Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Un million d’exemplaires vendus, traduit en 30 langues, distribué partout au monde, le livre Business Model Generation a connu une gestation hors norme. Qu’on en juge : deux coauteurs, 470 contributeurs payants recrutés dans 45 pays par l’intermédiaire du Net, un noyau dur de concepteurs, designers, vidéastes et éditeurs, travaillant de concert en ligne à l’élaboration d’un projet exaltant ! Voilà de quoi interpeller tant les entrepreneurs de PME et les dirigeants de grandes entreprises que les gestionnaires désireux de transformer leurs idées porteuses en entreprises performantes et innovantes.

En 1999, des jeunes ingénieurs à la veille de lancer leur entreprise ont demandé conseil au professeur Yves Pigneur pour préparer le plan d’affaires qu’ils devaient soumettre à leur banquier afin d’obtenir un financement. Ils avaient peu de connaissances en gestion, ayant puisé leurs seules notions de base sur Internet. Pour en savoir davantage sur leur projet, Yves Pigneur leur a posé quelques questions pour s’apercevoir rapidement que ses interlocuteurs ne possédaient pas une idée claire de leur entreprise. À partir de plusieurs conversations, il a dégagé progressivement neuf blocs à considérer dans l’élaboration d’un modèle d’affaires. C’était l’intuition de départ de l’aventure du livre Business Model Generation.


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De la thèse au livre

Alexander Osterwalder était alors son étudiant au doctorat. Yves Pigneur lui a proposé d’explorer ce sujet et de faire sa thèse sur une matrice de modèle d’affaires, appelée Business Model Canvas, constituée de ces neuf blocs. Pendant quatre ans, ils ont défini ce qu’on appelle dans un jargon un peu théorique, l’ontologie du business model, qui est en fait une proposition claire de ce qu’est un modèle d’affaires avec tous les composants et leurs relations entre eux, y compris le modèle conceptuel global. En 2004, Alexander Osterwalder soumet sa thèse rédigée sous la direction du professeur Yves Pigneur et il obtient son doctorat de l’Université de Lausanne.

Au cours des quatre années qui ont suivi, Alexander Osterwalder et Yves Pigneur se rendent compte que cette thèse, qui est accessible sur le Web en format PDF, est de plus en plus téléchargée. Alors que le premier a trouvé un emploi dans une petite société de conseil en stratégie tout en participant à la création d’une ONG mondiale de lutte contre le SIDA et la malaria, le deuxième demeure professeur à l’Université de Lausanne. Alexander Osterwalder tient en même temps un blogue sur les business models à partir duquel des ateliers sont organisés dans des entreprises aussi importantes que 3M, Erickson, Deloitte et Telenor. Vu l’intérêt croissant pour le sujet, ils vont s’attacher à simplifier le modèle en adoptant une approche visuelle facilitant la discussion en groupe dans des ateliers. Après une période d’essais et erreurs, ils élaborent une matrice universelle à partir du modèle théorique développé dans la thèse (voir Schéma 1).

Schéma 1 - La matrice universelle*

Schéma 1 

* Tiré de Alexander Osterwalder et Yves Pigneur, Business Model Nouvelle génération, Pearson Education France, 2011, p. 280. Traduction française de l'original Business Model Generation, John Wiley & Sons, 2010

Lors d’un atelier tenu aux Pays-Bas en 2006, un consultant, Patrick van der Pijl, leur suggère de produire un manuel pédagogique d’accompagnement. Yves Pigneur et Alexander Osterwalder décident d’explorer la faisabilité de cette idée. En 2008, le projet prend forme et ils décident de publier un livre rendant compte de leurs dernières recherches sur le nouveau « canevas » visuel du business model. Patrick van der Pijl deviendra le producteur du livre.


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Se démarquer

Chaque année dans le monde, des milliers de livres sont publiés dans le domaine de la gestion. Seulement aux États-Unis, on compte, bon an mal an, autour de 10 000 à 12 000 titres. Dans un tel contexte, comment leur livre pourrait-il se distinguer au sein de cette masse de publications ? Ils en ont conclu qu’il fallait s’y prendre autrement et sortir de la façon habituelle de publier un livre de gestion. Bref, ils se sont attachés à analyser les modèles d’affaires du monde de l’édition, à partir de leur expérience. Ils en ont d’ailleurs fait l’objet d’un exemple dans un chapitre1.

