Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

En plus de ses conséquences désastreuses sur l’économie, la pandémie de COVID-19 a eu de lourdes répercussions sur la santé mentale de la population. Les travailleurs n’ont pas échappé à cette vague de fond qui menace d’en engloutir plusieurs sur son passage. Constats et pistes de solution.

Sentiment d’isolement, détresse psychologique, épuisement professionnel, inquiétude constante, perte de sens… Après plus d’un an de pandémie – et de télétravail pour la plupart des employés –, les symptômes sont légion. Si ces problèmes existaient déjà bien avant que la COVID-19 ne fasse irruption dans nos vies, celle-ci les a exacerbés.

Parmi ce cortège de retombées négatives, un élément positif demeure : en mettant la santé mentale sous le feu des projecteurs, la crise actuelle rappelle pourquoi il est si important d’en prendre soin.

À deux doigts de l’épuisement

Avant même le printemps 2020 et l’instauration des mesures sanitaires, la santé mentale des employés n’était pas au beau fixe. «En 2016, une étude a révélé que près des deux tiers des travailleurs nord-américains, soit 62 %, disaient éprouver de hauts niveaux de stress, des pertes de contrôle et de la fatigue extrême1. En 2018, une autre recherche a montré qu’un employé américain sur cinq présentait un risque d’épuisement professionnel2», mentionne Bruno Lussier, professeur agrégé au Département de marketing de HEC Montréal.

Ces données étaient déjà préoccupantes, mais elles n’ont fait qu’empirer avec la pandémie et la généralisation du télétravail. Il y a un an, on a rapporté du stress élevé chez 67 % des employés, non seulement en Occident mais aussi en Asie et en Océanie. Le sentiment d’isolement social était partagé par 75 % d’entre eux, alors que 57 % se disaient en proie à une grande anxiété et que 53 % témoignaient être épuisés sur le plan émotionnel3. «C’est un changement majeur et inquiétant, dû à un ensemble de facteurs. Depuis que les employés travaillent à distance, ils font davantage d’heures, et la frontière entre le travail et la vie personnelle a disparu », dit Bruno Lussier.

Cette hausse de la productivité a donc fait en sorte qu’on s’est mis à brûler la chandelle par les deux bouts. Mais ce n’est pas tout : il a aussi fallu apprivoiser rapidement de nouvelles technologies et des façons inédites de travailler, puis passer de nombreuses heures devant nos écrans en visioconférence, et ce, tout en étant socialement isolé. Résultat : la fatigue physique et psychologique s’est installée, de même que les maux de tête et de dos. On a vite été à fleur de peau et, surtout, on a commencé à se sentir incompétent dans des tâches qu’on maîtrisait parfaitement auparavant. «À la longue, on finit par s’autoévaluer comme quelqu’un d’inefficace et on se replie sur soi-même. On ne veut plus voir qui que ce soit, on n’allume même plus sa caméra dans les visioconférences ou on tente d’éviter d’y participer. Le burn-out nous guette…», prévient Bruno Lussier.

Estelle Morin, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations, ajoute que les symptômes de détresse psychologique apparaissent également parce que nous sommes depuis trop longtemps dans une phase d’adaptation. «Lorsqu’on peut faire alterner les états d’adaptation et de récupération, on réussit à préserver son équilibre et sa santé mentale. Mais nous n’avons pas eu de répit, hormis une pause de quelques semaines à l’été 2020. C’est pourquoi on assiste à un phénomène d’usure. Notre capacité d’adaptation et notre résistance aux tensions tendent à s’affaiblir», explique-t-elle.

Mme Morin ajoute que le manque de prévisibilité aggrave les choses : «notre cerveau est un organe de prédiction et a besoin de savoir pendant combien de temps il devra s’adapter. En effet, même si certaines personnes sont plus résilientes que d’autres, nos ressources ne sont pas illimitées. Et puisqu’on ne sait pas combien de temps ça va durer, cela stimule l’anxiété et déclenche des comportements de vigilance. La pression s’accroît, ce qui accélère l’usure», poursuit-elle.

