Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Fondé en 2011, le réseau Sensorica compte actuellement 120 membres provenant de multiples horizons (design, ingénierie, fabrication, marketing, etc.). Ces individus et ces organisations partagent tous un objectif commun : la conception de senseurs et de systèmes intelligents. L’entreprise fonctionne non seulement sans patron, sans budget et sans paie hebdomadaire, mais ne possède ni équipement ni usine. Selon Mai Thai, professeure agrégée à HEC Montréal, ce nouveau modèle d’affaires présente cinq grands défis : gérer des troupes sans moyens coercitifs ; recruter sans garantie de salaire ; mesurer adéquatement la contribution de chacun ; réduire les vulnérabilités ; et adapter la structure aux législations actuelles. À la lumière de ces constats, une interrogation surgit : le modèle d’affaires de Sensorica est-il viable ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Sensorica a de quoi surprendre. Plus on en apprend sur le modèle d’affaires de cette entreprise, plus on perd ses repères. Et pour cause ! Cette fabricante de senseurs fonctionne non seulement sans patron, sans budget et sans paie hebdomadaire, mais ne possède ni équipement ni usine. Bienvenue dans l’univers inusité d’une entreprise manufacturière ouverte (open source hardware).


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Nous connaissions déjà le financement participatif (crowdfunding), qui consiste à solliciter l’appui financier de contributeurs par l’entremise de médias sociaux pour mettre en œuvre ou soutenir le développement d’un projet. Nous connaissions également l’externalisation ouverte (crowdsourcing), qui permet à une organisation de faire appel à une communauté d’experts, par l’intermédiaire d’Internet, pour dénicher une compétence particulière, résoudre un problème ou encore réaliser un projet innovant, et ce, à moindre coût. « Sensorica regroupe ces deux modes de fonctionnement sur une même plateforme », explique Tiberius Brastaviceanu, l’un des cofondateurs de cette entreprise réseau qui a un pied-à-terre à Montréal, mais dont les ressources sont dispersées à l’échelle internationale.

« Dans les communautés open source, les participants s’engagent habituellement sans attendre d’argent en retour. Ils s’y investissent pour accroître leur capital social ou encore leur réputation. Chez Sensorica, bien que nous ayons opté pour un mode de fonctionnement basé sur le volontariat et la collaboration – c’est-à-dire que nos employés peuvent contribuer quand bon leur semble et travailler de partout sur la planète –, notre vocation est commerciale, précise le physicien. Ainsi, chacun des individus ou des organisations qui participent à la réalisation d’un de nos produits, de sa conception à sa commercialisation, reçoit une rétribution financière. »

Autre distinction : Sensorica fabrique des produits tangibles (du hardware, en l’occurrence des senseurs), et non des applications logicielles ou software, comme la plupart des plateformes de collaboration ouverte (p. ex. Linux). Cette particularité implique la mise en place d’une structure organisationnelle fort différente qui doit prévoir des processus de prototypage, de fabrication, de distribution, etc. En fait, bien que Sensorica ne fasse rien comme une entreprise manufacturière conventionnelle, on y trouve les mêmes fonctions. « Nous faisons du marketing, des études de marché, de la gestion de projet, de la fabrication de produits, de la distribution, etc., mais nous le faisons très, très différemment du modèle habituel afin de permettre à la structure de demeurer ouverte et transparente », spécifie l’idéateur.


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Très différemment…

« Une entreprise traditionnelle ne peut pas démarrer un projet si elle n’a pas les budgets, les effectifs ou encore l’espace pour le réaliser. Chez Sensorica, l’ensemble de notre réseau est mis à contribution pour dénicher, parmi nos membres, ce qu’il faut pour arriver à nos fins, lance fièrement Tiberius Brastaviceanu. Pour y parvenir, nous utilisons des outils de coordination, de gestion et de collaboration. »

Plus concrètement, chaque projet démarre par une campagne de marketing interne. Par le biais d’une plateforme Web, un membre tente alors de vendre son idée aux autres contributeurs du réseau en y faisant valoir son potentiel commercial. Cette plateforme Web sert tant à promouvoir le projet qu’à trouver les fonds et les ressources (compétences, matériaux, équipement, infrastructure, etc.) pour le réaliser. À titre d’exemple, si un membre a besoin d’un microscope, 1000 personnes peuvent contribuer financièrement à son acquisition, mais un membre qui dirige un laboratoire peut aussi mettre ses instruments à la disposition du réseau lorsque ces derniers ne sont pas utilisés.