Au cours de plusieurs réunions de production, Alexander Osterwalder, Patrick van der Pijl et Yves Pigneur ont d’abord défini leur modèle d’affaires en dessinant la matrice de la publication de leur livre en devenir. Après réflexion, il a été établi qu’il serait produit de la façon suivante : ils ont annoncé sur le Web qu’ils écrivaient un livre sur les business models et ils ont demandé aux internautes intéressés par la création de modèles d’affaires innovants de s’inscrire sur le site créé dans ce but : le « hub » de BusinessModelGeneration.com venait de voir le jour.

En s’inspirant de l’idée que l’on peut commander et payer d’avance un ordinateur en ligne que Dell assemblera et expédiera plus tard, ils ont proposé aux personnes intéressées par l’élaboration de leur livre de débourser 24 $ US pour s’inscrire sur le hub. Ce tarif leur permettait d’avoir accès à tous les chapitres au fur et à mesure de leur rédaction, d’en prendre connaissance et de retourner leurs commentaires sur tous les aspects du livre : texte, schémas, photos, structure, etc. Dès le départ, il était clair que ce livre serait un livre visuel, esthétique et pratique, agrémenté d’exercices et de suggestions d’ateliers. En échange, les deux coauteurs se sont engagés à écrire le nom des intervenants sur la deuxième page du livre à titre de collaborateurs. Le gain était triple : se démarquer, tester le marché et financer en partie le projet.

À leur grande surprise, les demandes d’inscription ont afflué. Dans l’année qu’a duré la rédaction du livre, ils ont reçu plus de 1 600 commentaires provenant de quelque 500 personnes, appelées « co-designers ». Au début, le tarif était de 24 $, mais ils l’ont augmenté progressivement à chaque tranche de 30 personnes supplémentaires. À la fin de l’année, l’inscription était d’exactement 243 $. Le phénomène avait de quoi surprendre, puisque ces personnes étaient prêtes à débourser plus de 200 $ pour avoir accès à un livre en production qui ne coûterait en bout de ligne pas plus de 40 $. C’était une variante, avant la lettre, de sociofinancement.

Un chantier collectif

Parmi les collaborateurs de la première heure, Alan Smith, cofondateur et directeur artistique de l’agence The Movement, de Toronto, leur offre ses services de designer pour concevoir l’aspect visuel du livre. Le ton est donné : ce sera un format couché et une grille priorisant les dessins, l’effet de relief, les couleurs comme repères, les plans aérés, les photos de participants en action… Bref, les carcans d’édition traditionnelle volent en éclat, les réflexes acquis sont bousculés et la créativité devient la norme pour tous : les coauteurs, le designer et les collaborateurs inscrits. Conçu au départ pour les « visionnaires, révolutionnaires et challengers », le livre, résolument visuel, présente les concepts de façon synthétique sur une page ou deux. La boucle est bouclée : l’ouvrage constitue en soi un produit innovateur qui facilite la compréhension d’une approche pratique pour l’élaboration de modèles d’affaires innovants. Se joindront à ce noyau de départ Tim Clark, à titre de correcteur, et d’autres membres du groupe JAM, en tant que dessinateurs.

Le livre se structure peu à peu et des chapitres sont lancés sur le hub au fur et à mesure qu’ils sont prêts. Les auteurs répondront aux commentaires sur le contenu, la présentation, les illustrations et la structure des ébauches de chapitres. Au terme du processus, le lancement d’une première version du livre est organisé en juin 2009 à Amsterdam, où se rencontreront l’équipe du livre, des co-designers et les premiers « adopters » du modèle. Chacun a l’impression de participer à un évènement créatif qui sort de l’ordinaire. C’est la fête ! Deux cents prototypes imprimés du livre sont alors distribués. Une vidéo du processus d’écriture, réalisée par Fisheye Media, est présentée, puis affichée sur le hub. Quelques mois plus tard, après les dernières retouches et modifications, un premier tirage officiel est lancé sur le marché.

Modèle d'affaires 

* Tiré de Alexander Osterwalder et Yves Pigneur, Business Model Nouvelle génération, Pearson Education France, 2011, p. 280. Traduction française de l'original Business Model Generation, John Wiley & Sons, 2010

Distribution sur le Web

Le premier tirage du livre sera édité à compte d’auteur. Il est imprimé en Hollande et distribué directement à partir du site web BusinessModelGeneration.com. Par le simple bouche-à-oreille, le succès est rapidement au rendez-vous : plus de 4 000 exemplaires sont vendus en quelques semaines. En revanche, les membres de l’équipe se rendent compte que ce succès impressionnant, dont certes ils se réjouissent, leur complique cependant la tâche. Des ratés surviennent dans la logistique (frais de douane, taxes de vente, frais d’envoi, codes-barres, erreurs d’adresses, retours). Il est donc décidé de faire appel au distributeur américain Amazon.com, qui exige toutefois que l’imprimeur du livre soit basé en Amérique du Nord. Grâce aux contacts du designer canadien Alan Smith, une entente est conclue avec un imprimeur de Toronto. La réaction ne se fait pas attendre, puisque les ventes sur Amazon.com atteignent rapidement quelques milliers d’exemplaires.