Les gestionnaires aussi

Les gestionnaires n’ont pas été épargnés par la crise. Ils ont dû maintenir les projets à flot, s’assurer de faire respecter les échéanciers et soutenir leurs équipes. Or, ils disposent de peu d’outils pour le faire et se sentent isolés. C’est pourquoi la dépression et l’épuisement professionnel font des ravages dans leurs rangs. «On a laissé tomber nos cadres, croit Estelle Morin. Ils sont très sollicités, ils se sentent à la fois responsables, impuissants et mal équipés. Il faut leur apporter du soutien parce que, dans une organisation, tout le monde est dans le même bateau. »

Marie-Ève Landry, psychologue organisationnelle et consultante principale, développement des leaders et des équipes, au sein de la firme-conseil Humance, confirme que de nombreux gestionnaires sont épuisés. D’ailleurs, elle le constate régulièrement sur le terrain : «Depuis le printemps 2020, dans les entreprises, les hautes directions ont dû adopter une vision plus stratégique afin de relever les défis occasionnés par la crise. De leur côté, les employés devaient réaliser leurs tâches dans des conditions difficiles. Les gestionnaires de niveau intermédiaire se sont donc retrouvés coincés entre l’arbre et l’écorce. Ils ont subi de la pression à la fois des échelons hiérarchiques supérieurs et de leurs équipes. Ils ont dû en prendre beaucoup sur leurs épaules, notamment en ce qui a trait à la mise en œuvre et à la supervision du travail à distance, qui nécessite beaucoup de coordination», analyse-t-elle.

Les cadres ont aussi travaillé davantage : alors que les employés ont généralement utilisé à des fins personnelles le temps qu’ils n’avaient plus à consacrer au transport pour aller au travail et rentrer à la maison, les cadres, eux, en ont profité pour abattre plus de boulot4.

Le soutien offert aux équipes

Quand l’incertitude semble être devenue la norme, comment soutenir le moral des troupes? Bruno Lussier rappelle que des recherches ont prouvé que le soutien du gestionnaire est un élément clé tant pour prévenir et atténuer l’anxiété que pour réduire les risques d’épuisement professionnel dans les équipes5. Il ajoute que l’écoute attentive et l’empathie sont deux éléments essentiels dans la boîte à outils des cadres qui veulent prendre soin de leurs gens. «On doit se montrer présent et tâter fréquemment le pouls des employés. Cela peut prendre la forme d’une vidéoconférence hebdomadaire qui commence par un tour de table durant lequel chacun peut s’exprimer. Il faut aussi laisser de la place aux discussions informelles lors des réunions virtuelles6. On complète le tout avec des prises de contact régulières par courriel, texto, téléphone, etc. On module en fonction de la personnalité des gens et on adapte ses méthodes : certains parlent facilement alors que d’autres sont plus introvertis. L’important, c’est de fournir des occasions d’interactions, même à distance», expose-t-il, insistant sur la nécessité d’être à l’écoute.

Un bon gestionnaire connaît bien son groupe, prend fréquemment des nouvelles et s’informe pour savoir comment il peut aider. «Il est aussi capable de se mettre dans la peau de l’autre et de faire de l’écoute active, il encourage et apporte du soutien émotionnel», poursuit Bruno Lussier. En effet, même si on ne peut pas forcer les gens à s’exprimer, le cadre a la responsabilité d’ouvrir la porte à la discussion.

