Article publié dans l'édition été 2015 de Gestion

Les entreprises sont souvent dépeintes comme étant obnubilées par les profits et la concurrence, nourries par des cultures organisationnelles axées sur la maximisation de la performance à tout prix, et ignorantes des coûts sociaux connexes. Les gens d’affaires sont quant à eux associés au stéréotype de l’individu froid, individualiste et égoïste qui vise son enrichissement avant tout, parfois même aux dépens des autres. Des « psychopathes à cravate » dans nos organisations ? Au-delà de cette image, comment pouvons-nous expliquer les dilemmes éthiques auxquels les organisations font face ? Et si les avancées récentes en neurosciences nous permettaient de jeter un tout nouveau regard sur le côté obscur de la Force ?

L’étude des scandales éthiques nous a malheureusement appris que le stéréotype représenté dans de nombreux films et livres n’est pas si loin d’une certaine réalité. Ne pensons qu’à Enron, Norbourg ou la Commission Charbonneau... À tel point que certains se sont mis à étudier les effets de la présence des individus immoraux dans les organisations. L’étude des psychopathes, combinée avec celle d’individus souffrant de diverses lésions cérébrales, a été historiquement à la base de la recherche en neurosciences. Ces individus représenteraient entre 1 % à 5 % de la population en général, avec une prévalence accrue chez les hommes. Les recherches ont démontré qu’ils pouvaient s’adapter et avoir du succès dans divers milieux de travail, tout particulièrement dans le milieu des affaires, apportant leur lot de conséquences négatives sur leurs collègues et la culture de leur organisation !


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Le domaine de l’éthique organisationnelle est né en réaction à ces scandales et a suscité une profonde réflexion sur l’éthique dans les entreprises, tant du public en général que dans les écoles de commerce et les entreprises elles-mêmes. Ce regain d’intérêt a contribué à stimuler la recherche dans ce domaine où l’on tente de faire le pont entre les sciences de la gestion, l’éthique et d’autres sciences sociales et naturelles, dont les neurosciences. Les avancées récentes, notamment l’amélioration des techniques de neuro-imagerie telles que l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), permettent de mieux comprendre le fonctionnement de notre cerveau et par extension les comportements humains dans divers contextes sociaux. Dans la foulée de ces découvertes, nous avons assisté à l’émergence d’un nouveau domaine de recherche qui s’insère entre les neurosciences et l’éthique : la neuroéthique.

Deux angles d’approche sont ici possibles. D’une part, il y a l’éthique des neurosciences, qui aborde les enjeux moraux liés au développement de la recherche et de la clinique en neurosciences, comme les questions relatives à la détermination de la mort cérébrale. D’autre part, il y a la neuroscience de l’éthique, qui se penche sur les comportements des individus à partir de la recherche sur le fonctionnement du cerveau. L’utilisation des techniques de neuro-imagerie fonctionnelle permet par exemple de mieux comprendre le raisonnement moral des individus, les comportements de coopération sociale, l’empathie, l’altruisme, les biais implicites tels que les préjugés, et certains comportements violents. La neuroscience de l’éthique trouve depuis quelques années écho dans divers domaines de l’éthique appliquée, dont celui de la gestion éthique des organisations.

La neuroéthique des affaires

La neuroéthique des affaires s’attarde aux fondements biologiques et neurologiques des réflexions, prises de décision et comportements éthiques (ou non éthiques !) des acteurs qui évoluent dans les organisations. Ce nouvel éclairage vient compléter d’autres conceptions de l’éthique des affaires, basées entre autres sur différents courants philosophiques, tels que la déontologie ou l’utilitarisme, ou encore sur des recherches en psychologie comportementale. Bien que les retombées pratiques soient encore embryonnaires, les neurosciences contribuent déjà à enrichir notre compréhension de divers phénomènes et enjeux éthiques dans les organisations, notamment les attitudes et les comportements éthiques, ou non, des employés et dirigeants. En effet, pourquoi certains employés adoptent-ils toujours un comportement irréprochable au travail, tandis que d’autres ont une interprétation beaucoup plus souple des règles et normes organisationnelles ? Qu’est-ce qui pousse certaines personnes à la fraude, à la corruption ou à d’autres comportements illégaux ou non éthiques ?

Le rôle des émotions dans la prise de décision éthique

Un débat de longue date chez les grands penseurs en éthique concerne la primauté de la raison ou des émotions dans la détermination des comportements éthiques des individus. Bien que pour certains philosophes, dont Kant, la moralité dépend seulement de la raison dénuée d’émotion, plusieurs grands penseurs comme Platon, Aristote, Hume et Smith ont fait une grande place à l’émotion dans leurs conceptions de l’éthique et du comportement humain. Aujourd’hui, le fait que les enjeux et dilemmes moraux, en général et dans les organisations, sont souvent chargés d’émotions s’avère une évidence. Pourtant, il existe très peu de littérature et de recherche scientifique en éthique organisationnelle visant à expliquer l’influence des émotions dans la gestion, la prise de décision et le comportement éthique. En effet, la recherche adopte globalement une perspective rationaliste à l’égard du comportement humain, décrivant des individus « en contrôle » de leurs émotions et analysant de façon rigoureuse les tenants et aboutissants d’une situation avant de prendre une décision : le fameux Homo œconomicus ! Cette perspective se reflète dans la pratique de la gestion, ainsi que dans l’éducation des futurs gestionnaires, avec cette idée très répandue qu’un bon gestionnaire ne doit pas laisser ses émotions perturber son jugement.