Un tel phénomène ne passe pas inaperçu dans le monde de l’édition aux États-Unis. Les deux coauteurs reçoivent bientôt des offres de plusieurs maisons d’édition, avant de signer finalement un contrat avec Wiley, qui s’engage, malgré ses réticences du début, à accepter le format couché, les schémas inhabituels, les photos et les couleurs. Très vite, Wiley va signer la traduction dans plusieurs langues. L’ouvrage sera ainsi traduit en 30 langues, ce qui permettra une diffusion en Europe (français, allemand, italien, espagnol, portugais…), en Amérique latine (portugais et espagnol) et en Asie (japonais, chinois, coréen…). Le livre se retrouve rapidement en tête des ventes des sites d’Amazon en Allemagne, au Japon, en Chine, au Brésil, en Argentine et dans d’autres pays.

Des appâts gratuits

Il va sans dire que le livre est disponible dans sa version papier, mais également dans sa version électronique. Les auteurs décident même de diffuser gratuitement sur BusinessModelGeneration.com les 70 premières pages du livre (sur un total de 280 pages). En parallèle, au moyen d’une licence informatique, ils permettent également un accès gratuit, dit en « common licence », au Business Model Canvas, qu’ils incitent les internautes à télécharger, à utiliser comme bon leur semble, à diffuser et même à s’approprier en affichant, s’ils le désirent, le logo de leur entreprise, et ce, à la seule condition expresse que le nom Business Model Generation apparaisse en tout temps dans le coin inférieur gauche. Lors de la publication du livre en 2010, une courte vidéo est enregistrée et mise en ligne sur le site YouTube pour expliquer la matrice en trois minutes ; elle sera visionnée un million de fois.

Cette politique de distribution gratuite d’une grande partie du livre et de la matrice contribuera à mousser encore davantage la diffusion de l’ouvrage et de la matrice elle-même. À ce jour, le livre Business Model Generation a été vendu à plus de un million d’exemplaires à travers le monde. De son côté, la matrice a été téléchargée quelques millions de fois gratuitement. On la verra apparaître dans des formations en gestion à travers le monde, dans des activités d’entrepreneuriat ou dans des sessions intensives en stratégie. En outre, bien qu’il n’ait pas été conçu comme un manuel pédagogique, l’ouvrage va être adopté par plus de 300 universités comme livre de référence, notamment en entrepreneuriat, en gestion de l’innovation et en gestion des technologies.

Peu de temps après la sortie du livre en 2010, une application iPad est développée, servant à définir et à utiliser le Business Model Canvas à l’aide de l’ordinateur. L’application permet non seulement de déplacer les Post-it électroniques sur la tablette comme on le ferait sur un tableau au mur ou sur une feuille de papier, mais aussi d’évaluer les revenus, les coûts et les profits futurs. Quelques dizaines de milliers de copies seront téléchargées sur l’App Store pour un prix unitaire de 30 $, dont Apple retient 30 %.

Du sur-mesure

Le lancement de l’application iPad coïncida avec un intérêt croissant de grandes entreprises pour cette approche du business model. Il s’avéra cependant que la petite application iPad ne convenait pas à leur besoin. Alexander Osterwalder et Alan Smith décidèrent alors de créer une société pour développer un logiciel destiné aux grandes entreprises, baptisé Strategyzer. La Strategyzer Academyorganise également des séances de formation et des ateliers de deux jours partout dans le monde. En 2014, une dizaine d’ateliers ont été organisés et ont réuni en moyenne 80 personnes par session. Alexander Osterwalder et Alan Smith consacrent une grande partie de leur temps à la gestion de cette société, alors que Yves Pigneur demeure professeur titulaire à l’Université de Lausanne où il poursuit son enseignement et ses recherches tout en participant avec Alexander Osterwalder à la diffusion du Business Model Canvas par des conférences et des ateliers tout autour du monde.

Une clientèle hétérogène et cosmopolite

Au début, les ateliers attiraient surtout des formateurs professionnels, mais au fil des ans, on a vu apparaître des coachs, des consultants ou des entrepreneurs venant de tous les secteurs d’activité, et de pays différents. Le succès ne se dément toujours pas, même si les ateliers ne font l’objet d’aucune publicité. Seul l’affichage sur le site BusinessModelGeneration.com des dates et des lieux où seront offerts les formations suffit à atteindre le nombre limite d’inscriptions par session.

