il peut également être associé à du présentéisme (c’est-à-dire le fait de se rendre au travail alors qu’on est malade ou épuisé), à de l’absentéisme et à des absences prolongées. Sans surprise, la satisfaction au travail et l’engagement envers l’organisation peuvent également s’en trouver affectés. La satisfaction au travail est un facteur essentiel non seulement du point de vue du bien-être et de la performance des employés mais aussi en raison des conséquences sur la productivité de l’entreprise et sur les coûts que celle-ci doit assumer. Au bout du compte, les conflits entre le travail et la vie personnelle peuvent s’accentuer et générer de l’insatisfaction.

Certains facteurs aggravants peuvent accroître le stress numérique. Par exemple, l’infobésité, c’est-à-dire la surcharge d’information reçue de diverses sources technologiques, notamment les courriels, les messages instantanés, etc., contribue à accentuer cette réaction.

Le fait de se montrer constamment disponible et accessible par le biais de la technologie peut aussi créer des attentes de réponse plus rapide de la part des gestionnaires envers leurs employés. Le sentiment d’être constamment connecté, en plus de provoquer de la techno-invasion, a aussi été désigné comme une des causes majeures de stress numérique.

L’écart entre l’utilisation souhaitée de l’ordinateur comme principal outil de communication et son utilisation réelle influe aussi sur le stress numérique. Pensons à l’avalanche de courriels qui déferle chaque jour dans nos boîtes de réception, sans parler de la piètre qualité linguistique de certains messages (qui présentent parfois un contenu ambigu ou déstabilisant). D’ailleurs, le stress numérique risque d’être plus grand chez les personnes qui préfèrent les échanges verbaux aux courriels mais qui sont obligées d’avoir recours aux communications électroniques. Enfin, le manque de cohérence entre les exigences des gestionnaires et les capacités réelles des employés ainsi que les interruptions fréquentes durant les heures de travail font aussi partie des facteurs aggravants.

Le télétravail commence lui aussi à peser dans la balance. En ce moment, un nouveau phénomène appelé « l’apnée du Zoom » fait son apparition. Ainsi, on a constaté que le travail à l’écran peut mener les gens à respirer de façon superficielle. Le maintien d’une respiration superficielle envoie au cerveau un signal de danger, avec toutes les répercussions physiologiques et psychologiques que cela peut avoir si le stress est maintenu sur une longue période.

Est-il possible d’atténuer le stress numérique?

Le premier pas vers l’atténuation du stress numérique consiste avant tout à reconnaître que l’utilisation des TIC peut constituer une source de stress au travail. Pour agir plus efficacement, les organisations doivent donc prendre cet élément en considération dans l’évaluation des facteurs de risque psycho-sociaux associés au travail.

Par la suite, la mise en œuvre de diverses stratégies de prévention aidera à diminuer les effets de ce stress, par exemple en offrant davantage de formation aux employés ainsi qu’en élaborant des politiques, des pratiques et des procédures favorables au développement d’un climat de sécurité psychosociale. Les travailleurs auront ainsi conscience du fait que leur employeur reconnaît l’existence du stress, y compris le stress numérique au travail, et qu’il œuvre à sa réduction en prenant les mesures nécessaires. L’accès à des formations et la mise en œuvre de politiques claires en matière de droit à la déconnexion sont des exemples de stratégies destinées à diminuer les risques de ressentir du stress numérique.

