Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Plusieurs des géants économiques du Québec, dont le Mouvement Desjardins, Sollio Groupe Coopératif (naguère La Coop fédérée) et Agropur, sont des coopératives. Comment ces organisations fonctionnent-elles? Pourquoi ont-elles autant prospéré au Québec?

L’approche coopérative apparaît en Europe au milieu du 19e siècle, en marge de l’essor du capitalisme marchand. « Au début, il s’agissait souvent de s’opposer à un capitalisme jugé sauvage, mais au fil du temps, les coopératives se sont adaptées à l’évolution économique », souligne Benoît Tremblay, professeur honoraire à HEC Montréal.


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On reconnaît généralement aux Équitables Pionniers de Rochdale, une société fondée en 1844, l’élaboration des principes de base de la coopérative. Ce regroupement de tisserands des environs de Manchester, en Angleterre, prônait la libre adhésion, la détention d’un vote par sociétaire lors des assemblées, la répartition des bénéfices entre les membres et la rémunération liée aux achats et non à des actions.

Au Royaume-Uni, on trouve surtout des coopératives de consommateurs au départ, alors que de l’autre côté de la Manche fleurissent les regroupements de crédit et les regroupements agricoles. Les organisations britanniques s’insèrent relativement bien dans l’économie de marché, alors qu’en France, plusieurs défendent des idéaux plus révolutionnaires. Mais toutes ont un point en commun : « elles apparaissent lorsqu’un groupe de gens éprouve un besoin qui n’est pas satisfait par le système économique existant », explique Éric Brat, directeur de l'Institut international des coopératives Alphonse-et-Dorimène-Desjardins et professeur associé à HEC Montréal. Le gouvernement québécois les définit d’ailleurs comme des personnes morales regroupant des individus ou des sociétés ayant des besoins économiques, sociaux ou culturels communs et qui s’associent pour exploiter une entreprise.

La bénédiction de L’Église

« Au Québec, c’est au sein de l’industrie financière et du secteur agricole que les coopératives ont connu le plus de succès », avance M. Tremblay. Le Mouvement Desjardins est apparu en 1900 parce que les banques anglaises n’offraient pas de services aux francophones : ceux-ci n’avaient donc pas accès aux outils d’épargne et de crédit. Toutefois, c’est après la Deuxième Guerre mondiale que son développement s’est accéléré, car c’est à ce moment-là que les francophones ont commencé à avoir plus d’argent. Dans le secteur agricole, La Coop fédérée (1922) et Agropur (1938) ont quant à elles été fondées pour faciliter l’approvisionnement des agriculteurs ainsi que la transformation et la vente de leurs produits.

Ces coopératives ont bénéficié de l’appui d’un acteur majeur du Québec de cette époque : l’Église catholique. « L’Église a publié des encycliques à la fin du 19e siècle et vers 1940 qui recommandaient de créer des formes d’associations de personnes pour aider la classe ouvrière à se sortir de la misère et à se protéger des excès du capitalisme », rappelle Jean-Pierre Girard, chargé de cours en entrepreneuriat collectif à l’école des sciences de la gestion de l’UQAM et coauteur d’un récent ouvrage sur les coopératives1. Alphonse Desjardins fera habilement écho à ces idées. D’ailleurs, au début, les caisses populaires étaient souvent hébergées dans des presbytères et parfois même gérées bénévolement par un vicaire.

L’État soutiendra lui aussi l’essor de ces regroupements : dès 1906, il adopte la Loi sur les syndicats coopératifs, suivie deux ans plus tard de la Loi des sociétés agricoles. Pas moins de 350 coopératives agricoles locales seront fondées au cours des 15 années suivantes. Dans les années 1960-1970, l’État québécois percevra ces coopératives, notamment Desjardins, comme des outils tout désignés pour aider les francophones à reprendre le contrôle de leur économie, projet au cœur du nationalisme économique de la révolution tranquille. Ces entités correspondent aussi à la volonté de l’État de moderniser Son agriculture et d’augmenter ses parts de marché.

