Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

On emploie souvent des métaphores sportives pour décrire le monde de la gestion. Mais attention : elles cachent certains pièges quand vient le temps de transférer les apprentissages et les pratiques au monde du travail.

Malgré tout, le sport met en lumière certains modèles de leadership innovants et susceptibles d’inspirer de nouvelles approches en matière de gestion d’équipe.


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Les équipes sportives se distinguent des équipes traditionnelles à plusieurs égards. Bien que certaines de leurs caractéristiques soient observables dans les organisations et dans d’autres types d’équipes, le contexte sportif les exacerbe souvent.

Ainsi, avant d’appliquer des solutions inspirées du monde du sport à une équipe traditionnelle, il faut bien comprendre ce qui caractérise les équipes sportives.

Des règles du jeu claires qui permettent de désigner un seul gagnant

Les équipes sportives œuvrent dans des environnements particulièrement bien définis, beaucoup plus que les équipes traditionnelles. En effet, chaque sport et chacun des circuits sportifs offrent un cadre où les règles, les objectifs, les procédures et les rôles sont les mêmes pour toutes les équipes1.

Par exemple, les équipes de la Ligue nationale de hockey désirent toutes gagner la coupe Stanley. Dans leur quête, elles se conforment aux mêmes règles du jeu et déploient leurs effectifs selon les caractéristiques d’une structure prédéfinie (nombre maximum de joueurs, rôles imposés aux défenseurs, aux attaquants et aux gardiens de but, masse salariale maximale permise, etc.).

De plus, les épisodes de performance d’une équipe sportive suivent un déroulement bien établi et différent des équipes plus traditionnelles. Il y a un début, une fin et une durée déterminée.

Ainsi, bien que toutes ces règles soient claires et précises et que toutes les parties impliquées doivent les respecter, il n’y a qu’une seule équipe victorieuse à la fin de chaque saison.

On observe rarement cette stabilité et cette constance dans d’autres types d’organisations, où la démarcation entre le gagnant et les perdants n’est pas aussi nette, d’autant plus que les critères d’évaluation de la performance varient d’un contexte organisationnel à un autre : il peut y avoir plusieurs gagnants et peut-être même aucun véritable perdant.

Ces caractéristiques propres au domaine sportif induisent une conception différente de la performance des équipes et forcent la remise en question de l’exercice de certaines responsabilités en matière de gestion, notamment l’établissement et la clarification de la structure, des rôles et des procédures d’équipe. En ce sens, le rôle de l’entraîneur sportif se distingue de celui du gestionnaire d’équipe en milieu organisationnel.

Un rapport unique au temps

Les équipes sportives entretiennent une relation particulière avec le temps : la dynamique n’est pas la même pendant et entre les matchs. Dès qu’un match est commencé, la pression temporelle devient énorme et de nombreux processus d’équipe (communication, coordination, apprentissage, adaptation) se mettent en branle en temps réel et de façon continue.

Contrairement à ce qu’on peut observer dans les organisations traditionnelles, où une équipe a souvent la chance de tout arrêter afin de faire un bilan d’étape et de revoir son fonctionnement, les affrontements sportifs offrent très peu d’occasions de prendre le temps de réfléchir, de poser un diagnostic et de proposer des ajustements. Les équipes sportives profitent principalement des jours d’arrêt entre les matchs pour revoir leur stratégie et leurs tactiques.

Cette dynamique de performance en temps réel confère un caractère unique aux équipes sportives. Elle limite les possibilités et la nature des interventions de l’entraîneur durant les matchs eux-mêmes, rendant du coup son apport plus significatif lorsque l’équipe ne joue pas.

En effet, c’est lors de la préparation de son équipe, avant et après les matchs, que l’entraîneur est en mesure de mettre à profit ses qualités de meneur. Non seulement il prépare les athlètes, il anticipe également la nature de ses interventions potentielles durant les matchs. Pendant les affrontements, le leadership informel de tous les joueurs devient crucial : il constitue un complément essentiel au leadership de l’entraîneur dans la performance de l’équipe.

Une performance fluctuante

Durant un match, des imprévus et des changements radicaux surviennent continuellement, souvent de manière instantanée. La situation d’une équipe sportive peut donc changer d’une seconde à l’autre en fonction de nombreux facteurs imprévisibles. Sa performance dépend grandement de sa capacité à s’adapter rapidement et à y parvenir de manière organique.

Une équipe sportive doit d’abord composer avec des impondérables : blessures, conditions météo changeantes, contre-performances individuelles, erreurs d’arbitrage, etc. Elle doit aussi s’ajuster à un adversaire qui change constamment au fil des matchs. Le contexte et les déterminants de la performance varient donc énormément d’une rencontre à l’autre et dépendent grandement du type d’opposition à affronter.

Quand l’équipe fait face à un adversaire au style de jeu plus défensif, elle doit s’adapter et trouver des manières créatives de percer le front. Lorsque son adversaire est plus talentueux ou mène des offensives plus efficaces que les siennes, elle doit à l’inverse adopter un style de jeu qui exige une meilleure coordination défensive. Pour couronner le tout, malgré une excellente préparation entre les affrontements, les tactiques de l’adversaire peuvent changer en tout temps et requérir des ajustements immédiats.

Ces exemples illustrent des processus internes et des dynamiques de leadership particulières au sein des équipes sportives. Tout en reposant davantage sur l’implication de chacun des membres, ces approches laissent une plus grande place au côté informel des choses et à la possibilité d’apporter des ajustements en cours de route.