Nos recherches ont aussi démontré que le stress numérique est lié à la demande psychologique et au sentiment de surcharge (voir le graphique à la page suivante). Ces trois sources de stress composent le facteur nommé « exigences du travail » (c’est-à-dire ce que nous devons accomplir au travail). Le modèle présenté dans ce graphique indique également que les exigences du travail sont associées à la détresse psychologique et aux atteintes à la santé. Nos travaux et ceux de nombreux autres chercheurs dans le domaine du stress et du bien-être au travail indiquent que les exigences du travail peuvent être contrebalancées par des ressources occupationnelles telles que l’autonomie, la possibilité de développer ses compétences et un travail qui procure du plaisir et qui est riche de sens. Le déséquilibre perçu entre les exigences et les ressources génère un état de stress. Il est possible pour une organisation d’agir en amont afin d’aider son personnel à maintenir cet équilibre. Par exemple, de bonnes pratiques en matière de gestion du changement, de même qu’une offre de soutien technique aux employés, améliorent la littératie informatique et facilitent l’adhésion. Dans ce dernier cas, il s’agit d’informer les employés des raisons pour lesquelles on a introduit de nouveaux outils et de les soutenir tout en les encourageant à les utiliser et à les expérimenter. Le soutien social tant vertical (de la part des supérieurs hiérarchiques) qu’horizontal (de la part des collègues) est un élément majeur dans la réduction des effets des sources de stress au travail, y compris le stress numérique.

Ces trois derniers éléments modérateurs – soutien, littératie et adhésion – permettent d’ailleurs de générer du « techno-eustress », c’est-à-dire une perception positive de la situation stressante plutôt que la perception d’une menace. Les effets du stress numérique sont alors atténués, ce qui peut mener à l’augmentation de la productivité, de la satisfaction et de l’innovation grâce aux TIC. Il sera toutefois nécessaire d’effectuer des recherches sur les effets positifs du stress numérique pour faire contre-poids aux recherches qu’on consacre plus fréquemment à ses effets négatifs. Ces connaissances pourraient entre autres mener à des solutions technologiques destinées à contrer ces répercussions nocives. Par exemple, la surcharge de travail que peut représenter la gestion des courriels pourrait être réduite grâce à des applications mobiles spécialisées, notamment des assistants virtuels intelligents et des applications comme Edison Mail ou Superhuman.

Des stratégies individuelles de gestion du stress (la relaxation, l’activité physique, etc.) peuvent aussi s’avérer bénéfiques à cet égard, mais elles demeurent insuffisantes en soi. Elles doivent être combinées à des stratégies organisationnelles pour prévenir ce stress et pour agir en amont.

Et le droit à la déconnexion?

Parmi les politiques qui contribueraient à réduire le stress numérique, le droit à la déconnexion occupe une place de choix. Bien que cette idée ait fait son chemin au Québec, on est encore loin d’une réglementation comme celle qui a été adoptée en France. Intégré en janvier 2017 dans le Code du travail français, ce nouvel article garantit désormais « les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion », autrement dit la possibilité de ne pas se connecter aux outils numériques et de ne pas faire l’objet de tentatives de prise de contact en dehors de ses heures de travail.

Les entreprises françaises doivent aussi mettre en place des « dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale », tel que le stipule le Code du travail français. Même si on peut reprocher à cette législation de manquer de mordant dans la mesure où elle fixe surtout une obligation de moyens et non de résultats, elle lance malgré tout un signal clair aux employeurs.

Chez nous, le parti politique Québec solidaire a déposé en 2018 un projet de loi intitulé Loi sur le droit à la déconnexion (projet de loi n° 1097) qui n’a toutefois pas mené à l’adoption de mesures concrètes. De plus, même si notre Loi sur les normes du travail fournit des balises en ce qui concerne le nombre d’heures au-delà duquel un employé peut refuser de travailler, il reste que le déploiement à grande échelle du télétravail en raison de la pandémie de COVID-19 rend la tâche plus complexe. En effet, la disparité qui règne entre l’autonomie du personnel (qui résulte du travail à distance) et le souci de contrôle de la part des entreprises occasionne plusieurs problèmes. Dans un tel contexte, les employés peuvent se sentir surveillés et ressentir une forte pression. C’est pourquoi il apparaît urgent et nécessaire de mieux baliser le droit à la déconnexion et d’adapter nos pratiques dans ce domaine à la réalité du télétravail.


Note

Les auteures remercient Marianne Beaulieu, professeure adjointe à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, et Mahée Gilbert-Ouimet, professeure au Département des sciences de la santé de l’Université du Québec à Rimouski, qui ont participé à la relecture de cet article.