Fondé en 2011, le réseau Sensorica compte actuellement 120 membres provenant de multiples horizons (design, ingénierie, fabrication, marketing, etc.). Ces individus et ces organisations partagent tous un objectif commun : la conception de senseurs et de systèmes intelligents. « Notre réseau comprend même des acheteurs potentiels, précise le cofondateur. En impliquant ainsi nos clients dès le départ, nous ne tentons pas de deviner leurs besoins comme dans les entreprises traditionnelles. Ces futurs utilisateurs peuvent donner leurs impressions tout au cours de la conception et même tester le produit, ce qui nous permet de corriger le tir avant la commercialisation. Autre avantage : le marketing se fait en même temps que le développement du produit. Nos clients deviennent en quelque sorte nos ambassadeurs. »

Une main-d’œuvre particulière

Ce mode de fonctionnement soulève tout de même certaines questions, d’autant plus qu’aucune rétribution financière n’est versée aux contributeurs tant que le produit n’a pas été commercialisé. Il faudra donc parfois attendre plusieurs mois, voire des années, avant de recevoir un revenu digne de ce nom. Dans de telles conditions, quel type d’employés arrive-t-on à recruter ? « Des gens passionnés par ce qu’ils font, des experts qui détiennent des compétences techniques très pointues et qui souhaitent faire avancer la science. Sensorica leur offre un espace où ils peuvent concrétiser une idée et faire ce qu’ils aiment », affirme le cofondateur.

Toutefois, tant que l’entreprise ne commercialisera pas suffisamment de produits pour offrir un salaire décent à ses contributeurs, il lui faudra composer avec un personnel qui s’y investit, surtout à temps partiel. « Pour l’heure, bon nombre de nos membres ont un emploi traditionnel pour payer le loyer et consacrent leur temps libre au réseau, reconnaît Tiberius Brastaviceanu. Ils s’y investissent non seulement car ils espèrent pouvoir en vivre un jour, mais aussi car ils se sentent plus proches de cette culture. »

Sensorica attire aussi beaucoup d’étudiants et de chercheurs qui, en raison des subventions qu’ils obtiennent, s’y investissent pour faire avancer la recherche et développement dans le domaine des senseurs. Certains professeurs s’impliquent aussi dans le réseau en mettant leur environnement de recherche à contribution. À titre d’exemple, l’Institut de cardiologie de Montréal, un membre-client, met ses laboratoires et ses étudiants à la disposition d’un projet. Pour l’organisme, l’avantage pourrait être double : doter les chirurgiens cardiaques d’outils non seulement plus performants, mais conçus spécifiquement pour répondre à leurs besoins. Un traitement qu’aucun fabricant traditionnel ne pourrait lui offrir.

Et bien qu’en apparence assez anarchique, il semble que Sensorica soit une entreprise très structurée. « Nous sommes loin du chaos, affirme le physicien. D’ailleurs, tout le succès de l’économie collaborative réside, à mon avis, dans l’art de savoir mettre en place des contraintes et des mécanismes qui permettent de s’autostructurer. »

Quelques défis à surmonter

Toutefois, créer de toutes pièces un tout nouveau modèle d’affaires non seulement requiert beaucoup de courage, mais exige aussi une incroyable capacité d’adaptation. La démarche impose de constantes remises en question et des ajustements en continu. D’où l’importance de pouvoir compter sur des experts, et quand ces derniers sont nombreux, c’est encore mieux.

Depuis quelques années, Mai Thai, professeure agrégée à HEC Montréal, organise l’International Graduate Competition1 (IGC), à laquelle participent une trentaine d’étudiants provenant des quatre coins du monde. Lors de l’édition 2014 de cette compétition, huit universités se sont vu présenter le cas d’une entreprise dont le modèle d’affaires n’apparaissait dans aucun livre de gestion : Sensorica. Au terme de cette étude de cas, chaque équipe devait proposer la meilleure solution pour assurer le développement de l’entreprise et l’aider à relever les défis auxquels elle était confrontée.

LA CHERCHEUSE PRÉSENTE ICI CINQ GRANDS DÉFIS :

1. Gérer des troupes sans moyens coercitifs. Dans la structure adoptée par Sensorica, la réussite de l’entreprise repose sur l’intérêt et la détermination de chacun à réaliser un produit. Comme les contributeurs participent sur une base volontaire, l’entreprise n’est jamais à l’abri des ralentissements de production ou des départs pour un projet plus intéressant. Et surtout, personne ne peut être menacé de congédiement ou encore de compression salariale pour des raisons de rendement insuffisant. « Il leur faut donc inventer de nouvelles façons de recruter et de gérer les ressources humaines, signale Mai Thai. L’initiateur d’un projet doit savoir motiver ses troupes et se montrer très convaincant pour maintenir le niveau d’implication élevé. Les employés doivent aussi aimer travailler ensemble et continuer de croire au potentiel commercial du produit, car sa commercialisation pourrait prendre des années ».