Toutefois, le gestionnaire doit éviter de se retrouver dans une position de conseiller et adopter plutôt la posture d’un coach, estime Marie-Ève Landry. «On peut poser des questions à l’employé avec bienveillance, sans se montrer intrusif, et explorer avec lui les solutions qui s’offrent. Cependant, on ne doit jamais les proposer entièrement soi-même : l’employé doit lui aussi contribuer à leur conception. Le fait d’assurer une certaine sécurité psychologique, c’est-à-dire d’offrir un espace de discussion où on peut s’exprimer sans se sentir jugé ni menacé, est tout aussi essentiel», ajoute-t-elle. Néanmoins, le gestionnaire devra rester à l’affût des signaux et orienter la personne vers les ressources disponibles si elle semble avoir besoin d’aide professionnelle. Estelle Morin souligne cependant que cela n’est possible que si le cadre est lui-même en assez bonne forme. «En état d’épuisement, il ne pourra pas apporter un tel soutien», ajoute-t-elle.

Dans un contexte de télétravail, il est également crucial de mesurer le rendement autrement, recommande Marie-Ève Landry. «On devrait revoir ses attentes et privilégier l’atteinte de résultats démontrant rapidement et tangiblement la contribution de chacun, et ce, en tenant compte le plus possible des forces et des intérêts des gens. C’est aussi une belle occasion pour les gestionnaires de développer leur confiance dans leurs équipes et de les rendre plus autonomes», dit-elle. En effet, gagner en autonomie fait reculer l’anxiété.

Pour sa part, Estelle Morin estime qu’il faut non seulement se montrer plus tolérant en ce qui a trait aux performances attendues mais aussi respecter l’horaire personnel des employés. «On doit éviter de les solliciter en dehors des heures de travail. C’est d’ailleurs une bonne pratique que les cadres devraient appliquer à eux- mêmes, souligne-t-elle. Ce sont des êtres humains, tout autant que les employés. Et comme on ne peut pas donner aux autres ce qu’on n’a pas, il est important de prendre soin de soi et de se ressourcer.»

Marie-Ève Landry partage cet avis et estime que les gestionnaires font partie des grands oubliés de la pandémie, même si les hauts dirigeants sont bien conscients qu’on leur en a demandé beaucoup. «Sur le terrain, je remarque que les cadres aimeraient pouvoir se retrouver et faire part de leurs expériences. Ils ont besoin de sentir qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils font partie d’une communauté. Les groupes de discussion entre gestionnaires sont très appréciés. Certaines entreprises ont aussi créé un service téléphonique de soutien à leur intention. En cas de situation difficile, ils peuvent appeler pour lâcher du lest, se réaligner, obtenir de l’aide», dit-elle. Une chose est sûre : si on a demandé aux gestionnaires de se montrer bienveillants et compréhensifs avec leurs employés, aujourd’hui, il est urgent de faire preuve de bienveillance envers eux.


Notes

1 Valcour, M., «Stress – Beating burnout», Harvard Business Review, vol. 94, n° 11, novembre 2016, p. 98-101.

2 Seppälä, E., et Moeller, J., «Stress – 1 in 5 employees is highly engaged and at risk of burnout» (article en ligne), Harvard Business Review, 2 février 2018 (mis à jour le 16 mai 2018).

3 «Employee experience – The other COVID-19 crisis: mental health», Qualtrics, 14 avril 2020. Cette étude a porté sur plus de 2 000 employés australiens, français, allemands, néo-zélandais, singapouriens, américains et britanniques.

4 Kun, A., Sadun, R., Shaer, O., et Teodorovicz, T., «Where did the commute time go?» (article en ligne), Harvard Business Review, 10 décembre 2020.

5 Voir notamment : Lussier, B., Bolander, W., et Hartmann, N. N., «Curbing the undesirable effects of emotional exhaustion on ethical behaviors and performance: A salesperson-manager dyadic approach», Journal of Business Ethics, vol. 169, n° 4, avril 2021 (publié en ligne le 31 août 2019), p. 747-766 ; Lussier, B., Wieland, H., Hartmann, N. N., et Philp, M., «Social anxiety and salesperson performance: The roles of mindful acceptance and perceived sales manager support», Journal of Business Research, vol. 124, n° 2, janvier 2021, p. 112-125.

6 Frisch, B., et Greene, C., «Collaboration – Make time for small talk in your virtuals meetings» (article en ligne), Harvard Business Review, 18 février 2021.