Une autre impulsion importante a été donnée à la tenue des ateliers et à la diffusion du livre et de la matrice, lorsque la Kauffman Foundation, dont la mission est d’aider les entrepreneurs aux États-Unis, a accepté de produire six vidéos expliquant l’approche par la technique de la mise en récit (story telling). Utilisant les dessins animés, ces vidéos racontent six petites histoires présentant à la fois le Business Model Canvas et la façon de s’en servir aux étapes de la conception, du prototypage et du test d’un modèle. L’approche correspond au contenu enseigné dans les ateliers. Ces vidéos sont disponibles gratuitement sur le site de la Kauffman Foundation.

Yves Pigneur précise que les ateliers se présentent comme des activités facilitatrices, en ce sens que les formateurs ne jouent pas un rôle de consultant. Les participants apprennent essentiellement trois choses : découvrir l’outil qu’est le Business Model Canvas en approfondissant les neuf blocs constituants ; utiliser les techniques du design thinking et du prototypage ; et enfin découvrir l’approche du lean start-up pour tester les business models. L’objectif est triple : amener les participants à passer d’un produit innovant à un modèle d’affaires innovant ; troquer l’attitude fermée du décideur pour celle ouverte d’un designer de modèles d’affaires innovants ; et acquérir le réflexe de l’innovation avec ses essais et erreurs en remplacement de celui de la planification.

Une aventure inspirante qui se poursuit

Depuis quelques années, la notoriété du livre et du Business Model Canvas a amené Yves Pigneur et Alexander Osterwalder à prononcer des conférences afin non seulement d’expliquer comment utiliser la matrice, mais de décrire la genèse du livre, qui est en soi une aventure enthousiasmante et inspirante pour tous ceux qui sont prêts à aller au bout d’une idée porteuse, si petite soit-elle au départ.

Ce succès remarquable couronne leurs efforts investis dans la réalisation d’un projet amorcé en 1999 en réponse aux questionnements de quelques jeunes entrepreneurs dans leur recherche de financement, en transformant le traditionnel plan d’affaires en modèle d’affaires innovant. Aujourd’hui, le livre et la matrice vivent une vie parallèle de diffuseurs d’idées, tout en s’alimentant l’un l’autre. Le livre contribue à faire connaître la matrice et la matrice sert à faire connaître le livre. Les deux trouvent un écho dans la créativité qui caractérise leurs lecteurs : « visionnaires, révolutionnaires et challengers impatients de défier les modèles économiques dépassés et de concevoir les entreprises de demain ». Ils y trouvent une façon de porter, comme l’ont fait Yves Pigneur et Alexander Osterwalder, leurs propres idées le plus loin possible.

En 2014, Alexander Osterwalder et Yves Pigneur, avec Alan Smith, Greg Bernada et Trish Papadakos, ont signé un nouvel ouvrage intitulé Value Proposition Design, qui a été publié également par Wiley, pour expliquer comment construire une proposition de valeur qui crée de la valeur pour les clients, dans un modèle d’affaires qui crée de la valeur pour l’entreprise. Ce livre présente leur nouvelle matrice, le Value Proposition Canvas, qui a été testé au préalable pendant deux ans lors de cours et d’ateliers. Une autre histoire à suivre…


Notes

*Article produit à partir d’une entrevue accordée à Jacqueline Cardinal le 30 juillet 2014 par Yves Pigneur à HEC Montréal. Professeur de gestion des systèmes d’information à l’Université de Lausanne, Yves Pigneur a été professeur invité à la Georgia State University, à l’Université de Colombie-Britannique et à HEC Montréal. Il est coauteur avec Alexander Osterwalder du best-seller mondial Business Model Generation. A Handbook for Visionaries, Game Changers, and Challengers. John Wiley & Sons, Inc., 2010. L’ouvrage a été traduit en français sous le titre Business Model Nouvelle Génération. Un guide pour visionnaires, révolutionnaires et challengers, Pearson Education France, 2011.
1. Ibid., chapitre 3, section Le prototypage, « Huit prototypes de modèles économiques pour publier un livre », soit les sept suivants : l’Éditeur (à l’ancienne), le Livre co-créé, Gratuit pour marketing, Édition à la demande, Livre en ligne, Do-it-yourself, Livre sponsorisé et Livre personnalisé (p. 166-167).