Des colosses économiques

Les coopératives profiteront de cette période pour prendre de plus en plus d’ampleur. Bon nombre y arriveront, malgré un sérieux trou d’air après la crise économique des années 1980, lequel verra disparaître des mouvements comme Les Pêcheurs-Unis, Cooprix et, un peu plus tard, la mutuelle d’assurance Les Coopérants. En cumulant les fusions et les acquisitions, certains regroupements deviendront de véritables géants de notre économie.

En 2013, le gouvernement québécois a même qualifié le Mouvement Desjardins d’acteur d’importance systémique pour le Québec et lui a imposé des règles de conformité supplémentaires. En effet, ce groupe financier coopératif gère pas de moins de 313 milliards de dollars en actifs et génère annuellement des excédents de 2,6 milliards de dollars après impôts et avant ristournes. De son côté, La coop fédérée, rebaptisée sollio Groupe Coopératif en février 2020, constitue la plus grande coopérative agricole au Canada. Elle compte plus de 15 300 employés, 122 466 membres producteurs et consommateurs, et totalise des ventes annuelles de 7,28 milliards.

Au total, il existe au Québec 3300 coopératives et mutuelles actives qui regroupent 8,8 millions de producteurs, de consommateurs et de travailleurs. De ce lot, 2800 sont non financières et rassemblent environ 1,3 million de membres, emploient plus de 46 000 personnes et génèrent un chiffre d’affaires annuel total de plus de 14,5 milliards de dollars. Fait à noter : près de 70 % des Québécois sont membres d’au moins une coopérative.

On trouve au Québec des coopératives de consommateurs, de solidarité, de producteurs, de travail et de travailleurs actionnaires. Pour Michel Séguin, professeur au Département d’organisation et ressources humaines de l’UQAM, ce qui les distingue des sociétés par actions, c’est surtout leur raison d’être : « Une société par actions existe d’abord et avant tout pour générer un retour sur l’investissement des actionnaires, alors que les coopératives répondent à un besoin différent, qui dépend de leur nature », précise-t-il. Une coopérative financière a pour but d’offrir à ses membres un accès à des services financiers ou à des assurances ; une coopérative agricole aide des producteurs à trouver des débouchés pour leurs produits ; etc.

Démocratiques mais commerciales

Les coopératives se distinguent aussi par leurs règles de fonctionnement. Au Québec, le mouvement coopératif est régi par la Loi sur les coopératives non financières et par la Loi sur les coopératives de services financiers. La propriété de la coopérative est collective et ne peut pas être divisée entre ses membres. Chacun d’eux paie un léger montant (la part sociale) pour pouvoir se joindre à l’organisation.

Le pouvoir décisionnel n’augmente pas en fonction de l’usage qu’on fait de la coopérative ou du capital qu’on y possède. Chaque membre détient un vote lors des assemblées générales. Les surplus générés constituent non pas des profits mais un trop-perçu, dont une partie peut être conservée en réserve alors qu’une autre se voit réinvestie dans l’organisation ou remise aux membres sous forme de ristourne.


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« Il faut aussi savoir qu’une coopérative est inaliénable, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être vendue, souligne Michel Séguin. Si elle ferme, chaque membre peut récupérer sa part sociale, mais le reste de l’avoir ne peut pas être séparé entre les membres. En effet, celui-ci doit être redistribué à une autre coopérative ou à un organisme étatique chargé du développement de ces organisations. »

Pour autant, « leur vocation demeure commerciale, note Éric Brat. Ce ne sont pas des organismes à but non lucratif. Elles doivent se montrer rentables et agissent dans un environnement concurrentiel ». M. Brat croit d’ailleurs que le Québec devrait s’enorgueillir d’avoir un secteur coopératif aussi performant, car ces entreprises sont plus stables dans la durée. « Avoir un tissu économique coopératif fort constitue une garantie de stabilité et de bien-être pour les employés et pour les consommateurs », conclut-il.


Note

1 Girard, J.-P., et Pezzini, E., Les coopératives – Une utopie résiliente, Montréal, Éditions Fides, 2018, 160 pages.