Le leadership partagé : une approche gagnante

L’observation de la dynamique du leadership dans les équipes sportives révèle que l’influence de l’entraîneur ne se conçoit plus de la même façon qu’autrefois, c’est-à-dire en fonction du respect d’une autorité purement verticale.

Pendant une rencontre sportive qui se déroule en temps réel et continu, l’influence de l’entraîneur devient limitée, alors qu’elle s’accentue entre ces moments d’action intense, ce qui modifie la nature de sa contribution à l’équipe.

Lors d’une performance sportive, réalisée dans un contexte hautement imprévisible, continuellement changeant et soumis aux aléas du jeu de l’adversaire, il est fort peu probable qu’on puisse attribuer le résultat positif ou négatif d’un effort de groupe à un seul membre de l’équipe. Ce constat met donc en évidence la capacité d’ajustement dont une équipe doit faire preuve pour connaître du succès.

Des chercheurs ont ainsi démontré que la majorité des athlètes désignent leurs coéquipiers et non leur entraîneur comme source principale de leadership au sein de leur équipe2. D’autres chercheurs ont découvert que 66 % des joueurs ayant été désignés en tant que leaders ne jouent pas un rôle d’influence formel dans leur équipe3.

Ces constats mettent en lumière le caractère crucial de la mobilisation des joueurs eux-mêmes, qui peuvent devenir des leaders efficaces et respectés sans toutefois porter le moindre titre officiel.

Ces dynamiques particulières ont mené à l’émergence de nouvelles approches en gestion et à l’apparition de nouveaux modèles de leadership fondés sur la contribution de chacun des membres d’une équipe. C’est notamment le cas du leadership partagé.

En effet, au sein des équipes sportives les plus performantes, nous remarquons que les fonctions et les rôles de leadership sont généralement répartis entre l’entraîneur, le capitaine et les joueurs. Ce partage est réalisé en fonction des préférences et des aptitudes de chacun.

Or, bien que l’ensemble des responsabilités soit l’affaire de tous, on observe une répartition asymétrique. Certains membres de l’équipe joueront avant tout un rôle motivationnel, d’autres fourniront une expertise technique ; certains s’assureront de maintenir la cohésion et l’esprit d’équipe, tandis que d’autres veilleront à établir des relations harmonieuses parmi les coéquipiers entre les matchs4. Ces rôles et ces responsabilités se partagent au fil des événements et selon les circonstances.

Cette dynamique d’émergence en série de leaders formels et informels correspond au modèle du leadership partagé, qui s’exerce de manière latérale, collective et continue plutôt que de façon verticale, dyadique et intermittente. Cette forme de leadership met l’accent sur la puissance de l’influence des pairs comme complément important au leadership formel.

Le modèle du leadership partagé est en adéquation avec les réalités des équipes sportives. Il répond à la nécessité d’un leadership collectif, continu et instantané. Lorsqu’il ne relève plus uniquement de l’entraîneur, le leadership au sein d’une équipe s’affranchit du jeu des influences et de la disponibilité des leaders formels.

Le leadership n’est plus fixe et inhérent aux rôles formels : il devient flexible, distribué et adaptable. Cette forme de leadership partagé permet de transférer le pouvoir d’influence à un joueur qui détient l’expertise et la motivation nécessaires et qui a la personnalité requise pour répondre aux très fortes exigences d’un match. Cette approche s’avère particulièrement polyvalente puisqu’elle permet de s’adapter aux situations auxquelles l’équipe doit faire face.

Malgré la pertinence et l’utilité de ce modèle pour la performance des équipes sportives, les gestionnaires d’organisations traditionnelles qui voudraient s’en inspirer devront inévitablement revoir leur rôle de coach.

Les rôles de gestion en évolution

L’approche du leadership partagé n’implique certainement pas l’élimination ni même la remise en question de l’importance du rôle du coach ou du gestionnaire. Au contraire, leur contribution est essentielle au succès de cette forme de leadership d’équipe. Plus précisément, le leadership partagé implique un déplacement des responsabilités et des rôles axés avant tout sur la planification et sur la direction vers de nouvelles fonctions essentiellement destinées à faciliter et à coordonner l’autogestion.

Les gestionnaires deviennent alors des facilitateurs plutôt que des donneurs d’ordres. C’est à eux qu’incombe le devoir de préparer les équipes pour qu’elles puissent remplir leurs fonctions de leadership, de leur donner toute l’autonomie nécessaire et de créer le climat de confiance qui doit permettre aux membres de se sentir à l’aise d’exercer leurs responsabilités informelles.


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Le modèle du leadership partagé peut devenir une approche gagnante en milieu organisationnel. Cependant, rappelons qu’à l’instar de toutes les métaphores sportives, cette approche n’est pas nécessairement adaptée à tous les types d’équipes. Elle convient davantage aux équipes qui réalisent des tâches collectives, dynamiques et complexes à un rythme soutenu. Puisque c’est le cas d’un nombre grandissant d’organisations traditionnelles, nous croyons que le leadership partagé pourrait marquer des points!


Notes

1 Pescosolido, A. T., et Saavedra, R., « Cohesion and sports teams : a review », Small Group Research, vol. 43, n° 6, décembre 2012, p. 744-758.

2 Cotterill, S., et Fransen, K., « Athlete leadership in sport teams – Current understanding and future directions », International Review of Sport and Exercise Psychology, vol. 9, n° 1, avril 2016, p. 116-133.

3 Fransen, K., et al., « Who takes the lead ? Social network analysis as a pioneering tool to investigate shared leadership within sports teams », Social Networks, vol. 43, octobre 2015, p. 28-38.

4 Cotterill, S., et Fransen, K., op. cit.