principales zones cerebrales impliquees dans les comportements ethiquesPourtant, des recherches récentes en psychologie et en neurosciences nous apprennent que le comportement éthique est lié tant à nos émotions qu’à notre raisonnement et que, dans beaucoup de situations, ce sont les émotions ressenties qui poussent les gens à adopter des comportements altruistes. En fait, il semble que les émotions soient non pas un obstacle au bon raisonnement et à la prise de décision éthique, mais bien des éléments essentiels à ces processus. L’étude du comportement d’individus souffrant de lésions cérébrales au cortex préfrontal, à la suite d’un accident par exemple, démontre que chez ces personnes la capacité émotive et la capacité de raisonnement moral déclinent conjointement. Cette observation est appuyée par des études utilisant des procédés de neuro-imagerie, qui montrent que certaines parties du cerveau, telles que le cortex préfrontal ventro-médian, le cortex somatosensoriel, ainsi que des parties du système limbique, en particulier l’amygdale et le cortex cingulaire antérieur, sont impliquées à la fois dans le raisonnement, la prise de décision, le traitement des émotions, l’empathie et la génération de comportements éthiques.


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Les émotions contribuent à la prise de décision éthique à différents égards. De façon générale, les émotions agissent comme des intuitions morales, et en ce sens elles permettent de mieux déceler la présence d’un dilemme éthique, de mieux évaluer et apprécier une situation et son contexte, et motivent l’action et la résolution de la situation vécue. Les émotions négatives, comme l’anxiété, la peur et la colère, peuvent aussi être révélatrices d’un inconfort lié à une décision ou une situation. Sachant à quel point les émotions font partie de la prise de décision éthique, les écoles de commerce et les organisations gagneraient aujourd’hui à outiller et à encourager les gestionnaires et futurs gestionnaires à mieux reconnaître et comprendre leurs émotions, et à prendre des décisions qui soient à la fois satisfaisantes rationnellement et acceptables émotionnellement.

L’empathie, compétence fondamentale en gestion

L’empathie est aussi un sujet d’intérêt en éthique organisationnelle et sur lequel les neurosciences jettent un nouvel éclairage. L’empathie est cette capacité de l’humain à ressentir, à partager et à comprendre les émotions des autres, de façon spontanée ou volontaire. Elle est souvent présentée comme une compétence fondamentale dans les relations sociales et le raisonnement moral, ainsi que l’un des facteurs motivant les comportements altruistes des individus. On reconnaît un aspect émotionnel à l’empathie, correspondant au fait de ressentir spontanément une émotion, similaire bien que souvent différente en intensité, en réponse à celle vécue par une autre personne. Il a été démontré que le fait de ressentir une telle émotion stimule les mêmes régions du cerveau que si on avait soi-même expérimenté la situation à l’origine de l’émotion. Il existe aussi un aspect cognitif à l’empathie, un processus complexe qui nous permet de nous mettre à la place de l’autre, d’imaginer comment l’autre peut se sentir dans une situation donnée. C’est cette capacité d’empathie cognitive qui permet à une personne de ressentir de la tristesse lorsqu’elle apprend le décès de la mère d’une collègue de travail, par exemple. On reconnaît aussi un aspect biologique à l’empathie. En effet, l’ocytocine, un neuropeptide connu pour jouer un rôle d’importance dans la naissance et le développement du lien mère-enfant, a récemment été identifié comme contribuant à différents processus sociaux, y compris l’empathie, la confiance entre les personnes et les comportements altruistes. D’autres neurotransmetteurs, comme la dopamine et la sérotonine, participeraient également au phénomène cognitif lié à l’empathie.

Autant nos propres émotions sont importantes dans la prise de décision éthique, autant le fait de comprendre et de ressentir les émotions des autres se révèle être une compétence de gestion. Le fait de comprendre les émotions des autres dans une situation complexe permet d’enrichir notre interprétation et notre analyse de celle-ci. L’empathie cognitive nous permet aussi de mieux évaluer les conséquences de nos décisions en anticipant ou en imaginant les émotions des autres parties prenantes. Il semble que plus les gestionnaires tentent d’adopter les perspectives des autres parties concernées par une décision, plus ils sont susceptibles de prendre une décision responsable et éthique. L’empathie sert aussi à entretenir de bonnes relations sociales et à établir des liens entre les individus qui évoluent dans une organisation, luttant contre la fragmentation et l’individualisme propres à notre époque.

Limitations et dérives possibles

Les exemples présentés précédemment ne sont que quelques pistes de recherche auxquelles les neurosciences peuvent contribuer afin d’enrichir notre compréhension de l’éthique dans les organisations.