2. Recruter sans garantie de salaire. Tant que l’entreprise n’aura pas atteint un certain roulement sur le plan de la commercialisation, la majorité de ses contributeurs ne pourront s’y impliquer qu’à temps partiel, ce qui représente un important défi.

3. Mesurer adéquatement la contribution de chacun. Une entreprise ouverte à vocation commerciale doit mettre au point un système de rétribution qui tienne compte de la contribution de chaque partenaire impliqué dans un projet, si minime soit-elle. Ce dernier doit aussi prévoir tous les cas de figure, comme les bris de matériel ou encore les échecs nécessaires à toute réussite. Un joli casse-tête ! Il semble d’ailleurs que Sensorica ait apporté de grandes améliorations à ce chapitre au cours de la dernière année. « Comme nous ne sommes plus dans une logique de gestion du temps, nous devons apprendre à faire de la gestion de valeur, soutient Tiberius Brastaviceanu. Déterminer la contribution de chacun afin de redistribuer équitablement les revenus représente notre plus important défi. »

« Concernant la protection de la propriété intellectuelle, je crois qu’il s’agit d’un débat de moins en moins valide, ajoute le cofondateur de Sensorica. Pour une entreprise, le défi actuel consiste bien plus à garder sa longueur d’avance en accélérant l’innovation qu’en protégeant ses idées. L’essence même de l’innovation en réseau, c’est de construire sur l’idée d’un autre. En bout de piste, il deviendra donc bientôt impossible de déterminer quel bout appartient à qui et par conséquent, de protéger la propriété intellectuelle. »

4. Réduire les vulnérabilités. « En travaillant en mode ouvert, cette entreprise n’est pas à l’abri de la malveillance, souligne Mai Thai. Comme toutes les données sont publiques, il est possible que certains membres joignent le réseau pour les mauvaises raisons. Sensorica ne se connaît actuellement pas d’ennemis, mais il n’est pas dit qu’un concurrent ne tentera pas éventuellement de fragiliser le réseau, voire de l’anéantir, s’il devient trop menaçant pour la concurrence. Comment se protéger de telles menaces ? Comment gérer la transparence et l’inclusion sans se rendre trop vulnérable ? »

5. Adapter la structure aux législations actuelles. « Sur le plan juridique, cette structure d’entreprise soulève aussi une foule de questions, note par ailleurs Mai Thai. Comme il n’y a pas de gouvernance, personne ne peut actuellement signer de documents légaux. Quel gouvernement accordera une subvention à un réseau ? Je suis également préoccupée par l’imputabilité d’une telle structure. Si un senseur occasionne des problèmes à des individus, qui sera responsable ? Qui sera imputable des erreurs commises par le réseau ? Qui répondra de ses actes ? »

À cette liste de défis considérables, le cofondateur ajoute les problèmes de culture. Travailler en collaboration exige le développement de nouvelles compétences. Plusieurs contributeurs se sentent actuellement comme des immigrants qui débarquent dans un pays d’adoption : ils ne savent pas quels comportements adopter. Ils arrivent d’un univers où les employés ne sont généralement pas habitués de partager pour maintes raisons : peur de se faire critiquer, de se faire voler leurs idées, etc. Or, la réussite d’une entreprise ouverte repose justement sur l’échange d’information afin de faire évoluer rapidement un projet. Il faut donc cultiver de nouveaux réflexes : être transparent, soutenir les autres, etc.

De l’avenir?

À la lumière de ces constats, une dernière interrogation surgit : le modèle d’affaires de Sensorica est-il viable ? « Pour moi, il est clair qu’une véritable transformation de notre économie vient de s’amorcer, soutient Tiberius Brastaviceanu. Nous n’avons qu’à penser à des plateformes comme Airbnb qui ont littéralement explosé au cours des dernières années et qui représentent même aujourd’hui une réelle menace pour le secteur hôtelier. Ma seule crainte, c’est que Sensorica soit trop en avance sur son temps et que nous n’ayons pas les reins assez solides pour en assurer la pérennité. Nous y sommes pourtant presque… »

« Cette entreprise est encore trop jeune pour prédire le sort que la vie lui réservera, croit la professeure Mai Thai. Il faudra encore du temps pour consolider ce réseau et tester la prospérité d’un tel modèle. Pour l’heure, ce mode de fonctionnement est tout de même assez intéressant pour inspirer certaines multinationales telles que Fiat Mio au Brésil, Bombardier, Microsoft, Apple, Android, etc. Pour conserver leur longueur d’avance, ces entreprises ont décidé de réaliser une partie de leur innovation en mode ouvert. Proctor & Gamble parle même désormais de Connect + Develop plutôt que de Research and development. » C’est dire à quel point les grands de ce monde considèrent désormais ce nouveau modèle d’affaires avec grand sérieux.


Notes

1. www.igchec.com