D’autres sujets font aussi l’objet d’études, comme le rôle des neurones miroirs dans la dissémination des comportements et des pratiques éthiques ou non éthiques dans les organisations, le phénomène du leadership éthique ou encore les causes des déviances organisationnelles. Toutefois, tout en reconnaissant le potentiel prometteur de l’apport des neurosciences au domaine de l’éthique organisationnelle, il nous faut rester lucides face aux limitations technologiques et aux problèmes de généralisation des résultats de recherche en neurosciences, et demeurer vigilants quant aux potentielles dérives liées à l’utilisation des neurosciences dans un contexte organisationnel.

Premièrement, il nous faut nous questionner sur la fiabilité et la validité de certains résultats de recherches, parfois réalisées sur un petit nombre de sujets et suivant des devis expérimentaux singuliers. Il faut aussi nous interroger sur ce que comprend réellement le public devant toute la complexité scientifique liéeaux neurotechnologies. Contrairement à une pensée populaire, mieux comprendre le fonctionnement du cerveau par l’utilisation de techniques de neuro-imagerie fonctionnelle ne veut pas dire qu’on obtient accès à l’« esprit » des personnes, ou qu’on peut lire leurs pensées ! Une analyse de la presse, l’une des sources d’information du public, révèle que des interprétations douteuses et certaines exagérations sont véhiculées.

Par ailleurs, il existe dans les médias et dans la population en général un a priori optimiste concernant les techniques de neuro-imagerie résultant d’une attitude généralement positive à l’égard de la science. Le fait d’expliquer divers phénomènes psychologiques et sociaux en utilisant des procédés de neuro-imagerie semble donner une allure scientifique séduisante à ces explications, qui paraissent plus convaincantes pour des personnes non expertes. Pourtant, le surinvestissement dans les connaissances actuelles en neurosciences par le public et les médias peut créer des risques d’interprétations et d’applications hâtives. Il y a donc des précautions à prendre dans la généralisation et l’utilisation des résultats de recherche en neurosciences.

Deuxièmement, il nous faut rester vigilants et critiques face aux potentielles dérives liées à l’utilisation de neurotechnologies dans un contexte organisationnel. Prenons, par exemple, les enjeux éthiques d’une éventuelle « neurodiscrimination ». En effet, est-ce que, dans le futur, des tests issus de méthodes neuroscientifiques pourraient être utilisés pour sélectionner les employés ou les gestionnaires lors de l’embauche, ou pour l’attribution de promotions ? Les neuro sciences pourraient-elles être utilisées afin de déterminer quels sont les « bons » et les « mauvais » employés et gestionnaires ? En fait, c’est une chose de tenter de déceler ces fameux psychopathes en cravate, mais de tenter de départager les « bons » et les « mauvais » employés, ce qui reposerait sur une définition normative du « bien », nous engagerait sur un terrain glissant.

Un autre exemple est lié aux enjeux éthiques associés à l’amélioration ou à la manipulation de la rationalité et de la moralité par l’utilisation de psychostimulants. En effet, il est suggéré dans des recherches que certains médicaments permettent d’améliorer la capacité de concentration ou la mémoire des personnes, de réduire les besoins en sommeil ou de favoriser une vigilance cognitive accrue. Des tests sont effectués afin d’évaluer notamment si des injections d’ocytocine favorisent la confiance interpersonnelle. Pour l’instant, dans la pratique, ces recherches suscitent principalement l’intérêt du secteur militaire, mais nous pouvons imaginer que des entreprises puissent éventuellement être tentées par l’utiIlisation de ces stimulants chez leurs employés afin d’augmenter les heures de travail ou la performance, ou de diminuer le besoin de sommeil.

Finalement, peut-être est-il bon de garder un certain esprit critique face aussi à l’utilisation des neurosciences dans d’autres aspects de la gestion des organisations. Ainsi, il nous faut considérer les enjeux éthiques liés aux applications commerciales du neuromarketing. En effet, bien qu’un des objectifs soit de mieux comprendre les mécanismes cérébraux impliqués par exemple dans la consommation ou dans la perception des publicités, ce qui correspond à une amélioration des connaissances dans le domaine du marketing, certaines applications pratiques du neuromarketing visent à influencer notre disposition à acheter. Certains dénoncent ces pratiques issues de différents procédés neuroscientifiques de « neuroconditionnement » comme une forme de manipulation mentale purement mercantile, n’ayant pour objectif que l’augmentation de notre consommation de produits et services, et portant donc atteinte au respect de l’autonomie et à la liberté des individus.

Les neurosciences représentent un nouvel apport aux connaissances sur le comportement humain, et la neuroéthique des affaires contribue à notre compréhension des comportements éthiques ou non éthiques des différents acteurs qui évoluent dans les organisations. Il y a donc devant nous tout un pan de recherches et de questions fascinantes rattachées aux études neuroscientifiques qui tentent de comprendre le comportement et la réflexion éthiques des individus. Devant l’enthousiasme engendré par ces nouveaux développements, il nous faut cependant rester critiques et vigilants quant aux limites, aux dérives et aux enjeux éthiques potentiellement associés à l’utilisation des neurosciences dans un contexte organisationnel afin de ne pas rejoindre le côté obscur…